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Première partie : le métier de dessinateur-illustrateur

Chapitre 1 : Devenir dessinateur-illustrateur

1.1. Origines et provenance

1.1.3. Les origines sociales

Pour la quasi-totalité des 271 dessinateurs concernés, les copies intégrales des actes de naissance ont permis de retrouver la profession des parents à la naissance. Cet indicateur de l’origine sociale est bien sûr imparfait, le statut social évoluant au cours de la vie et la signification des professions au cours des décennies évoquées, mais il donne au moins la possibilité d’avoir une nomenclature uniforme pour l’ensemble de la population. À quelques rares occasions, et quand il était impossible de faire autrement, une aide est venue des informations disponibles dans les entretiens, les dossiers scolaires ou les dossiers de la commission de la presse. Ces professions ont par ailleurs été classées selon la codification en place dans les recensements français de 1954 à 1975 qui, divisée en 9 groupes socioprofessionnels, permet tout autant de prendre en compte la vaste amplitude de métiers artisanaux anciens que l’apparition de la catégorie de cadres et d’employés, et donc de pallier quelque peu la diversité chronologique des actes de naissance. Avant 1954, les recensements en France comme en Belgique se basaient sur une logique sectorielle, ne distinguant pas toujours l’activité individuelle de l’activité collective, et rendant difficile le classement des professions186.

Malheureusement, comme le montre le tableau 14, seules 55 professions de mères sont connues, celles-ci n’étant le plus souvent pas renseignées, assumées comme inexistantes ou, en Belgique, résumées à l’appellation de ménagère187. Il est très difficile, étant donné les conditions (et les convictions) de l’époque, d’être sûr que les femmes « sans

186 Alain Desrosières et Laurent Thévenot, Les catégories socioprofessionnelles, 5e éd., Paris, La Découverte, 2002, p. 12. 

187 En France, jusqu’en 1896, la catégorie « ménagère » englobe les domestiques comme les femmes au foyer. Il semble que ce soit encore le cas en Belgique pendant toute la période étudiée.

profession » l’étaient véritablement188. Ainsi la mère de Maurice Tillieux est-elle indiquée sans profession, alors que lui-même dit qu’elle était institutrice189.

Tableau 14. Origine géographique des dessinateurs selon la profession de leur mère, codification de l’INSEE (1954-1975)

Françaises Belges Étrangères Total

Salariées agricoles 1 0 0 1

Patronnes de l’industrie et du commerce 22 3 0 27

dont artisanes 17 3 0 22

dont commerçantes 5 0 0 5

Cadres supérieurs et professions libérales 0 1 0 1

dont professeures, professions littéraires et scientifiques 0 1 0 1 Cadres moyens 4 0 0 4 dont institutrices 4 0 0 4 Employées 10 0 0 10 Ouvrières 0 3 1 3 Personnels de service 7 0 0 5 Artistes 1 1 1 3 Total travaillant 45 8 2 55 Sans profession 129 45 1 175 Total 174 53 3 230 Non spécifié 26 7 8 41

Dans tous les cas, il est bien plus aisé de tirer des conclusions du point de vue de la profession paternelle, le chiffre de 55 femmes étant particulièrement réduit. On peut toutefois noter que les mères des dessinateurs semblent moins travailler que la moyenne : la population active féminine en France, pendant la période 1906-1946, est de 38 % en moyenne190 et le taux d’activité est de 26 % dans notre population. De même, 14 % des mères belges travaillent pour une moyenne de 25 % à l’échelle nationale entre les deux-guerres191. Cette différence est probablement due à un niveau social généralement

188 À ce propos, on peut donner comme exemple le recensement de 1891 qui comptabilise 4,9 millions d’hommes actifs dans l’agriculture pour 1,8 millions de femme : cet écart montre la sous-évaluation statistique du travail des femmes dans l’agriculture. De la même manière, dans nos sources, on peut se douter que, quand le chef de famille est propriétaire d’un petit commerce, sa femme y est très certainement également employée. Pour plus de matière sur le sujet, on peut consulter Sylvie Schweitzer, Les femmes ont toujours travaillé : une histoire du travail des femmes au XIXe et XXe siècles, Paris,

Éditions Odile Jacob, 2002.

189 Cette information est sujette à caution ; à notre connaissance elle est seulement disponible sur la fiche wikipedia de l’auteur. « Maurice Tillieux », 2017 [en ligne]. URL :

https://fr.wikipedia.org/wiki/Maurice_ Tillieux, consulté le 24/10/2017.

