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Chapitre 4. Projet spécifique de la recherche et sa double pertinence

4.2. Double pertinence de la recherche

4.2.2. Pertinence scientifique

Reprenant l’assertion de Cicéron (106 av. J.-C.-43 av. J.-C.) cité par Montaigne, Vieillard-Baron (1994, p. 40) écrit : « L’autorité de ceux qui enseignent nuit souvent à ceux qui veulent apprendre ». Ce postulat cicéronien semble justifier a priori la pertinence scientifique de notre recherche

72 S’inspirant de Bouchard (2013), nous pouvons dire qu’un enseignant a le pouvoir de : 1. Imposer une pratique, un style pédagogique ;

2. Attribuer une note plutôt qu’évaluer objectivement ; 3. Encourager et décourager un élève en situation-classe ;

4. Donner du travail conséquent à faire à la maison ou pas du tout ;

doctorale, au-delà d’une réflexion autour de la liberté de l’enseignant gabonais au secondaire, de sa responsabilité dans une école pour échouer (Nguema Endamne, 2011). Sans totalement baigner dans la responsabilité de l’innocent qui paye à la place du coupable (Levinas, 1995), convenons que la responsabilité de l’enseignant par rapport à l’apprenant est beaucoup plus grande qu’il ne pourrait lui-même la supposer. C’est un éducateur et un professionnel (Jutras, 2002). En tant qu’éducateur, ses gestes, ses pratiques, ses décisions, ses attitudes peuvent avoir des conséquences autant positives que négatives sur l’élève. Un enseignant ne peut pas se contenter d’avoir des qualités professionnelles reconnues. Il doit demeurer une personne de qualité. Il ne faudrait pas entendre par là une personne exemplaire. C’est un enseignant professionnel qui, au-delà de ses connaissances académiques auxquelles s’ajoutent souvent des connaissances transversales, considère la relation entre enseignants et enseignés comme essentielle dans la réussite scolaire et éducative de l’élève. Nous ne dirons plus que les enseignants ont le savoir. Ils sont le savoir. Ils en sont la forme visible : « un peu comme l’encyclopédie de Diderot pouvait en être la représentation, la manifestation, et qu’elle en garantissait à la fois l’existence et la possibilité de se l’approprier » (Bouchard, 2013, p. 55). Nous ne pouvons pas occulter le fait que l’élève est aussi un enfant qui apprend également par l’exemple, forme traditionnelle d’éducation depuis la Grèce Antique de l’époque de L’Illiade et l’Odyssée (Baillargeon, 2014). Le savoir que possède un enseignant, parce qu’il peut modifier à la fois les apprenants et leur rapport au monde, n’est pas de l’ordre de l’avoir. Il est du domaine de l’être (Bouchard, 2013). Tout rapport au savoir est un rapport à autrui. C’est toute la structure humaine interne de la personne qui le reçoit qui se retrouve bouleversée. Elle n’est peut-être pas aliénée, mais altérée tout de même. L’élève ne cesse pas d’être lui-même dans l’acte éducatif. Son autonomie étant la préoccupation centrale de l’enseignement. Cependant, l’influence de l’enseignant atteint son être au point de l’amener à adopter certains comportements. C’est pourquoi toute liberté professionnelle d’un enseignant devrait normalement toujours s’arrimer à la réalisation du plein épanouissement de l’élève sans vraiment lui ôter sa possibilité d’être.

Par ailleurs, s’il n’est pas établi au moyen des études concrètes qu’il existe un lien entre la baisse de niveau dans le système éducatif gabonais et la pratique des Moyennes Sexuellement Transmissibles (MST), on peut au moins reconnaître un lien avec le taux élevé de redoublements voire d’abandons scolaires (Quentin De Mongaryas, 2012). Notamment chez les filles (Demba, 2010, 2011; Benabdallah, 2010; Antonowicz, 2010). Ce qui n’est pas de nature à nous aider à sortir l’école gabonaise de la situation assez préoccupante dans laquelle elle se trouve actuellement (EGERAFE, 2010). L’attitude passive de l’État gabonais qui se complairait dans une continuité des mêmes politiques éducatives, en dépit des États Généraux de 83 et de 2010 est assurément inadmissible.

Tout comme Perrenoud (1994, p. 5), nous soutenons qu’une classe dirigeante qui serait durablement et totalement conservatrice en matière d’éducation creuserait sa propre tombe. Une ouverture permanente à un changement constant des politiques éducatives est un gage non moins suffisant pour entretenir la vitalité de tout système éducatif qui aspire à la qualité. Toutefois, le comportement blâmable de l’État ne dispense pas l’enseignant gabonais en tant que professionnel de faire preuve d’un certain nombre de qualités requises et éthiquement justifiables.

