• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5. Les concepts primordiaux de la recherche

5.2. L’éthique professionnelle en enseignement

5.2.3. L’éthique professionnelle en enseignement : son orientation et ses corollaires

5.2.3.2. Eirick Prairat : l’esprit déontologique

Dans un texte qui nous semble être un effort de clarification de son orientation de l’éthique professionnelle en enseignement, Prairat (2015a) répond à la question : Quelle éthique pour les enseignants? Avant de présenter succinctement la réponse que ce dernier apporte, aussi bien dans son livre cité en référence que dans d’autres ouvrages majeurs, il nous paraît indispensable de rappeler ces quelques précisions auxquelles se livre Prairat (2009) pour justifier sa thèse.

Citons :

1) Les morales déontologiques dont Kant est la figure de proue ne doivent pas être confondues avec la déontologie au sens de déontologie professionnelle. Éthique déontologique et déontologie doivent être distinguées.

2) La déontologie a une visée pratique et non spéculative.

Elle consiste à définir pour une pratique donnée, à partir de son axiologie, un socle commun de règles, de recommandations et de procédures. Elle est ce que les professionnels considèrent comme étant des valeurs prioritaires pour la profession.

3) Une déontologie émane toujours des professionnels eux-mêmes. Elle manifeste ainsi le désir qu’à une profession de s’autogouverner.

Elle ne devrait pas être l’expression d’une volonté extérieure à la profession. 4) Une déontologie remplit trois fonctions :

i. Faciliter la décision et l’engagement

Loin d’être un carcan qui enferme les praticiens, la déontologie éclaire la décision. Elle donne des points de repère pour décider, s’orienter et agir dans des contextes de travail brouillés et difficiles. Sans remplacer la capacité de soi à juger et à se décider consciencieusement dans l’urgence de la situation, la déontologie aide à trouver des réponses à ce qui ne va plus de soi ou à ce qui n’est jamais vraiment allé de soi.

ii. Définir l’identité d’une profession

La déontologie répond à la question : Qu’est-ce que c’est? Elle rend compte de la nature d’une profession. La déontologie médicale répond à : Qu’est-ce que prodiguer des soins pour un

médecin? La déontologie des architectes à : Qu’est-ce que bâtir pour un architecte? La déontologie des magistrats à : Qu’est-ce que juger pour un magistrat? La déontologie du journalisme à : Qu’est- ce qu’informer pour un journaliste? (Prairat, 2009, 2013). L’enseignement répondrait à : Qu’est-ce qu’enseigner pour un enseignant? Enseigner, c’est se mettre face-à-face. Le conflit est inévitable. Mais, c’est dans ce vis-à-vis qu’il faudrait rechercher les règles de conduite professionnelle.

iii. Moraliser les pratiques professionnelles

Contre une pratique qui viserait à discréditer certaines pratiques didactiques pour imposer un didactiquement correct, une déontologie précise les bonnes et les mauvaises pratiques en procédant par identification des pratiques douteuses, ambiguës ou illégitimes sur le plan moral pour ne retenir que celles qui méritent d’être retenues. C’est un exercice assez utile qui vise à prévenir certains comportements irresponsables et anticiper sur ce qui serait bien dans une relation professionnelle.

5) Considérant qu’éthique et déontologie sont les deux bornes d’un même arc électrique, une déontologie professionnelle ne remplace pas l’éthique personnelle.

La déontologie ne dispense jamais le professionnel de procéder à un travail de délibération rationnelle. Elle n’interdit pas la réflexion personnelle et l’exigence propre de discernement. Elle est à tout professionnel une aide, une béquille pour lui permettre d’assumer ses responsabilités morales avec plus de fermeté et de lucidité. Elle vise à éclairer en pratique. La conscience seule juge.

6) Une déontologie professionnelle est un ordre sociosymbolique qui institue les règles (et/ou de l’agir) ensemble, pose des devoirs et des droits.