190 Pierre Guillaume, Histoire sociale de la France au XXe siècle, Paris, Masson, 1993, p. 77.

191 Éliane Gubin « Les femmes d’une guerre à l’autre : réalités et représentation, 1918-1940 », CEGESOMA –

plus élevé que la moyenne qui permet aux femmes de ne pas travailler, dans une société où leur salaire est encore vu comme un salaire de complément.

Tableau 15. Origine géographique des dessinateurs selon la profession de leur père, codification de l’INSEE (1954-1975), pourcentages en colonne

Français % Belges % Étrangers Total % Total

Agriculture 5 2,6 % 1 1,7 % 0 6 2,3 %

dont agriculteurs 4 1 0 5

dont salariés agricoles 1 0 0 1

Patrons de l’industrie et

du commerce 40 20,7 % 17 29,3 % 3 59 22,6 %

dont artisans 25 13,0 % 6 10,3 % 0 31 11,9 %

dont commerçants (petits

et gros) 13 6,7 % 9 15,5 % 3 25 9,6 %

dont industriels 2 2 0 3

Cadres supérieurs et

professions libérales 42 21,8 % 11 19,0 % 0 50 19,2 %

dont professions libérales 17 8,8 % 6 10,3 % 0 22 8,4 %

dont professeurs,

professions littéraires et scientifiques

4 1 0 5

dont ingénieurs 16 8,3 % 4 6,9 % 0 18 6,9 %

dont cadres administratifs

supérieurs 5 0 0 5

Cadres moyens 9 4,7 % 3 5,2 % 0 12 4,6 %

dont instituteurs 2 0 0 2

dont services médicaux et sociaux

0 0 0 0

dont techniciens 4 0 0 4

dont cadres administratifs

moyens 3 3 0 6

Employés 56 29 % 5 8,6 % 2 61 23,4 %

Ouvriers 15 7,8 % 12 20,7 % 1 27 10,3 %

Personnels de service 2 0 0 2

Artistes, clergé, armée et police 19 9,8 % 8 13,8 % 4 30 11,5 % dont armée 5 1 0 6 dont artistes 9 4,7 % 5 8,6 % 4 17 6,5 % dont police 6 2 0 7 2,7 % Sans profession (propriétaires) 4 1 0 4 Total travaillant 193 100 % 58 100 % 10 261 100 % Non spécifié 9 2 0 11

Cette hypothèse d’une origine sociale plus élevée que la moyenne se confirme en observant les 261 professions renseignées par les pères des dessinateurs [tableau 15]. On ne peut analyser les différences avec les structures sociales que pour la France et la Belgique, les informations étant trop disséminées pour la population étrangère. Il a d’ailleurs été un peu moins aisé d’obtenir les actes de naissance pour la Belgique car ceux-ci, en plus d’être payants, ne sont parfois disponibles que via des administrations non unifiées du point de vue des archives, certaines refusant de communiquer des documents considérés en France comme des archives ouvertes. De plus, les chercheurs notent un déficit de grande synthèse récente en histoire économique et sociale de la Belgique, ce qui rend plus compliquée l’élaboration de conclusions générales192. Malgré tout, l’origine sociale plus élevée des parents des dessinateurs se confirme dans les deux pays, non seulement au regard de la population de dessinateurs [tableau 15], mais aussi en comparant celle-ci aux structures des pays [figures 2 et 3]: tout comme Christian Delporte le lisait déjà pour la période d’avant-guerre193, la profession de dessinateur-illustrateur apparaît comme une profession des classes moyennes libérales et urbaines.

D’après Olivier Marchand, Claude Thélot et Alain Bayet, Le travail en France, 1800-2000, Paris, Nathan, 1997 et le recensement effectué par l’INSEE en 1946 (La documentation française).

192 Serge Jaumain, Industrialisation et sociétés : 1830-1970 : la Belgique  , Paris, Ellipses, 1998, p. 4. 

193 C. Delporte, Dessinateurs de presse et dessin politique en France, des années 1920 à la Libération, op. cit., p. 97.

Source : actes de naissance disponibles dans les archives municipales ou départementales.

Les professions des classes supérieures tiennent la troisième place pour les pères des dessinateurs français et belges, à hauteur de 20 % pour les deux pays. Cette profession est surreprésentée au regard d’un recensement de la population française qui, en 1946, comptabilise en France 3,1 % de professions libérales et 2,6 % de patrons et cadres supérieurs194. Tous les dessinateurs ne proviennent pas des couches supérieures de la société ; mais la profession de dessinateur est une des professions à laquelle sont destinés les enfants issus de celles-ci.

