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Première partie : le métier de dessinateur-illustrateur

Chapitre 1 : Devenir dessinateur-illustrateur

1.1. Origines et provenance

1.1.1. Les générations

L’hypothèse de départ est celle d’une proximité des trajectoires professionnelles des dessinateurs en fonction de leur génération. Dans le cadre de ce travail, le terme de « génération » s’emploie donc d’abord au sens sociodémographique de « cohortes », c’est-à-dire, comme le rappelle Pierre Blavier, « des groupes d’individus ayant vécu un événement donné (naissance, entrée sur le marché du travail, etc.) à la même date123 ». La pensée en termes de génération apparaît en effet comme la plus adéquate pour appréhender le corpus et produire une typologie, mais également pour comprendre la structure du marché du travail, qui varie avec le temps et qui est fortement liée à la structure économique du journalisme pendant la même période. Les lieux et les types de publication des dessinateurs, tout comme leur insertion dans des réseaux professionnels sont avant tout dus à la génération à laquelle ils appartiennent. Ils forment des groupes cohésifs du point de vue de l’accès à l’emploi, mais l’organisation professionnelle reste quant à elle intergénérationnelle.

Les 75 années de différence entre le doyen du corpus (Joseph Porphyre Pinchon, le dessinateur de Bécassine, né en 1871) et ses benjamins (Walthéry, Wasterlain et Gelem, nés en 1946) sont un premier indice d’analyse ; impossible de confondre la carrière d’un

120 T. Crépin, Haro sur le gangster ! , op. cit., p. 13.

121 P. Ory, « Mickey Go Home! La désaméricanisation de la bande dessinée (1945-1950) », art. cit, p. 86. 122 T. Crépin, Haro sur le gangster ! , op. cit., p. 430.

123 Pierre Blavier, « La notion de génération en histoire », Regards croisés sur l’économie, mai 2010, no 7, p. 44. 

individu né au tout début de la Troisième République avec celle de jeunes dessinateurs nés pendant ou à la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’amplitude chronologique permet donc d’appréhender des évolutions de près d’un siècle qui se répercutent sur l’organisation du travail pendant une période courte d’une vingtaine d’années, de 1945 à 1968. Inversement, sur l’ensemble des dates de naissance, la majorité (204 individus, soit 56,2 %) est née dans les années 1920 et 1930. La concentration d’individus nés pendant ces deux décennies autorise pour ces générations une analyse plus fine des profils de carrière. Dans le cas présent toutefois, la différence générationnelle est moins due à la date de naissance précise qu’à la date d’entrée dans le métier, puisque c’est celle-ci qui est déterminante pour la carrière et qui participe à la définition de l’identité de dessinateur. Claudine Attias-Donfut appelle « événements de vie » ces jalons qui « agissent comme transition d’un état à un autre » et qui, dans notre cas précis, constituent le premier indicateur de la pratique du métier. Elle souligne à ce propos qu’ils « jouent un rôle plus important que l’âge dans la scansion du parcours de vie124 ». Les dates d’entrée dans le métier sont indiquées en fonction de la date du premier dessin publié connu ou de la date d’entrée dans le métier renseignée par les dessinateurs eux-mêmes dans leurs dossiers de demande de carte de presse125. N’ont pas été pris en compte le travail de dessinateur industriel, technique ou publicitaire que de nombreux dessinateurs ont exercé avant (et parfois pendant) leur carrière de dessinateur-illustrateur, car il ne s’agit pas de notre propos – bien que la frontière soit floue et demande à être interrogée par ailleurs. Émergent ainsi, au-delà des décennies historiques classiques, des périodes générationnelles qui dépendent vraiment de l’activité des individus. Cela permet d’approfondir l’analyse de Luc Boltanski qui le premier a mis au jour deux générations de dessinateurs de bande dessinée dans les années 1970, avec une nouvelle génération qui, selon lui, serait née entre 1935 et 1940 et entrerait sur le marché vers 1965126. Son analyse s’appliquait toutefois aux acteurs de la constitution du champ de la bande dessinée, quand la nôtre s’interroge sur la profession de dessinateur dans son ensemble.

124 Claudine Attias-Donfut, Générations et âges de la vie, Paris, Presses universitaires de France, 1991, p. 79  -80.

125 CCIJP, Paris. Pour les dessinateurs dont il était possible de comparer ces dates objectives et subjectives, le résultat était toujours sensiblement le même.

La répartition temporelle des entrées dans le métier en fonction de l’âge présente plusieurs profils généraux liés à l’histoire du métier et à l’état du marché et des publications. Ces données apparaissent sur la figure 1.