En termes de qualités, nous pouvons entre autres citer : l’intégrité, l’honnêteté, l’impartialité, le respect de la personne humaine en toute autre personne que soi, l’amour du prochain, la discipline personnelle et la conscience professionnelle. Cette « face négative » qui pose le rapport de l’échec scolaire des élèves aux enseignants et enseignantes du secondaire au Gabon (Demba, 2010, 2011) met directement en cause des praticiens et non l’État. C’est ce que l’on pourrait retenir de ce point de vue de Christiana que nous rapporte Demba (2011, p. 236) : « Parce que j’ai refusé de sortir avec le prof, il me casse au niveau de sa matière ». Il y a derrière ces dires de Christiana la dénonciation d’un comportement ignoble, mais quasi permanent dans le système éducatif gabonais : l’attitude vengeresse de quelques enseignants lorsqu’ils sentent leur pouvoir d’agir leur échapper et le transforment en abus d’autorité. Plutôt que de prendre de la hauteur, certains se rabaissent au travers des moyens peu orthodoxes et honteux comme attribuer une note arbitraire à une élève fille qui aurait simplement dit non à une cour assidue. Il appartient alors à tout enseignant gabonais, adulte et professionnel responsable, d’être capable de s’autoréguler. La société attend de lui qu’il fasse preuve d’une certaine maturité et de respect dans ses relations avec ses élèves (Jutras, 2002).

Pour asseoir davantage la pertinence aussi sociale que scientifique de notre recherche, un cadre conceptuel et une approche théorique s’imposent. C’est l’occasion de creuser la nature même de la liberté de l’enseignant gabonais du secondaire, la responsabilité qui peut être la sienne vis-à-vis de l’élève. On ne peut plus aujourd’hui se proposer de questionner légitimement les déficiences multiformes du système éducatif gabonais en occultant les enjeux éthiques de la profession enseignante. Il faut sortir des symposiums en éducation au Gabon qui ont très peu abordé les préoccupations qui relèvent de l’éthique professionnelle de l’enseignant gabonais (Odjele, 2011). Or, si ainsi que le pense Jutras (2009) : « Pour comprendre l’éthique professionnelle des enseignants, il s’avère essentiel d’analyser d’abord la professionnalisation de l’enseignant » (p. 54), un travail d’élucidation des deux termes s’impose systématiquement. Plus qu’un discours de revendication du statut de profession par une occupation, le mouvement actuel de professionnalisation est manifestation d’une nouvelle éthique du travail (Dussault, 1989, p. 123).

Il s’agit surtout de rechercher une « relation professionnelle aseptisée » entre professionnel et client, au-delà de la course aux privilèges occupationnels que peut reconnaître l’État à certains groupes traditionnellement appelés professions73. Jutras (2009) est formel sur ce point : « Quel que soit la

raison pour laquelle on traite de la professionnalisation de l’enseignement, son rapport avec la régulation de l’agir demeure » (p. 56). On n’est jamais loin du terreau de l’éthique. Par la suite, l’effort de clarification des termes en jeu dans cette recherche étant posé, l’approche théorique arrive comme la nécessaire fondation sur laquelle s’élever afin d’inaugurer une certaine originalité scientifique. C’est la possibilité de justifier notre positionnement théorique au sujet de ce qu’est l’éthique professionnelle en enseignement et légitimer notre cadre éthique de l’enseignant gabonais au secondaire, par le même fait. Et puisque nous parlons de liberté et de responsabilité, Sartre (1905-1980) et Levinas (1906-1995) nous ont paru opportuns.

Sartre parce que nous sommes d’accord avec Tellier (2012, p. 147) pour dire que si l’on devait associer à Sartre un thème majeur en philosophie, nul doute qu’il s’agirait de la liberté. L’homme n’a pas d’autres choix que de se faire. Il est « condamné à être libre » (Sartre, 1996, p. 39). Il n’a pas choisi d’être. En conséquence, il doit se faire. Il n’y a pas d’autres alternatives possibles : L’homme est libre, l’homme est liberté (Sartre, 1996). Seul et face à lui-même dans une situation de délaissement74 : aucune excuse. La justification, c’est l’homme lui-même qui se choisit, se fait tout

en se faisant. Levinas parce que la responsabilité pour autrui est antérieure à tout commandement du fait même de la présence du visage. C’est une responsabilité sans pourquoi (Zielinski, 2004). Une responsabilité dans laquelle autrui devance notre liberté et notre volonté pour nous contraindre à l’obéissance avant la lettre, c’est-à-dire nous rend responsable malgré nous. La présence du visage est d’emblée un ordre irrécusable qui fait perdre à la conscience sa première place. Elle s’impose à nous sans que nous ne puissions être sourds à son appel, ni l’oublier. En d’autres termes, sans que nous ne puissions cesser d’être responsable de sa misère (Levinas, 1972, p. 52-53).