Elle représente une morale objective ou déontologie dans le cadre de l’exercice professionnel, que celle-ci soit vive ou cachée. C’est une identité entre morale objective et déontologie professionnelle qui rappelle les philosophies du devoir moral. On ne peut s’en débarrasser qu’en niant l’évidence d’une déontologie forte qui se prend pour une déontologie faible.

Ce déontologisme tempéré que défend Prairat (2015a) dans le sillage des travaux de Larmore (1993) consiste en :

1) Récuser le conséquentialisme

Les deux raisons au nom desquels tout conséquentialisme devrait être récusé en éthique de l’éducation sont : l’exigence humaniste d’enseigner à tous les élèves, sans exception et sans discrimination et l’exigence magistrale d’exemplarité. Il n’est pas possible de tenir compte de toutes les conséquences possibles de son action.

2) Récuser le vertuisme

En tant que morale publique, une morale professionnelle ne saurait exiger une forme de perfection personnelle. Un questionnement pour Prairat : Que peut vouloir une morale professionnelle au-delà du partage des valeurs et des normes professionnelles? L’exigence magistrale d’exemplarité peut- elle se passer d’un travail sur soi?

3) Défendre un déontologisme modéré

Contre un déontologisme absolutiste qui exige le respect inconditionnel du devoir et commande d’ignorer les conséquences de nos actes, le déontologisme modéré en éducation met en avant l’idée de restrictions normatives dans le souci de préserver les droits et la dignité de l’élève. Si le respect d’une norme professionnelle défie le « bien de l’apprenant », une entorse à la règle est possible. Il faut penser aux conséquences de son action.

4) Envisager la conséquence comme principe modérateur

Commencer par récuser le conséquentialisme pour finalement faire un détour par la conséquence comme principe modérateur, le risque est grand que l’on ne parvienne pas à suivre un tel argumentaire. Prairat (2015a, p. 45) tente de se sortir d’affaire en évoquant les deux grandes façons de comprendre le conséquentialisme128 que l’on retrouve déjà chez Billier (2010, p. 8). Toutefois,

nous nous demandons si affirmer d’une part que la valeur morale d’un acte est toujours et toute entière inscrite dans les conséquences de celui-ci et écrire d’autre part que la conséquence est un critère d’évaluation, un critère parmi d’autres pour apprécier la qualité morale d’une action serait sémantiquement différents. Prairat aurait certainement pu gagner en exploitant en conséquence les deux sens du conséquentialisme exposés par Billier (2010). En parlant d’une attitude soucieuse des conséquences, on aurait très vite compris son orientation conséquentialiste pour un déontologisme tempéré. Le premier énoncé aurait pu être évité ou alors préciser dans cette quatrième proposition qui serait devenue la troisième dans l’ordre d’apparition.

5) Considérer la vertu comme élan

Contre le vertuisme, Prairat (2015a) a réussi tout de même l’exploit d’accorder une place centrale à la vertu professionnelle ou capacité à faire ce que l’on doit faire, force qui permet l’effectuation du

128 On note précisément :

1. L’acception du sens commun : La valeur morale d’un acte est contenue toute entière dans les conséquences de celui-ci.

2. La seconde acception en philosophie morale : Nous devons accomplir un acte quelconque de façon à ce qu’il ait des meilleures conséquences prévisibles.

devoir. Nous pensons qu’une telle conception des choses n’est pas nouvelle en soi. La vertu a toujours été depuis Aristote une énergie dynamique dont l’excellence est fine. Prairat aurait pu donc abandonner la deuxième proposition afin de relativiser les choses dans cette cinquième proposition qui serait devenue la quatrième dans l’ordre d’apparition. Seul un vertuisme de l’obéissance est à blâmer. Par contre, un vertuisme du sujet qui se situe entre déontologisme absolutiste et conséquentialisme du sens commun mérite d’être promu en vue d’un déontologisme modéré. La poursuite d’une cible n’interdit pas à l’archer de rechercher le bon angle pour armer la flèche. Prairat semble l’avoir compris. Ce n’est pas la culture de la vertu qui est à fuir. C’est son exploitation à des fins d’assujettissement et de contrôle des humains qui doit être dénoncée.