Avant 1923, les entrées dans le métier se situent toujours en dessous de cinq par an ; par comparaison, la période allant de 1923 à 1930 apparaît plus prolifique, tout comme la deuxième moitié des années 1930, les nombres ne cessant d’augmenter jusqu’à la guerre, et même jusqu’en 1942, atteignant pour la première fois la dizaine de nouveaux dessinateurs par an en 1940. Toutefois, c’est pendant la période d’après-guerre que la coupure est la plus évidente. En trois ans, entre 1945 et 1947, 73 nouveaux dessinateurs commencent à travailler, alors que sur des périodes de temps équivalentes, ils étaient 13 dans les années 1920 (pour 1923-1925 ou 1926-1928), 14 dans les années 1930 (1935-1937 par exemple) et au maximum 24 de 1940 à 1942. En comparaison, les années 1950 et 1960 sont plus prolifiques qu’avant la Seconde Guerre mondiale, mais sans atteindre des niveaux aussi élevés qu’à la Libération : 21 nouveaux dessinateurs en 1951-1953 ; 29 en 1954-1956. À partir de 1963, les chiffres retombent progressivement en dessous de cinq par an.

Il faut faire attention à ne pas surestimer ces chiffres, puisqu’ils concernent des dessinateurs travaillant dans les années 1945 à 1968 et qu’ils ne prennent donc pas en compte ceux qui ont commencé leur carrière au début du siècle et ne l’ont pas reprise au sortir de la Deuxième Guerre mondiale. Toutefois, ce graphique [fig. 1] permet de mettre en évidence l’évolution du marché : ainsi les quelques années creuses en termes Figure 1: Nombre d’entrées annuelles dans le métier pour les dessinateurs étudiés

d’entrées dans le métier qui suivent 1930 sont peut-être liées aux conséquences assez fugaces de la Grande Dépression sur la presse, mais ne remettent pas en cause une progression générale dans les rangs de la profession. Celle-ci est accélérée par la création du Journal de Mickey en 1934, puis de Hurrah, Bayard, Robinson, Âmes Vaillantes ou Spirou les années suivantes. Cette période correspond à « l’âge d’or » de la bande dessinée tel qu’il est baptisé par les jeunes lecteurs d’alors devenus bédéphiles dans les années 1960, analysant avec cette expression « l’irruption de la bande dessinée dans la presse enfantine » préparée par Paul Winckler, Ettore Carozzo et Cino del Duca, dont les publications se font les « vecteurs en France de la bande dessinée américaine et de ses imitations italiennes, anglaises et même yougoslaves127 ». Qui plus est, le statut de journaliste est créé en 1935. Il a des conséquences directes sur le métier de dessinateur dans le monde de la presse, les premiers d’entre eux ne tardant pas à réclamer leur carte d’identité de journaliste. Les privations et censures de l’Occupation n’ont un effet négatif sur l’activité qu’à partir de 1942 et celle-ci reprend dès 1944 : de ce point de vue, l’effet de continuité est presque ininterrompu, et on pourrait être tenté de rattacher l’année 1944 aux années précédentes : 10 entrées dans le métier cette année-là, comme en 1940. Toutefois, nous avons choisi de raccrocher l’année 1944 à la période de la Libération : le marché du travail s’ouvre en effet de manière inédite dès les ordonnances de 1944 sur la presse et la floraison des titres qui suit la libération de Paris puis de Bruxelles128. Ce sont plus de trente-trois nouveaux illustrés qui voient le jour jusqu’en 1947, dont nous avons indiqué quelques titres. En plus de la normalisation de la conjecture du travail à partir de 1948, on peut se demander si les débats précédant la loi de 1949 sur les publications enfantines, puis le vote de celle-ci, n’ont pas contribué à l’infléchissement des entrées dans le métier. La publication de nouveaux titres originaux, à l’instar de Pilote et Hara-Kiri, semble repousser un déclin qui s’affiche toutefois à partir de 1963. Cette date correspond à la refondation d’anciens illustrés qui, tels J2 Jeunes pour Cœurs Vaillants et Nade pour Bernadette, laissent une place de plus en plus importante à la photographie.

À partir de ces observations, six générations de dessinateurs ont été isolées puis regroupées en trois groupes plus généraux qui prennent en compte les dates de

127 T. Crépin, Haro sur le gangster ! , op. cit., p. 426-437.

128 Christian Delporte, Claire Blandin et François Robinet, Histoire de la presse en France :   XXe-XXIe siècles,

naissance et rendent plus aisées les comparaisons, car ils sont de taille équivalente [tableau 4].