L’éthique professionnelle en enseignement, dans cet horizon levinassien qui est le nôtre jusqu’à un certain point75, s’annonce comme une éthique avant l’éthique qui recommande tout en commandant.

73 Évoquer le terme de profession, c’est immédiatement penser à deux domaines qui sont des sortes de paradigmes des professions libérales à savoir la médecine et le droit (avocat, juge) (Martineau, 1999, p. 7). On fait beaucoup référence à leur organisation en ordre, à leur formation spécialisée, mais surtout à l’existence d’un code de déontologie qui rappelle les valeurs de la profession et les normes professionnelles à respecter dans l’exercice de leur fonction.

74 Situation dans laquelle l’homme foncièrement libre et liberté se retrouve au monde. Il est délaissé parce qu’il ne trouve en lui ni hors de lui une possibilité de s’accrocher (Sartre, 1996, p. 39). Sur quoi exactement s’accrocher puisqu’il est lui-même « sa propre figure »? Rien du tout. Il n’y a rien ni devant ni derrière. 75 Nous partageons l’horizon levinassien du se-vouer-à-l’autre, de rupture de l’indifférence et de possibilité de l’un pour l’autre comme l’événement éthique par excellence. Cependant, jusqu’à la possibilité de mourir pour

Un paradoxe? Peut-être. Une éthique bouleversée (Zielinski, 2004)? Possible. Mais l’enseignant n’agit plus parce qu’on le lui recommande. Le visage de l’élève s’impose à lui comme épiphanie et s’expose dans sa « nudité ». La liberté professionnelle de l’enseignant devient une réponse à l’appel du visage de l’élève dans son ambivalence, dans sa « seigneurie », mais surtout avec toute sa vulnérabilité de manifestation, d’apparition soudaine. C’est à l’enseignant de procéder à des choix en se refusant tout de même le primat de l’intériorité sur l’extériorité parce que la conscience naît de la « présence ». La conscience professionnelle dépasse alors le simple cadre du rapport aux valeurs et aux normes de la profession pour se situer à un niveau plus ou moins autre : celui de la présence du visage. Le visage devient ainsi premier par rapport à la conscience qu’elle devance. Une hétéronomie radicale prend le pas sur l’autonomie kantienne (Zielinski, 2004, p. 126). Le rapport à l’élève devient législation. Ce qui est important de souligner vu qu’il est possible qu’un enseignant se cache derrière la loi, se comporte comme un « salaud » quand il ne veut pas être responsable. Pour soutenir un tel engagement, nous proposons évidemment un cadre éthique de l’enseignant gabonais au secondaire que nous essayons de formaliser dans cette recherche. Il s’inscrit dans une logique de professionnalisation de l’enseignement, et donc de l’éthique professionnelle. Deux concepts phares qui devraient appuyer les orientations philosophiques de Sartre et de Levinas sur les questions de liberté et de responsabilité de l’enseignant. C’est la deuxième partie de cette thèse.

l’autre (Levinas, 1991, p. 244), nous préférons laisser cela aux soins de l’histoire. Pour dire que nous n’irons pas jusqu’à demander à un enseignant de mourir pour ses élèves. Mais nous croyons à la notion de sacrifice de l’enseignant pour ses élèves comme dévouement plutôt que comme dévotion. Un enseignant devrait en effet se consacrer à la réussite scolaire et éducative de ses élèves. Toutefois, il n’est pas leur esclave. Nuance. Un enseignant est là pour ses élèves. Sauf qu’il n’est pas là à leur disposition.

Deuxième Partie : Cadre conceptuel et approche

théorique de la recherche

Le cadre conceptuel tel que nous l’envisageons dans cette recherche suppose l’ensemble des éléments du cadre théorique qui nous permettent de défendre nos arguments. Ce sont nos outils pour avancer. Il s’agit des concepts essentiels qui rendent perméables notre problématique et la visée qui est nôtre à terme. L’approche théorique est le fond philosophique sur lequel nous allons bâtir notre édifice intellectuel. C’est par où commencer pour finalement envisager une lecture autre d’une question souvent déjà abordée par ailleurs. Le cadre conceptuel, en ce qui nous concerne, renvoie surtout à l’état actuel du débat sur la professionnalisation de l’enseignement et son indéfectible attachement à la problématique de l’éthique professionnelle enseignante. L’approche théorique nous arme en vue de prendre un certain recul par rapport à un héritage. La perspective sartrienne de la liberté et l’horizon levinassienne de la responsabilité sont pour nous les « deux pieds » sur lesquels faire marcher « notre » éthique professionnelle en enseignement, justifier notre cadre éthique de l’enseignant gabonais au secondaire. Le cadre conceptuel, c’est pour rendre compte des discussions actuelles sur le sujet qui nous préoccupe. L’approche théorique, c’est pour s’en distancer et procéder à un tout autre type de discours sans quitter les sphères du problème.