6) Aller au-delà du syncrétisme

Si le déontologisme tempéré admet un souci occasionnel des conséquences et reconnaît l’idée de vertu et plus particulièrement de vertu professionnelle, Prairat (2015a, p. 46) tempère en excluant un mixte de conséquence, de vertu et de devoir. Reprenant les propos de Larmore, il défend une hiérarchie conciliatrice. L’idée déontologique prime. C’est l’option normative qui est le sommet de la hiérarchie. C’est l’esprit déontologique qui irrigue toute l’activité professionnelle. À la base, il y a le devoir. Celui-ci reste prioritaire. Il s’agit toujours d’un déontologisme, quoique modéré. Les devoirs moraux de l’enseignant qui accompagnent ce déontologisme tempéré sont : respect, justice, protection, retenue et exemplarité (Prairat, 2015a, p. 54). Ceux-ci sont accompagnés des vertus professionnelles : le sens de la justice; la sollicitude et la vertu du tact qui se résument dans la présence éthique (Prairat, 2015a, p. 50). Une manière propre à l’enseignant, au-delà des règles établies, de prendre parfois ses responsabilités lorsque la situation l’impose. Une notion « féconde » pour l’éthique de la responsabilité en milieu scolaire que nous défendons dans cette thèse.

Mais qu’on ne se méprenne pas. Prairat est déontologiste129 avant d’être dit tempéré. La morale du

professeur est une morale substantielle. Elle ne se contente pas de poser un principe formel. C’est un ensemble des devoirs (Prairat, 2015a, p. 51). À propos du sens de la justice par exemple, Prairat(2015a) dit les choses clairement : « Être juste, c’est déjà respecter la légalité » (p. 47). C’est la base. Au commencement du déontologisme modéré, il y a la normativité de laquelle dépend toute normalité. La complémentarité entre vertus professionnelles et devoirs moraux de l’enseignant ne rend pas caduque la prééminence du devoir sur la vertu et la conséquence. Finalement, si l’on

129 « L’heure de la déontologie dans les métiers de l’enseignement et de l’éducation a sans doute déjà sonné » (Prairat, 2009, p. 41). Il y a chez Prairat une impérativité de la norme que l’on ne saurait aussi simplement évacuer. Henri Louis Go (2012) nous le rappelle opportunément dans son article intitulé La normativité en

souhaite appréhender l’esprit d’une telle complémentarité, une éthique du lien à la Gohier nous paraît plus appropriée qu’une cohabitation souvent imperméable entre l’éthique, la morale et la déontologie. Gohier (2009, p. 22) évoque même la nécessaire complémentarité entre déontologie et éthique. Ce qui suppose une coexistence originaire. Une telle complémentarité, qui signifie aussi indissociabilité, résulte du fait qu’aucun code de déontologie n’est capable de couvrir tous les cas de figure possibles des situations d’ordre éthique (Gohier, 2005, p. 54).

On ne peut pas toujours tout prévoir en éducation. Il n’est pas possible de savoir à l’avance la nature du dilemme éthique auquel, en tant qu’enseignant, on pourrait être effectivement confronté. D’où cette exigence première de poser côte à côte : des normes prescriptives d’un code de déontologie ou des balises d’un cadre de référence éthique normatif130 et l’essentielle liberté du sujet au cœur de la

pratique enseignante. Ce qui doit normalement se manifester dans et par la délibération éthique. Avec Gohier nous entrons dans ce que nous avons précédemment nommé l’école québécoise de l’éthique de l’éducation. Aux côtés des penseurs de l’éthique professionnelle en enseignement comme France Jutras et Marie-Paule Desaulniers qui ont, sauf à se tromper, conservé un lien trop étroit avec l’exigence philosophique du questionnement permanent, de la recherche perpétuelle des fondements théoriques et pratiques, notamment avec une philosophie de l’éducation réévaluée, puisqu’inscrite dans un pragmatisme de type anglo-saxon131, Gohier et Jeffrey ont le mérite de

s’engager, sans détour, dans le débat qui concerne l’orientation de l’éthique professionnelle en enseignement. Ils ont en commun l’orientation du COFPE (2004).