Ce positionnement social est encore plus criant pour les dessinatrices : les pères de deux tiers d’entre elles appartiennent à la catégorie des cadres supérieurs. Sans aller trop loin dans les conclusions, car on ne dispose des informations que pour la moitié des femmes, et que les professions socialement moyennes et basses sont plus facilement passées sous silence que les autres, cette information semble concorder avec l’idée du dessin comme un « art d’agrément », une pratique distinctive incluse dans l’éducation des jeunes filles bourgeoises, au même titre que le piano, le chant ou la broderie195. C’est ce que dit Jean-Claude Mézières de sa mère, comparant sa pratique artistique à celle de son père et de son frère : « notre mère dessinait aussi, mais comme toutes les jeunes filles de bonne

194 L’Institut national de la statistique et le recensement de 1954, La documentation française, Paris, Secrétariat général du Gouvernement (impr. de G. Lang), 1954.

195 Séverine Sofio, « L’art ne s’apprend pas aux dépens des mœurs ! »: construction du champ de l’art, genre et       professionnalisation des artistes (1789-1848), Thèse de doctorat, École doctorale de l’École des hautes

études en sciences sociales, France, 2009, p. 432. 

famille, des dessins de tissu, de coussin, des gouaches, des abat-jours – ça c’était les années vingt, les années trente196 ». Nous sommes d’autant plus enclines à tirer cette conclusion que les femmes du corpus appartiennent dans l’ensemble à des générations plus anciennes. L’apprentissage du dessin dans le cadre d’une pratique perçue comme féminine ou maternelle influence considérablement leur manière de travailler et de s’intégrer ou d’être exclues du monde de l’édition et de la bande dessinée197.

Tableau 16.1. Genre de périodique selon la profession des pères des dessinateurs, codification sommaire de l’INSEE (1954-1975), pourcentages en ligne

Adulte Belge Catholique Américanisé Moderne Total

Artisanat et commerce 6 % 30 % 36 % 8 % 19 % 100 % Artiste 1 % 35 % 25 % 4 % 35 % 100 % Professions libérales 4 % 19 % 57 % 5 % 15 % 100 % Cadre Moyen 4 % 26 % 30 % 14 % 26 % 100 % Employé 3 % 23 % 46 % 13 % 15 % 100 % Ouvrier 6 % 37 % 29 % 6 % 21 % 100 %

Tableau 16.2. Genre de périodique selon la profession des pères des dessinateurs, codification sommaire de l’INSEE (1954-1975), écarts à l’indépendance

Adulte Belge Catholique Américanisé Moderne

Artisanat et commerce 3,6 2,4 -8,4 0,9 1,3 Artiste -3,3 3,5 -12,2 -2,7 28,2 Professions libérales -1,0 -10,3 16,0 -2,1 -0,9 Cadre Moyen -0,3 -0,1 -4,8 7,8 5,4 Employé -1,8 -3,2 0,4 21,2 -1,0 Ouvrier 1,0 8,6 -11,5 -0,3 2,5

L’autre groupe professionnel le mieux représenté à la fois parmi les pères français et belges par rapport aux structures nationales est celui de l’artisanat et du commerce. Là aussi, Christian Delporte analysait de résultats similaires dans l’Entre-deux-guerres, signe que la structure sociale n’est guère modifiée après-guerre198. Comme on peut le voir pour la France sur les figures 2 et 3, ces professions représentent 10 à 15 % de la population active depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la Libération199, alors qu’il s’agit de

196 Entretien avec Jean-Claude Mézières, 21/09/2016.

197 Jessica Kohn, « Women Comics Authors in France and Belgium Before the 1970s: Making Them Invisible », Revue de recherche en civilisation américaine, 19 décembre 2016, no 6.

198 C. Delporte, Dessinateurs de presse et dessin politique en France, des années 1920 à la Libération, op. cit., p. 97. 199 Olivier Marchand, Claude Thélot et Alain Bayet, Le travail en France, 1800-2000, Paris, Nathan, 1997,

plus de 20 % des pères des dessinateurs français, et de presque 30 % des pères des dessinateurs belges. Cela semble logique dans la mesure où le dessin est perçu comme une compétence technique à acquérir pour exercer un métier appartenant justement à ce milieu socio-professionnel, et qui est d’ailleurs enseigné dans des écoles d’arts appliqués. Les professions artistiques ont par ailleurs une part significative dans l’emploi des pères : elles peuvent être raccrochées aux professions libérales comme artisanales, selon la teneur du métier, de professeur de musique à peintre décorateur. Il y a également deux à trois fois plus d’employés dans la population des pères de dessinateurs français qu’il n’y en a dans la population active nationale, ce qui semble confirmer l’idée d’un recrutement qui s’opère au sein des classes moyennes.