Tableau 4. Générations de dessinateurs et leur période d’activité en fonction de leur année de naissance

Groupes Cohortes Naissance→

1871-1900 1901-1914 1915-1929 1930-1936 1937-1946 Total Activité Anciens 1-Vieille-Garde 1900-1922 22 2 - - - 24 2-Anciens 1923-1934 4 38 - - - 42 3-Anciens classiques 1935-1943 4 18 31 - - 53 Total 1900-1943 30 58 31 - - 119 Classiques 4-Classiques modernes 1944-1950 - 8 83 24 - 115 Modernes 5-Modernes 1951-1962 - - 22 42 35 99 6-Jeunes 1963-1967 - - - - 23 23 Total 1951-1967 - - 22 42 58 122 Total 30 66 136 66 58 356

Les générations d’avant-guerre, regroupées sous le terme d’ « Anciens » (comme eux-mêmes se désignent dans leurs témoignages et dans les articles d’Écho-Dessin) ont en commun de concentrer la population née avant la Première Guerre mondiale ; les plus anciens d’entre eux se présentent comme la « Vieille Garde129 » ou de « vieilles badernes130 », tandis que les plus jeunes, les « Anciens classiques » ont un profil déjà proche de la génération suivante. Génération médiane, les « Classiques » (comme ils désignent parfois leur style de dessin) commencent à travailler entre 1944 et 1950, souvent après avoir été mobilisés en 1939-1945. Les deux générations suivantes, les « Modernes » et les « Jeunes » (selon les appellations retrouvées à diverses reprises dans Écho-Dessin), correspondent avant tout aux mobilisés d’Algérie : elles peuvent être étudiées à la fois ensemble et séparément, comme le fait Jean-François Sirinelli131. Du

129 Voir par exemple A-E Marty, « Quelques remarques sur les remarques », Écho-Dessin no 101, décembre 1961, p. 1. « Pour moi, depuis que je suis entré dans la vieille garde, j’ai toujours eu grand plaisir à m’entretenir avec des jeunes ».

130 Jean Chaperon, « Les propos d’une vieille baderne, seul contre tous », Écho-Dessin no 91, décembre 1960, p. 2.

131 Jean-François Sirinelli, « La France des sixties revisitée », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, décembre 2005, no 69, p. 111-124.

point de vue des dessinatrices, ces générations semblent s’organiser de manière identique [tableau 5].

Tableau 5. Générations de dessinatrices et leur période d’activité en fonction de leur année de naissance

Groupes Naissance→ 1871-1900 1901-1914 1915-1929 1930-1936 1937-1946 Total

Activité Anciennes 1904-1941 5 7 - - - 12 Classiques 1944-1950 - 1 5 1 - 7 Modernes 1951-1963 - - 2 3 3 8 Total 5 8 7 4 3 27Les « Anciens »

La génération des « Anciens » permet d’étudier un groupe dont les pratiques professionnelles et économiques sont héritées d’avant la Seconde Guerre mondiale [tableaux 6].

Tableau 6.1. Genre des périodiques selon la génération des dessinateurs, pourcentages en ligne

Adulte Belge Catholique Américanisé Moderne Total

Vieille Garde 4 % 1 % 77 % 13 % 4 % 100 % Anciens 5 % 23 % 50 % 14 % 8 % 100 % Anciens classiques 3 % 30 % 34 % 8 % 25 % 100 % ANCIENS 3 % 24 % 45 % 11 % 17 % 100 % CLASSIQUES 5 % 27 % 43 % 8 % 16 % 100 % Modernes 7 % 34 % 33 % 4 % 23 % 100 % Jeunes 7 % 63 % 7 % 1 % 22 % 100 % MODERNES 7 % 38 % 30 % 3 % 23 % 100 %

Tableau 6.2. Genre des périodiques selon la génération des dessinateurs : écarts à l’indépendance

Adulte Belge Catholique Américanisé Moderne

Anciens -6,1 -8,5 5,1 14,0 -0,6

Classiques 0,0 -1,5 3,9 0,4 -3,1

Ils travaillent avant tout dans les illustrés catholiques français et dans les illustrés américanisés et uniquement dans la presse enfantine. Pour ces dessinateurs qui sont surtout français la structure du marché a peu changé après-guerre ; les femmes, notamment, y trouvent toujours des débouchés qui disparaissent par la suite [tableau 5]. Dans les années 1945-1968, leur manière de travailler et leur position dans le marché semble faire bloc par rapport à leurs successeurs. Ils assurent également le rôle de représentants historiques du dessin : ils ont formé l’UADF en 1924, puis le Syndicat des dessinateurs de Journaux [SDJ] en 1936 avant de rejoindre le Syndicat des dessinateurs de Journaux pour Enfants [SDJE] en 1946. La proportion de dessinateurs de la première génération dans ce dernier syndicat (sur dix-sept noms retrouvés, plus des deux tiers commencent à travailler avant la Libération) et leur présence simultanée à l’UADF, plus généraliste et moins tournée vers la presse, montre la définition encore incertaine qu’ils donnent à leur occupation professionnelle.

