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Comme nous l’avons fait remarquer précédemment, le débat sur la pensée critique et son développement est loin d’être clos. On peut reconnaître que les travaux sur la pensée réfléchie7 de John Dewey (1910, 1917, 1933a, 1933b, 1961, 1967, 2004) ont eu, et ont toujours, un impact majeur sur les recherches sur la pensée critique.

John Dewey, philosophe et psychologue, est un élève de Peirce, lequel a initié le courant du pragmatisme8. L’influence du pragmatisme se retrouve notamment en éducation dans les travaux de Dewey. En effet, pour ce dernier, c’est la science et la mise en action d’une pensée qui permettent de comprendre le monde. Autrement dit, connaître ce n’est pas voir mais agir et la pensée devient donc un outil qui vise à étudier l’impact concret d’une idée.

Dewey définit la pensée réfléchie par « le résultat de l’examen très serré, prolongé, précis d’une croyance donnée ou d’une forme hypothétique de connaissances, examen effectué à la lumière des arguments qui appuient celles-ci et des conclusions auxquelles elles aboutissent » (Dewey, 2004, p. 15). Cette définition suppose donc une action volontaire et

7 Selon les traductions, l’expression “reflexive thinking” peut être traduite par « pensée réfléchie » ou « pensée

réflexive ». Dans le cadre du présent document, et afin de limiter les ambiguïtés, nous utiliserons la « pensée réfléchie » tout comme Ovide Decroly dans sa traduction de 2004 de How we think (Dewey, 2004).

8 Le pragmatisme est un courant de pensée né des travaux de Charles Sanders Peirce (1878, 1879, 1966a, 1966b)

à la fin du XIXè siècle. Le pragmatisme considère que penser revient à identifier l’ensemble de ses implications pratiques. Par conséquent, la vérité n’existe pas a priori mais se construit au fil de l’expérience du sujet. Il est à noter que Pierce n’est pas le premier à reconnaître l’importance de la mise en pratique des idées puisque, déjà au XIIIè siècle, Roger Bacon reconnaissait l’importance de l’expérience dans la compréhension des choses.

consciente du sujet penseur. Par ailleurs, Dewey ajoute que le recours à la pensée réfléchie répond à un besoin du sujet de sortir d’un état inconfortable de doute afin de retrouver un certain équilibre suite à la remise en question d’une connaissance ou d’une croyance.

Dewey (2004) reconnait quatre niveaux de développement de la pensée : a) la pensée spontanée qui est mécanique, inconsciente; b) une pensée qui est consciente d’un problème mais qui cherche une solution rapide, qui retient la première solution; c) une pensée qui cherche des solutions à un problème identifié mais la solution retenue corrobore l’idée initiale; d) une pensée complexe qui cherche des solutions viables à un problème identifié et retient la solution la plus appropriée en étant conscient des conséquences à court et à long terme et qu’une éventuelle révision de cette solution sera nécessaire.

Figure 1: Le développement de la pensée vers une pensée réfléchie, critique

Dewey (2004) reconnaît que le développement d’une pensée réfléchie repose sur un processus d’enquête en cinq étapes. Un processus qui suppose l’observation, l’inférence et le raisonnement. Dans la première étape du processus d’enquête, le penseur se retrouve dans un état de doute, d’incertitude.Cet état peut-être consécutif à un conflit entre un but à atteindre et le ou les moyen(s) disponible(s) pour atteindre ce but; ou bien être généré par une inadéquation entre une croyance, momentanément admise, et des faits observés; ou bien encore, suite à l’observation d’un fait inattendu. Autrement dit, c’est l’incertitude qui initie le processus d’enquête nécessaire à la mise en œuvre d’une pensée réfléchie.

Dans la deuxième étape, une fois le doute installé, il faut définir le problème ce qui fait appel aux habiletés de pensée logique et créative du penseur. Cette étape de la définition du

Pensée de type : Non réflexivité (a) mécanique Pensée de type : Réflexivité simple (b) rapide, (c) corroborante Pensée de type : Réflexivité critique (d) Contextuée

problème est fondamentale à la mise en œuvre d’un raisonnement réfléchi. En effet, un raisonnement réfléchi suppose la prise en compte du contexte et d’un maximum d’informations et de points de vue afin de cerner le plus complètement possible cette situation. Dans le cas d’une situation nouvelle, le sujet pensant devra faire des observations systématiques afin d’identifier « le caractère spécifique du problème » (Dewey, 2004, p. 101). Autrement dit, cette étape permet de définir le plus objectivement possible la situation problème. Notons que la première et la deuxième étape du processus d’enquête sont souvent simultanées : « le sentiment d’une contradiction, d’une difficulté, et les actes ou observations qui définissent cette difficulté, se fondent » (Dewey, 2004, p. 101).

