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construction et rôle d’un groupe professionnel dans la société médiatique des Trente

Glorieuses

Au regard des considérations qui précèdent, il s’agira à l’occasion de ce travail de recherche d’analyser comment le métier de dessinateur-illustrateur se transforme pendant les Trente Glorieuses en France et en Belgique. Ces transformations ont pour effet la construction d’un groupe professionnel polyvalent qui s’identifie au journalisme, et dont les dessins produits dans ce contexte acquièrent une fonction didactique, idéologique et, plus généralement, documentaire.

Pour analyser l’évolution de la profession de dessinateur-illustrateur dans les années 1950 et 1960 en France et en Belgique, il est apparu indispensable de présenter dans une première partie les trajectoires des individus du corpus. Celles-ci permettent d’aborder et de spécifier le corpus constitué, en remettant en cause les poncifs jusqu’ici admis dans l’histoire de la bande dessinée et du dessin : ainsi les dessinateurs-illustrateurs ne sont-ils pas tous autodidactes, accueillent un certain nombre de femmes en leur sein et présentent des communautés immigrées importantes. Surtout, issus des classes moyennes et, de manière significative, des professions libérales, ils se partagent entre plusieurs générations en fonction de leur date d’entrée dans leur carrière. Ce sont ces générations qui permettent d’expliciter, plus encore que leur lieu d’étude ou leur pays d’origine, les réseaux qui se créent et les lieux de publication privilégiés. Les populations françaises et belges sont de ce point de vue relativement similaires, malgré quelques spécificités belges dues notamment à une moins grande amplitude générationnelle des dessinateurs (chapitre 1). Dans un deuxième temps, carrières et trajectoires professionnelles permettent de spécifier le contexte de publication des Trente Glorieuses. Si celui-ci implique avant tout une pratique polyvalente du métier de dessinateur, la part grandissante de la bande dessinée et du dessin d’humour met au jour une spécialisation progressive ou du moins un changement d’orientation des productions qui concerne avant tout la plus jeune génération de dessinateurs. Dans

l’ensemble, les carrières des dessinateurs dépendent du contexte éditorial et économique, de telle sorte qu’ils multiplient les travaux dans différentes branches du dessin et peuvent décider de quitter la profession quand celle-ci ne s’avère pas suffisamment rémunératrice (chapitre 2).

Une fois le corpus de dessinateurs délimité en fonction des trajectoires personnelles et professionnelles, il est possible d’aborder dans une deuxième partie la pratique concrète du métier, qui dépend bien souvent des catégories mises au jour précédemment. Il s’agit de traiter celle-ci à la fois de manière ethnographique, économique, juridique et sociale, c’est-à-dire de s’immerger dans le travail quotidien des dessinateurs tout en retraçant les hiérarchies auxquelles ils obéissent et qui se révèlent dans leurs droits, leurs obligations et leurs rémunérations. De nouveaux acteurs apparaissent alors à leurs côtés : éditeurs, collaborateurs, conseillers syndicaux ou législateurs, ceux-ci façonnent et définissent l’espace de travail auxquels ils appartiennent. En France comme en Belgique et malgré des dispositions légales dissemblables, les dessinateurs sont entrés de plain-pied dans la société salariée et tertiarisée des Trente Glorieuses, leur travail rappelant parfois celui des employés de bureau et s’inscrivant le plus souvent dans le cadre du travail pigiste qui se développe dans les journaux d’après-guerre (chapitre 3). C’est cette représentation d’eux-mêmes que les dessinateurs mettent en avant au fur et à mesure que se consolide leur groupe professionnel : ceux de la jeune génération insistent sur leur appartenance au milieu du journal, quand les plus anciens caressent encore l’idée d’une proximité avec le monde artistique. Leurs réseaux sociaux dépendent donc beaucoup de la manière dont ils appréhendent et présentent leur travail : alors qu’ils pâtissent d’une réputation encore négative, des initiatives professionnelles ou extérieures à leur milieu viennent participer à la construction de leur image dans l’espace public, tandis que se multiplient les discours d’auto-représentation du métier. Dans l’ensemble, tout comme les groupes professionnels étudiés par Andrew Abbot, les dessinateurs imposent leur champ d’expertise dans l’arène professionnelle, légale et public, en défendant leur statut de journaliste salarié et leur droit de propriété sur leurs œuvres (Chapitre 4).

Insérés dans ce cadre journalistique, les dessinateurs appartiennent directement au milieu culturel et médiatique des Trente Glorieuses et, comme la profession à laquelle

ils se rattachent les y encourage, s’en font les hérauts. Leur succès populaire et leur audience médiatique explique qu’ils aient participé aux processus de démocratisation scolaire et culturelle des années 1950 et 1960, portés par les pouvoirs publics français et belges : issus le plus souvent de la classe moyenne ou des professions libérales, ils endossent un rôle à destination du grand public qui consiste à transmettre les valeurs scolaires, culturelles ou morales de cette classe sociale en expansion, à travers le savoir scolaire et l’appropriation de références culturelles et artistiques communes. Dans cette vaste entreprise de scolarisation par l’image, la culture populaire perd alors de son caractère négatif, puisqu’elle sert les objectifs des politiques publiques (chapitre 5). Journalistes et médiateurs culturels, ils n’en sont pas moins pour certains liés à des réseaux parisiens proches de l’avant-garde : cette position double dans l’espace social de la culture leur donne l’occasion de jouer, à l’intérieur même des périodiques destinés au grand public, avec les expérimentations des années 1950 et 1960 et leurs variations autour du dessin d’enfant et de l’humour de l’absurde. Mais ils sont avant tout les chantres d’une culture médiatique dont ils parlent doublement le langage – visuel et écrit – et qui font d’eux non seulement des reporters de la société des Trente Glorieuses, mais les instigateurs d’un langage commun, qu’ils instaurent en partage avec leurs lecteurs. Ils sont donc, de tous les points de vue, des passeurs culturels parfaitement ancrés dans la société médiatique des années 1950 et 1960 (chapitre 6).

Première partie : le métier de