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5.3 La réflexivité manifestée (les entrevues et les rapports synthèse)

5.3.1 La réflexivité manifestée lors des entrevues

Lors de l’entrevue individuelle, les questions portaient sur l’analyse du parcours universitaire et sur des notions théoriques telles que la définition de la pensée critique et de la pensée réfléchie, et sur les liens entre la pensée critique et les compétences professionnelles et l’expérience de formation. Un contexte qui, bien que lié à la pratique enseignante, référait plus

explicitement à des notions théoriques et amenait le stagiaire à adopter une attitude plus universitaire. À l’inverse, l’entrevue de groupe débutait par une mise en situation pédagogique (présentation d’un montage vidéo) pour ensuite demander aux stagiaires de discuter à propos des questions soulevées par le montage vidéo (constitution des équipes; système d’émulation; gestion des incidents disciplinaires). Le contexte plaçait les stagiaires, d’une part, dans une attitude plus pratique, plus pédagogique et, d’autre part, dans un contexte plus discursif.

Malgré une différence de contexte ou de points d’accès entre l’entrevue individuelle et l’entrevue de groupe, les modes de pensée se sont manifestés selon un même schéma : le mode logique domine le discours des stagiaires suivi du mode métacognitif puis du mode créatif et, finalement, du mode responsable. Nous avons constaté que, même si ce schéma global de manifestations des modes de pensée demeurait, la proportion des différents modes de pensée manifestés changeait selon que les participantes et participants se trouvaient seuls avec le chercheur ou en discussion de groupe. Les différences les plus significatives ont été observées au niveau de la mobilisation de la pensée créative et de la pensée responsable. En effet, dans le cadre de l’entrevue individuelle, la mobilisation d’une pensée créative était de 8% supérieure que lors de l’entrevue de groupe. Ce qui signifie que, lors de l’entrevue de groupe sur des questions pédagogiques, les étudiantes et les étudiants ont moins eu besoin d’illustrer leurs propos que lors de l’entrevue individuelle plus théorique. À l’inverse, dans le cadre de l’entrevue de groupe, la mobilisation de la pensée responsable était de 8% supérieure à celle observée lors de l’entrevue individuelle. Autrement dit, dans l’entrevue de groupe, probablement à cause des mises en situations d’enseignement, le questionnement face au Bien commun était le plus présent.

Toujours en lien avec la réflexivité manifestée, nous avons constaté que la complexification des modes de pensée variait selon les contextes. En effet, lors de l’entrevue individuelle, les discours reflétaient une double épistémologie : l’égocentrisme et le relativisme, alors que lors des entrevues de groupe, c’est l’épistémologie relativiste qui se manifestait largement avec 63% des séquences. Ce changement d’épistémologie pourrait s’expliquer par l’influence du partage des idées pour aider à la décentration du sujet de son expérience personnelle. En effet, c’est lors de l’entrevue de groupe que nous avons pu constater une décentration des stagiaires de leur propre expérience pour s’orienter vers

l’expérience d’autrui afin d’enrichir leur horizon et apporter des ajustements à leurs propres actes pédagogiques. La décentration est étroitement liée à la mise en place d’une réflexivité critique puisqu’elle permet au sujet de porter un regard moins centré sur l’expérience d’enseignement (regarder aussi celle d’autrui) pour mieux comprendre les actions et leurs fondements et ainsi développer une conscience professionnelle lui permettant d’évoluer. Ainsi, les manifestations d’une épistémologie égocentrique sont presque deux fois moins importantes dans l’entrevue de groupe (27%) que dans l’entrevue individuelle (47%). Par ailleurs, ajoutons que c’est au cours de l’entrevue de groupe que les stagiaires ont le plus mobilisé la perspective intersubjective (9% contre 3% lors de l’entrevue individuelle), principalement à travers l’autocorrection (pensée métacognitive) et la proposition de solutions nouvelles ou divergentes (pensée créative) par rapport aux propos de la discussion.

Comment pouvons-nous expliquer ces résultats? Notre proposition est à l’effet que le contexte influence non seulement la mobilisation des modes de pensée mais aussi la perspective épistémologique selon laquelle ils se sont manifestés. Ainsi, si différentes études démontrent l’importance de l’interaction avec autrui pour stimuler la réflexivité critique (Beauchamp, 2006; Chaubet, 2010; Collin, 2010; Daniel et al., 2011; Lipman, 1995), il nous apparaît que le type d’interaction influence aussi l’expression d’une pensée critique.

En effet, dans le cadre d’une discussion entre pairs, les stagiaires semblent ne pas ressentir la pression de « la bonne réponse » ou de la « peur de l’erreur » et peuvent donc laisser libre cours à leurs pensées, à l’expression de celles-ci. Ainsi, il peut s’installer un dialogue entre eux qui « renforce la déséquilibre [cognitif] afin de provoquer une progression [de la pensée] » (Lipman, 2006, p. 95). Dès lors, le contexte théorique n’est plus dominant au profit de l’expérience et des connaissances issues du milieu, permettant ainsi de se soustraire à l’idée de la « bonne réponse » et de démontrer sa compétence à enseigner, à analyser, à proposer des options. Chaubet (2010) aboutit à une conclusion similaire lorsqu’il affirme que la mise en situation réelle est un élément déclencheur de réflexion critique.

Dans le cadre de notre étude, les différences observées peuvent s’expliquer par le fait que la confrontation des expériences a conduit les stagiaires à évaluer leurs propres actions pédagogiques à l’aide des éléments divergents proposés par chacun et par le dynamisme de la discussion (Chaubet, 2010; Lipman, 2005, 2006). De plus, cette remise en question, associée

aux préoccupations plus pragmatiques des stagiaires, les a conduits sur la voix des propositions, sur la voix de l’innovation en proposant des solutions nouvelles pouvant potentiellement répondre à leurs interrogations. Ajoutons que la mise en situation réelle est l’une des conditions qui favorisent la réflexivité critique, puisqu’elle met la ou le stagiaire dans un contexte où la réflexion permet de mieux comprendre sa profession et de mieux se préparer à des situations professionnelles. Une mise en situation qui rejoint les préoccupations plus pragmatiques des stagiaires qui veulent savoir comment agir en classe. À l’inverse, lors de l’entrevue individuelle, il s’agit plus d’une conversation où l’intervieweur demande aux stagiaires d’exposer leurs opinions sur des notions théoriques. Ainsi, alors que le dialogue entre pairs anime les conflits cognitifs pour faire progresser les idées, la conversation, bien que porteuse d’informations pertinentes, n’entraîne pas ce genre de conflit puisqu’elle se limite à une simple exposition et juxtaposition des idées.

Le croisement de ces données nous conduit à renforcer l’idée de Lipman (2006) qui recommande que les intervenants soient placés dans des situations de discussion en communauté de recherche leur permettant ainsi de mobiliser de manière plus significative une pensée critique.