À l’inverse, certains groupes sociaux sont sous-représentés par rapport aux structures nationales. On observe ainsi un faible nombre de pères employés belges, alors qu’ils sont 20 % de la population active en 1947 : le recrutement des dessinateurs belges est donc différent du recrutement français ; il est notamment plus ouvert à la population ouvrière. La piste d’une offre scolaire professionnelle et artisanale qui s’adresse à une population plus ouvrière en Belgique qu’en France semble être une hypothèse à suivre : on assisterait alors en Belgique à l’ « intégration croissante du monde ouvrier au sein des classes moyennes » afin de former ce que Jean-François Sirinelli appelle une « nouvelle classe ouvrière200 ». Pourtant, la présence de ces derniers reste bien en deçà des 50 % de la population active employée comme ouvrière comptabilisée en Belgique en 1947201. En France, ces chiffres sont de 30 % selon le recensement de 1946202 : là aussi, la population ouvrière est sous-représentée. Mais c’est surtout le monde agricole qui est presque absent : seuls six dessinateurs en sont issus, alors que l’agriculture représente entre 45 % et 37 % de la population active française de 1895 à 1946203. Même pour la Belgique, agricole à 16 % seulement en 1910204, cette population est clairement sous-représentée. Dans tous les cas, l’origine sociale ne semble pas avoir de conséquences claires sur les illustrés auxquels participent les dessinateurs : c’est plutôt la génération et le pays d’origine qui l’emportent.

200 J.-F. Sirinelli, Les vingt décisives, 1965-1985, op. cit., p. 40.

201 Silvana Panciera et Bruno Ducoli, « Immigration et marché du travail en Belgique : fonctions  

structurelles et fluctuations quantitatives de l’immigration en Belgique – période 1945-1975 », Courrier

hebdomadaire du CRISP, 3 novembre 2014, no 709-710, p. 1-37, d’après le recensement de 1947. 202 L’Institut national de la statistique et le recensement de 1954, La documentation française, op. cit. 203 Hubert Bonin, Histoire économique de la France depuis 1880, Paris, Masson, 1988, p. 35 et Institut de

France, La documentation française, Paris, Secrétariat général du Gouvernement (impr. de G. Lang), 1958.

204 Ben Serge Chlepner, Cent ans d’histoire sociale en Belgique, Bruxelles, Éd. de l’Institut libre de sociologie Solvay, 1956, p. 109. 

Les dessinateurs français comme belges proviennent donc avant tout des milieux de la classe moyenne libérale, soit de l’artisanat et du commerce, soit des professions libérales. Ces conclusions rejoignent celles que la CCIJP tire pour les journalistes en 1966 : plus d’un tiers entre deux « viennent d’un milieu commercial ou industriel où leurs pères occupent en majorité des postes de cadres supérieurs […] et de cadres moyens […]205 ». Les structures nationales influencent toutefois la structure des professions étudiées, puisque les pères ouvriers en Belgique et les pères employés en France sont très bien représentés, même si moins significativement qu’à l’échelle du pays. Enfants d’ouvriers plutôt que d’employés, les dessinateurs belges appartiennent donc à un milieu légèrement plus populaire que les dessinateurs français. Cela se ressent dans la participation aux illustrés [tableaux 16], les enfants issus du milieu des professions libérales étant plus présents dans les illustrés catholiques (et donc français) que belges, à l’exact inverse des enfants d’ouvriers.

On peut se demander par ailleurs si le milieu du dessin catholique n’apparaît pas comme moins socialement ouvert que les illustrés « américanisés », qui accueillent largement plus d’enfants d’employés et de cadres moyens que leurs confrères. Surtout, on observe un écart important des enfants d’artistes, bien plus représentés dans les illustrés modernes que l’effectif théorique ne le laisserait supposer.

1.2. Se former

Nous avons d’abord fait parvenir aux enquêtés un questionnaire portant spécifiquement sur la formation, espérant ainsi pouvoir distribuer le questionnaire à un maximum de dessinateurs encore vivants pour avoir un aperçu plus large de la question puis sélectionner les entretiens à mener parmi ceux-ci. Nous avons créé un questionnaire sur l’autodidaxie de vingt questions et un questionnaire sur la formation artistique de trente questions, distribués en fonction des affirmations préalables des dessinateurs, au téléphone le plus souvent. Une version du questionnaire était disponible en ligne, mais tous ont préféré le recevoir et le renvoyer par la poste. N’ayant reçu que six réponses sur une quinzaine de personnes contactées, le déroulement de ce questionnaire a été un échec – relatif dans la mesure où il a permis de mieux connaître le terrain. La plupart l’ont trouvé trop long et, comme l’écrit Mazel, « assez administratif et oserais-je vous le