Notons néanmoins que dans la dernière cohorte, les « Anciens classiques », certains dessinateurs se rapprochent de la période suivante tant économiquement que socialement, leur participation aux illustrés modernes étant beaucoup plus forte : ils s’adaptent plus aisément à la nouvelle demande du marché à la Libération [tableaux 6]. C’est le cas de Calvo qui, bien que né en 1892, n’entre à la Société Parisienne d’Édition qu’en 1938, à 46 ans. Impossible de ne pas prendre en compte sa formation pendant la Belle Époque ; et pourtant son expérience du dessin est plus intimement liée à la Seconde Guerre mondiale que les autres dessinateurs de sa cohorte parce que La bête est morte, un tableau de l’occupation allemande paru en 1944-1945, est son œuvre la plus remarquée. D’une manière générale, les témoignages rendent compte d’un effet de continuité plus aisé après la Seconde Guerre mondiale pour les « Anciens classiques » que pour les autres, également sur le plan social. Alors que Pierre Joubert, qui commence à travailler en 1927 à Scout de France note que à la Libération, « les équipes ayant changé, [il] n’était plus très à l’aise avec des collègues beaucoup plus jeunes que [lui]132 », Eugène Gire, entré seulement en 1935 dans le métier, décrit les premiers rédacteurs de Vaillant juste après-guerre comme sa deuxième famille133.

132 Le Collectionneur de bandes dessinées no 95, décembre 2001, p. 15. 133 Hop no 93, mars 2002, p. 7.

Les « Classiques »

La génération des « Classiques » est celle qui profite de l’expansion du secteur du dessin à la Libération et de l’ouverture du marché aux dessinateurs belges et à leurs revues. Cette cohorte permet d’étudier la trajectoire médiane des dessinateurs et leur polyvalence assumée : encore fortement employés dans les journaux catholiques, ils trouvent également des débouchés dans les journaux modernes et n’ont pas encore tout à fait abandonné les journaux américanisés. Preuve qu’elle est bien médiane, cette trajectoire est très proche de celle des « Anciens classiques », indice d’une continuité liée notamment aux effets de la loi de 1949 sur l’ensemble de la profession [tableaux 6]. Leurs réseaux sociaux et professionnels sont à l’image de leur polyvalence et de cette continuité, puisqu’ils travaillent sans mal avec leurs prédécesseurs. Will, qui entre dans le métier en 1947, résume ainsi des relations entre « Anciens » et « Classiques » qui semblent disparaître par la suite à Spirou une fois que les « Modernes » entrent à la rédaction : « entre Franquin [qui commence à travailler en 1944-1955], Jijé [en 1935], Sirius [en 1938], Morris [en 1945], quelques autres et moi-même existe une grande amitié. Dans la nouvelle équipe, il y a des gens très sympathiques [les Modernes] mais je ne les connais pas134 ».

C’est aussi pour cette génération que la moyenne d’entrée dans le métier est la plus élevée : 26 ans. L’ouverture du marché après la Seconde Guerre mondiale a entraîné l’arrivée sur le marché d’individus plus âgés qu’auparavant. Simultanément, Fred et Tibet publient leurs premiers dessins à quinze et seize ans, parce que l’appel d’air rend plus aisé l’accès à un premier travail rémunéré. Les relations intergénérationnelles font donc partie de leur pratique professionnelle. Dans le même temps, il existe quand même une sociabilité spécifique aux plus jeunes dessinateurs, comme Paul Gillon en fait le récit à propos de sa relation avec Roger Lécureux : « Ce fut une grande complicité, presque immédiate. On avait le même âge, on était quasiment adolescents, on frisait les 20 ans135 ».

Les « Modernes »

La génération des « Modernes » montre l’évolution du marché des publications, les illustrés « modernes » et « belges » s’imposant comme des débouchés économiques centraux et avec eux la pratique régulière de la bande dessinée. C’est surtout la cohorte

134 Schtroumpf – Les cahiers de la bande dessinée no 45, juin 1980, p. 18.

des « Jeunes » qui modifie sa pratique professionnelle dans ce sens, ne publiant presque plus dans les illustrés catholiques [tableaux 6]. Sa cohésion sociale est d’autant plus forte qu’elle est uniquement masculine [tableau 5, aucune femme n’entre dans le métier après 1963]. Walthéry remarque ainsi, étonné : « C’est bizarre, y en a plusieurs qui sont de 1946… on est beaucoup de juste après-guerre, je sais pas pourquoi, il y a des vagues comme ça136 ».

