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Chapitre 5. Les concepts primordiaux de la recherche

5.2. L’éthique professionnelle en enseignement

5.2.2. Les trois principales approches des questions éthiques aujourd’hui

5.2.2.2. Le déontologisme

Le terme déontologisme vient de déontologie, dérivée du grec deonta, devoir et logos, étude, discours ou science. Étymologiquement, la déontologie est l’étude du devoir. Elle implique l’idée de devoir à accomplir (Gaudette, 1989). C’est ce que l’on retient de Bentham (1834). Le problème, c’est ce que Durand (2011) appelle ambigüité des traductions pour désigner la confusion qui règne entre éthique et déontologie. A code of ethics renvoie plutôt à code de déontologie qu’à un code d’éthique, le terme éthique n’ayant pas d’équivalent en anglais. Deontology suppose la philosophie de Kant117 et de ses héritiers118 (Durand, 2011). La déontologie est un système de morale fondant la

bonté morale de l’agir sur des valeurs ou des maximes comme bonnes en soi, abstraction faite des conséquences concrètes possibles (Gaudette, 1989). La moralité d’une action est fonction du respect des obligations a priori. Le refus voire le déni délibéré des conséquences devient le fondement même du déontologisme ou exigence du devoir. Une phrase qui résume l’essentiel de cette doctrine vient de Prairat (2013) : « Le déontologisme se moque des conséquences » (p. 65). Formule qui dit tout du rapport du déontologisme au conséquentialisme et à l’éthique des vertus. Elle rappelle la nature du déontologisme : la priorité au devoir. L’impératif catégorique devient la règle de base. Il y a au fond d’un tel impératif l’idée développée par Kant d’agir par devoir et non agir conformément au devoir. Le devoir est nécessitation et non nécessité. Or toute nécessitation morale est absolue chez Kant (1997, p. 92). Du coup, les conséquences importent peu. De là vient l’idée des normes a priori. Il s’agit précisément des normes qui s’imposent indépendamment des conséquences et sans égard pour des circonstances et des situations à chaque fois singulière. Peu importe les conséquences, l’agent moral doit toujours agir par devoir ou agir par liberté. Billier (2010) écrit à ce sujet : « En principe, la déontologie est par définition anti-téléologique, puisqu’elle nous demande de respecter ou d’honorer des règles, et non de promouvoir un bien » (p. 169). S’il

117 Philosophie de la philosophie, philosophie de l’homme, philosophie de la raison, la philosophie de Kant se propose globalement de répondre aux questions suivantes : Que puis-je savoir? (Métaphysique) Que dois-je

faire? (Morale) Que m’est-il permis d’espérer? (Religion) Qu’est-ce que l’homme? (Anthropologie),

interrogation ultime qui englobe les trois premières et dont la réponse doit couronner la philosophie (Dekens, 2011; Lequan, 2001). C’est un criticisme qui n’a rien d’un scepticisme (Dekens, 2001). Par critique, il faut entendre l’exercice par lequel la réflexion détermine la frontière entre les domaines possibles de la rationalité : la raison pratique peut se permettre (la loi morale, loi sainte et inviolable de notre humanité, qui n’est pas du ressort du sentiment, mais de la raison (Lequan, 2001)) ce qui est interdit à la raison théorique (le noumène ou la chose en soi) (Dekens, 2001, p.8).

118 On pourrait entre autres kantiens et néo-kantiens citer John-Rawls, Thomas Nagel, Alan Gewirth et Christine Korsgaard suivant la proposition de Canto-Sperber et Ogien (2004, p. 47 citant O’Neill, 1993, p. 175-185).

faut dire la vérité, peu importe l’issue de son action véridique, l’agent moral ne doit pas se rendre coupable d’immoralité en essayant de mentir. Il doit agir librement. Le devoir de vérité s’oppose au droit de mentir et s’impose de manière catégorique : « Il faut toujours dire la vérité ». Le droit de mentir même par humanité est une entorse à la liberté humaine. On ne choisit pas librement de mentir pour sauver des vies humaines. Le choix du mensonge exprime le poids de l’hétéronomie. Rien ne devrait justifier le choix du mensonge pour Kant (1797).

Il n’y a aucune justification rationnelle à mentir aux nazis pour sauver des juifs cachés dans une maison. C’est un bel exemple du rigorisme kantien. Dans le cas du dilemme du tramway, le chauffeur ne devrait pas réfléchir au sujet de la moralité de l’action à mener. Il ne doit pas dévier sa trajectoire au motif que sauver cinq personnes serait moralement plus justifiable qu’en tuer une. La moralité d’une action chez Kant est tributaire de la capacité de tout homme à assumer sa propre liberté, et ce de manière autonome, c’est-à-dire sans que cela soit le fait d’une necessitatio moralis externa119 qui me contraint extérieurement à une obligatio externa. Tout être moral doit agir sur la base de la necessitatio moralis interna, source de l’obligatio interna qui jutifie un acte moral. Seule la contrainte de soi est digne de moralité. Elle manifeste notre propre être : la liberté comme autonomie de la volonté. Il faut se garder d’être pathologiquement contraint comme en s’assujettissant aux différentes règles de droit120 qui organisent notre quotidien.