205 Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, Annuaire des journalistes professionnels

dire… un peu à côté de la plaque206 ». Bien qu’il fût spécifié qu’il s’agissait uniquement d’un questionnaire sur la formation et qu’un entretien libre sur la carrière viendrait plus tard, les dessinateurs souhaitaient évoquer l’intégralité de leurs parcours (« Pour passionnant qu’il ait été, mon parcours professionnel a été chaotique et s’inscrit mal dans votre questionnaire ») et se sentaient donc restreints par les questions très précises et directives qui étaient présentes dans celui-ci (« Comment vous raconter tout ça en répondant à votre questionnaire ? »). Leur frustration n’étant d’aucun recours pour mener à bien ce travail, cette technique d’enquête fut rapidement abandonnée, même si sont utilisées à quelques reprises dans ce travail les réponses de Louis Cance, Jean Chakir, Alain Dubouillon, Hubert Lambert, Claude Soleillant et Julio Ribera qui ont bien voulu se prêter malgré tout au jeu. Pour le reste, les questions furent replacées au fil des entretiens, avec plus ou moins de succès. D’une manière générale, la pratique professionnelle des dessinateurs semble s’émanciper des cadres traditionnels de la formation, celle-ci n’ayant qu’une place secondaire dans le discours. Alors que le questionnaire était construit selon une logique de formation organisée, la réalité du terrain s’est révélée être plutôt de l’ordre de la construction empirique, soulevant la question de l’opposition discursive entre la formation et l’autodidaxie.

1.2.1. Pour en finir avec l’autodidaxie

Tous autodidactes ?

Pour préparer ce travail de recherche, nous avons lu près de quatre-cents vies de dessinateurs ; certains d’entre eux bénéficient même de plusieurs biographes et se sont exprimés lors de nombreux entretiens ; nous avons pu en rencontrer d’autres. À la fin de ce travail préparatoire, force était de constater qu’il existe un genre de la biographie et de l’autobiographie de dessinateur, exercice qui réduit souvent les années de formation à un talent précoce et naturel pour le dessin, un goût pour l’école peu prononcé et l’absence de formation artistique ou, si elle a eu lieu, une faible assiduité à des cours qui s’avèrent inutiles pour le métier futur. Les dessinateurs-illustrateurs ne sont ni de grands artistes ni des génies, mais ils auraient un don inné à la fois pour le dessin et pour l’humour, don qui justifierait leur manque de sérieux scolaire par ailleurs. Quelques exemples typiques de cette écriture de soi :

Arnal : Sur mes cahiers de devoirs il y avait plus de dessins que de problèmes. Cette forme d’art n’était guère appréciée, ni par mes instituteurs ni par mon père, et ils me le faisaient sentir d’une façon fort désagréable pour mes… mon… enfin pour la partie de mon corps plus destinée à s’asseoir qu’à recevoir des contacts violents avec des objets contondants tels que martinets, règles, savates207.

Mathelot : À l’école, j’étais exemplaire pour n’avoir jamais rien cédé à l’avant-dernier. Seuls les professeurs de gym et de dessin ne me considéraient pas si mauvais que ça. Mes lectures n’étaient pas celles d’un surdoué. Les avatars de Guy l’Éclair contre l’Empereur Ming me faisaient plus vibrer que les trémolos vengeurs de l’infortunée Hermione que, pourtant, il fallait bien étudier208.

Faut-il noter qu’ici, Arnal comme Mathelot jouent sur une complicité avec leur lecteur via l’humour et la connaissance d’une certaine culture classique qui implique qu’ils n’étaient pas totalement absents pendant ces cours ? André Chéret raconte quant à lui qu’il n’aurait été reçu à son certificat d’études que grâce au dessin209 : cela semble difficile à croire. Ces récits classiques de « gribouillage dans les marges » se répètent lorsqu’il est question de la formation artistique une fois passée la scolarité obligatoire : au bout de quelques mois à l’Académie des Beaux-Arts de Mons, le directeur aurait proposé à Cuvelier de partir, car il n’aurait rien eu à lui apprendre210. Voilà un récit exceptionnel… sinon qu’il est partagé par d’autres : Pellos aurait quitté l’école des Beaux-Arts de Genève dès la première leçon, après qu’ayant dessiné un modèle sans prendre les proportions, on lui aurait déchiré sa feuille, puis que le directeur ne dise à sa mère : « Il a ça dans la peau, un professeur ça risque de tout casser, il faut qu’il travaille lui-même211 ». Raymond