L’orientation susmentionnée consiste en la promotion d’un cadre de référence éthique dont le but est de baliser les pratiques professionnelles. Elle est moins attachée à un code de déontologie dont les règles ont valeur de prescription et appellent des sanctions en cas de manquement (Gohier,

130 Il ne faut pas seulement voir dans l’esprit déontologique le seul rapport à un code de déontologie formalisé comme outil de régulation de l’agir professionnel. Des balises qui visent à soutenir le jugement professionnel d’un enseignant par exemple s’inscrivent également dans cette orientation-là. La perspective déontologique suppose que l’on prescrive quelque chose en vue d’accompagner un professionnel dans l’exercice de sa fonction. La norme peut être contraignante de même qu’elle peut simplement orienter, indiquer une direction à suivre comme un comportement souhaitable. Dans les deux cas, elle ne dispense pas de penser par soi- même, de faire preuve de discernement et de lucidité dans l’action. La norme en général n’interdit pas l’exercice du bon sens. Ce qui compte, c’est la capacité individuelle de tout un chacun à agir de manière responsable, à délibérer éthiquement pour le bien de soi-même et de l’autre.

131 Nous pensons, c’est notre point de vue, que le dynamisme de la recherche des fondements théoriques et pratiques de l’éthique professionnelle en enseignement organisée depuis lors par France Jutras et Marie-Paule Desaulniers reste irrigué par une philosophie de l’éducation réinvestie par un discours pragmatiste issu des travaux de la philosophie anglo-saxonne. Sur le rapport entre le pragmatisme et l’éducation, un texte intéressant que l’on peut éventuellement consulter est celui de Brigitte Frelat Kahn (2013). Pragmatisme et

Jutras et Desautels, 2015). C’est l’autonomie professionnelle132 de l’enseignant qui est la règle de

base. Une telle articulation entre éthique et déontologie est diversement vécue autant chez Gohier que chez Jeffrey dont la complémentarité est plus qu’un lien. C’est l’enseignant dans l’action. C’est à lui qu’incombe toute la responsabilité de la décision. Déchiré entre deux valeurs comme l’égalité des chances et la performance par exemple, il lui revient de prendre une position et de la justifier (Jeffrey, 2015b). C’est son choix en tant que liberté au sens de Sartre (1996) qui est déterminant. C’est cela l’éthique de la responsabilité en éducation que poursuit Jeffrey.

L’éthique professionnelle en enseignement que défend Jeffrey est une éthique de la justification qui prend appui sur la liberté du sujet sans nier la pertinence des balises. Une liberté qui prend en compte le souci de soi et de l’autre à travers une réflexion propre fondée sur un certain nombre de valeurs. Jeffrey (2015b, p. 118) part du principe qu’aucune valeur ne possède une primauté sur une autre. Chaque valeur devrait être évaluée dans l’action : appréciée dans les contextes d’enseignement et dans les situations éducatives. Pourquoi d’ailleurs ne pas envisager cette éthique de la responsabilité de Jeffrey sous l’angle d’une éthique de la situation tout en prenant bien soin de distinguer éthique des situations et éthique de la situation. Par éthique de la situation, nous ne voulons pas dire qu’à chaque situation correspond une éthique particulière. Ce que nous supposons chez Jeffrey, c’est qu’une attitude éthique n’est pas une règle à suivre impérativement. C’est un comportement qui se décide dans l’urgence de la situation. Ce n’est plus une attitude préétablie et définitivement attendue. C’est ce que l’enseignant et l’élève auront ensemble et d’un commun accord décidé pour le bien de tous et non pour le respect du prescrit.

Avant d’en venir à Jeffrey, essayons de percer le mystère de cette éthique du lien que vise Gohier.