C’est cette cohorte que Boltanski regarde quand il trace une ligne de partage entre les anciens et les nouveaux producteurs dans son analyse du champ de la bande dessinée137. Il parle ainsi d’une « nouvelle génération de dessinateurs et de scénaristes […] nés entre 1935 et 1940 », qui entrent sur le marché autour de 1965 et qui, du moins chez « les quelques dessinateurs dont le nom est associé à l’entreprise de légitimation de la BD […] ont en commun d’importer sur le terrain de la BD une nouvelle forme de relation à leur activité, dont le principe réside sans doute essentiellement dans le décalage entre capital social et capital culturel138 ». L’analyse en termes d’offre du marché s’appuie donc sur une analyse sociale et culturelle, rapportée par les acteurs eux-mêmes. Alain d’Orange, qui a commencé à travailler en 1947, témoigne ainsi de l’arrivée de cette nouvelle génération à Fleurus dans les années 1960 « qui avait des conceptions tout autres, une autre éducation, une autre façon de voir les choses. Pour qui j’étais déjà un vieux. Ce qui a rendu le travail plus difficile, c’est qu’ils ont amené des dessinateurs de leur âge. Avec un ou deux d’entre eux, j’ai eu des rapports glacés139 ». Pour Boltanski, cette rupture s’accompagne même d’une polarisation du champ qui oppose également, « la gauche et la droite, l’avant-garde et l’académisme, les “jeunes” et les “vieux” […] d’une part, les grands dessinateurs traditionnels […] d’autre part, les nouveaux dessinateurs qui tentent […] d’introduire dans leur œuvre […] le type particulier de subversion politique et culturelle propre à rencontrer les attentes des nouvelles fractions de classes moyennes140 ». La ligne de partage opposerait donc les « novateurs » et les « conservateurs », dont il analyse des extraits de discours sur l’esthétique, la politique, la sexualité ou l’éthique141. En insistant sur « l’effet de crise » comme moment d’explicitation de « la polarisation objective du champ142 », il reprend le champ

136 Entretien avec François Walthéry, 07/01/2017.

137 L. Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », art. cit. 138 Ibid., p. 39.

139 Hop no 111, septembre 2006, p. 9.

140 L. Boltanski, « La constitution du champ de la bande dessinée », art. cit, p. 46. 141 Ibid., p. 48.

sémantique de la fracture générationnelle propre à l’analyse de mai 68. Désignée comme « jeune », la génération en question s’inscrit également dans ce champ sémantique. Cette dernière est d’ailleurs largement plus portée vers les illustrés belges et modernes [tableaux 6].

Toutefois, il semble qu’il faille rapprocher la « jeune » cohorte de la cohorte « moderne » afin de desserrer cette analyse chronologique binaire. Boltanski lui-même rappelle, qu’« au moment où ils entrent sur le marché, les nouveaux dessinateurs ne diffèrent pas sensiblement des producteurs qui les ont précédés […] ils obéissent aux lois du marché sur lequel ils cherchent à se placer143 ». Dans les années 1950 et 1960, le marché a certes changé, mais il ne s’est pas entièrement transformé : les illustrés catholiques demeurent un débouché important, et les illustrés belges, pour novateurs qu’ils soient, ne sont pas moins proches du catholicisme social. Par-dessus tout, les pratiques professionnelles continuent à se construire à partir de relations intergénérationnelles. La création collective du Syndicat national des dessinateurs de presse en 1968, par des dessinateurs appartenant à la fois à la génération « classique » (Lucien Nortier, Pierre Le Goff) et à la plus jeune partie de la génération « moderne » (Julio Ribera) est un exemple de ces collaborations. Les exemples utilisés par Boltanski témoignent de la difficulté à maintenir un véritable dualisme dès que l’on observe les relations de plus près. Il met en effet sur le même plan, en tant que novateurs, Gotlib, Bretécher et Mandryka, qui travaillent certes ensemble, mais les deux derniers en grande partie grâce à la position déjà acquise par le premier dans le champ144. Il rapproche également un Fred plus âgé, puisque né en 1931, ayant commencé à travailler en 1946, et ayant l’expérience d’un mensuel adulte avec Hara-Kiri, de Mézières et Giraud, nés en 1938