Dans la troisième étape du processus, l’esprit du sujet fait appel à l’inférence pour suggérer des solutions basées sur l’expérience ou sur des observations de faits. Lors de cette étape, le sujet doit encore faire appel à ses habiletés de pensée créative et logique afin d’émettre plusieurs hypothèses, idées. Dewey souligne que « l’inférence dépasse le présent, elle suppose un bond en avant, un saut dans l’inconnu » (2004, p. 103) De ce fait, le sujet doit faire preuve d’initiative, d’honnêteté et avoir une bonne confiance en lui. De plus, la motivation du sujet à se placer dans des situations expérimentales est un facteur important à l’élaboration des hypothèses.

Dans la quatrième étape du processus, l’inférence cède sa place au raisonnement. En effet, le sujet dispose d’un éventail de solutions possibles, il doit faire un choix en se basant sur ses habiletés de pensée logique pour retenir la solution la plus appropriée. Cette étape consiste en un examen approfondi des conséquences possibles des différentes suggestions par rapport au problème identifié. Ce raisonnement permet d’éliminer des hypothèses non viables ou de retenir une hypothèse fiable.

Dans la cinquième et dernière étape de ce processus d’enquête, le sujet doit mettre en application la solution retenue et en analyser les résultats, les conséquences à l’aide des habiletés de pensée. Une idée ne devient une solution que lorsque les conséquences de sa mise en œuvre corroborent celles théoriquement ou rationnellement prévues. Cette dernière étape est fondamentale puisque c’est elle qui valide la solution « du moins, jusqu’au moment ou des faits contraires imposent une révision » (Dewey, 2004, p. 105). Ainsi, toute solution retenue doit être une « conclusion suspendue » (Dewey, 2004, p. 24). Autrement dit, il est fondamental

de reconnaître le caractère temporaire de chaque solution identifiée afin de la questionner, de la valider avant de la réutiliser dans d’autres contextes. Dès lors le penseur réfléchi n’est pas « uniquement l’esclave d’habitudes ou d’instincts dont il n’est pas conscient » (Dewey, 2004, p. 26) mais la mise en œuvre d’une pensée réfléchie, à travers le processus d’enquête, lui permet d’explorer, de créer du nouveau au lieu de rester prisonnier de ses habitudes, de ses routines.

Le développement et le maintien d’une pensée réfléchie sont donc dépendants de l’activité du sujet dans et sur son environnement. Par ailleurs, il n’existe pas de règle définissant la proportion de chacune des étapes d’une pensée réfléchie; il revient donc au sujet pensant de juger la portée, l’importance à accorder à chacune des étapes : « un esprit formé est celui qui, dans chaque cas spécial, sait le mieux distinguer la dose nécessaire d’observations d’idées, de raisonnement, d’expérimentation et qui profite le plus pour l’avenir des erreurs du passé » (Dewey, 2004, pp. 106-107). Si la pensée réfléchie, par son processus d’investigation et l’engagement volontaire, permet au penseur de se libérer de la routine, de ses instincts et de ses habitudes, elle est également l’occasion d’erreurs puisqu’elle cherche à construire le « nouveau » en faisant appel à la pensée créative du sujet pensant. Mais l’erreur fait partie du processus de développement et personne ne peut prétendre à développer une pensée réfléchie sans accepter la place de l’erreur au risque de se limiter à une pensée certes consciente mais limitée dans l’exploration des possibles et non réfléchie. Une pensée métacognitive qui assure des retours sur sa propre pensée s’avère donc faire partie intégrante du processus de pensée réfléchie.

Une des conditions de la mise en œuvre d’une pensée réfléchie est reliée à l’engagement et à la motivation de la personne. À cet effet, Dewey (2004) nous rappelle qu’il est important d’éduquer les individus pour stimuler leur pensée et leur donner les outils d’investigation nécessaires au processus de pensée réfléchie qui « exige toujours qu’on se donne plus ou moins la peine, parce qu’il faut lutter contre l’inertie qui pousse à accepter les suggestions en ne tenant compte que de leur valeur de surface, superficielle; elle implique le bon vouloir d’accepter une activité mentale qui s’accompagne d’inquiétudes et de troubles » (p. 24). En effet, le sentiment d’insécurité généré par la situation mais aussi par le recours à des solutions temporaires construites par le raisonnement à partir d’idées inférées place le

sujet pensant dans une situation d’inconfort cognitif et peut l’inciter à sortir trop rapidement de cet état avec le risque de limiter la réflexion.

À la suite des travaux de Dewey, plusieurs épistémologues se sont attachés à opérationnaliser le processus de la réflexion et cela se traduit par la production de différents modèles de développement de la pensée réfléchie. Nous présentons certains de ces modèles dans les prochaines pages.