L’obligation et le devoir doivent être dissociés chez Kant (1997) : « Lorsque le motif d’après lequel nous accomplissons une obligation est interne, il constitue alors un devoir; lorsqu’il est externe, il exprime une contrainte » (p. 113). Si une contrainte externe intériorisée peut devenir un devoir en tant qu’obligation interne, la précision voudrait que l’on reconnaisse que chez Kant, l’obligation relève de l’autonomie de la volonté et n’a aucun lien avec le respect d’une obligation externe ou contrainte. Le mal, ce n’est pas dire la vérité. C’est mentir au sujet de ce qui est vrai. On a toujours le choix de ne pas mentir. L’obligation de ne pas mentir fait partie des devoirs parfaits121 comme

119 Ou nécessitation par l‘arbitre d’autrui comme faire amende honorable pour une insulte (Kant, 1997, p. 112-113).

120 Alors que l’éthique traite de toutes les obligations, le droit s’intéresse uniquement à l’exécution des obligations par contrainte (Kant, ibidem, p. 115). Ce qu’il faut surtout retenir c’est que ce type d’obligation par contrainte chez Kant n’est plus effectivement obligation en soi ou obligation morale dès lors que les motifs ne sont plus subjectifs ou internes, mais objectifs ou externes. Kant (1997, p. 114) le dit lui-même : La contrainte extérieure ne constitue pas en soi une obligation. L’obligation morale est affaire d’intériorité. 121 Les devoirs parfaits s’opposent naturellement aux devoirs imparfaits. Ces derniers sont des devoirs qu’il est certes impossible de respecter à l’égard de tout le monde, en toutes circonstances, sans aucune exception, mais qu’il serait mal de ne jamais respecter. À ces devoirs, il faut également ajouter les devoirs envers soi- même (se conserver et s’améliorer) et les devoirs envers autrui (respect d’autrui, qui conduit à n’abaisser personne au rang de moyen; amour d’autrui, qui conduit à faire miens certains buts; devoirs de ne pas médire, de se montrer orgueilleux) (Canto-Sperber et Ogien, 2004, p. 47).

tenir ses promesses. Ce sont des devoirs qu’il faut toujours respecter à l’égard de tout le monde, en toutes circonstances, sans aucune exception (Canto-Sperber et Ogien, 2004, p. 46-47). Le mensonge n’est tolérable d’aucune manière. Le mal122, c’est la liberté esquivée. C’est renier son propre être au

profit d’une obligation externe à laquelle on est assujetti conformément au devoir. Il se pourrait que mentir ne cause du tort à personne d’autre en tant que crime sans victime (Ogien, 2007).

Il se pourrait même que mentir sauve des vies, consolide des liens. Cependant, pour Kant (1797), l’exigence de vérité est une obligation, une obligation morale en tant que devoir de vérité. Il n’existe pas un droit de mentir par humanité : « La véracité dans les déclarations que l’on ne peut pas éviter est un devoir formel de l’homme à l’égard de chacun, quelle que soit l’importance du dommage qui peut en résulter pour lui ou pour un autre » (Kant, 1997, p. 436). Dénoncer des juifs cachés sachant que cela les conduirait inévitablement vers des camps de concentration est un acte ignoble du point de vue de la société. Mais chaque homme est libre. Il n’est pas obligé de mentir. Il est obligé de dire la vérité. C’est ce qui fait de lui un être moral. Voilà ce qui fondamentalement caractérise le déontologisme d’inspiration kantienne. Une version non kantienne de la déontologie morale est celle qu’élabore Ross (1930). Contre l’absolutisme de la déontologie kantienne, ce dernier mène une réflexion sur ce qu’il a appelé des devoirs prima facie ou à première vue. Ce sont des devoirs qui ont l’apparence des devoirs moraux vue sous un certain angle. Ils correspondent à nos devoirs sans phase dans une situation donnée, à nos devoirs à l’état brut, sans commentaire, sans exercice casuistique d’application (Billier, 2010, p. 195). Ce sont des devoirs qui ne nécessitent pas qu’on s’interroge tout de suite si on devait accomplir un tel acte ou pas.

Se demander s’il faut dénoncer les juifs aux nazis ou pas n’est pas nécessaire parce qu’à première vue c’est mal. Pourtant, une action peut être bonne prima facie alors qu’elle cause en réalité du tort à soi-même et aux autres. Une action peut présenter la propriété morale de respecter un engagement envers quelqu’un. Dans le même temps, on a conscience qu’elle est nuisible pour tout autre (Canto- Sperber et Ogien, 2004, p. 50). Ross (1930) distingue alors devoir à première vue et devoir effectif. Ce dernier renvoie au fait de ne pas accomplir une action pour ne pas causer du tort à quiconque. Comme son nom l’indique, c’est le devoir moral par excellence au sens de ce qu’il fallait absolument faire et sans condition dans une situation à première vue bonne. Mais, peu importe la

122 Kant (1793) en parle dans La Religion dans les limites de la simple raison où il élabore une théorie du mal radical : le mal, c’est la liberté humaine et non le péché originel ou toute action contre Dieu. Il n’est pas contracté à la naissance. Le mal est rationnel, inconnaissable et ontologiquement fondé dans notre être. Il est contracté par la liberté, l’être même de l’homme en tant qu’être « simplement libre ». C’est dans l’impuissance de l’homme à ériger ses maximes en lois universelles que s’exprime le mal radical (Billier, 2010, p. 193). Le mal résulte donc du refus de l’homme à agir librement. C’est la conséquence d’un agir humain par nécessité contre la nécessitation.

nature du déontologisme, qu’il soit kantien ou rossien, le devoir reste prioritaire par rapport aux conséquences. Pourtant, nul n’échappe à la hantise du telos. Pour paraphraser Blondel (2000, p. 110), nous dirions que toute action est finalisée, par essence. Il y a inévitablement à la base de l’agir humain toujours un horizon en perspective.