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A) Le paradoxe de Diderot : l’émotion du spectateur face à la froideur de

III. QUELQUES THEORIES DU JEU DANS LA LITTERATURE

III. 1. A) Le paradoxe de Diderot : l’émotion du spectateur face à la froideur de

• Comédien d’âme et comédien de sang-froid

Le philosophe Denis Diderot fut le premier à envisager la spécificité du métier de comédien, mettant l’accent sur les différentes façons de jouer. En effet, dans son ouvrage

Paradoxe sur le Comédien161, il s’interroge sur les techniques théâtrales en portant une

attention toute particulière au jeu d’acteur. La question qu’il pose concerne le degré d’implication personnelle du comédien dans son rôle. Le paradoxe ainsi mis en lumière est celui de l’émotion vive et intense suscitée chez le spectateur face à un acteur qui en revanche investirait son rôle de façon technique et distante, sans mobiliser sa dimension émotionnelle propre. Afin de proposer des représentations théâtrales de même qualité chaque soir, il apparait indispensable pour D. Diderot qu’un acteur travaille la constance de son jeu. Ainsi le bon comédien serait celui qui jouerait de sang-froid, en gardant la pleine conscience de ses actions.

« Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est l’inégalité des acteurs qui jouent d’âme. Ne vous attendez de leur part à aucune unité ; leur jeu est alternativement fort et faible, chaud et froid, plat et sublime. Ils manqueront demain l’endroit où ils auront excellé aujourd’hui ; en revanche ils excelleront dans celui qu’ils auront manqué la veille. Au lieu que le comédien qui jouera de réflexion, d’étude de la nature humaine, d’imitation constante d’après quelque modèle idéal, d’imagination, de mémoire, sera un, le même à toutes les représentations, toujours également parfait. Tout a été mesuré, combiné, appris, ordonné dans sa tête ; il n’y a dans sa déclamation ni monotonie, ni dissonance. »162

Emerge ainsi l’idée selon laquelle le comédien se saisirait dans le jeu de quelque chose d’extérieur à lui-même pour créer son personnage, quelque chose qu’il ne ressent pas comme lui appartenant. Mais qu’entend-on par extérieur ? Est-ce nécessairement quelque chose qui appartiendrait à la réalité matérielle au sens d’un objet externe ? Le sentiment se trouve-t-il d’emblée dans la nature pour que l’on puisse ainsi s’en saisir et en imiter ses signes ? Il ne s’agirait pas pour l’acteur, selon le philosophe, de laisser libre cours à une

161 DIDEROT D. (1830), Paradoxe sur le comédien, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 70

64 extériorisation de sentiments internes, mais d’abandonner sa sensibilité au profit d’un jugement objectif. L’acteur idéal joue selon un modèle idéal qui se trouverait dans la nature ou dans son imagination. Il serait ainsi un miroir qui renverrait chaque joue la même image sans fluctuation.

D. Diderot catégorise ainsi les acteurs soit du côté de ceux qui jouent d’âme, soit de celui de ceux qui jouent de sang-froid, précisant bien entendu que selon lui le meilleur sera celui qui pourra décrire les signes des sentiments et émotions au point de tromper le spectateur, sans pour autant les ressentir. Ce qu’explique D. Diderot relève-t-il d’un jeu purement technique, où l’acteur serait un automate qui reproduirait chaque soir les mêmes gestes exactement, respectant avec précision une partition prédéfinie et traduisant par le corps et des expressions préétablies, les sentiments d’un personnage ? Le corps adviendrait ainsi comme outils de transmission.

• La distance dans le jeu

Afin que l’acteur joue le rôle de medium en rendant compte d’un réel sans pour autant s’impliquer profondément, en restant d’une certaine façon en dehors de l’espace de représentation, tout en incarnant un personnage, c’est que se produit en lui une sorte de dédoublement du moi.

D. Diderot engage l’idée selon laquelle l’art du comédien n’est pas celui de laisser libre à une pulsionnalité débordante pour que celle-ci, par son caractère excessif, vienne toucher le public. Il ouvre la réflexion sur le fait que l’émotion ressentie par le spectateur n’est pas la même que celle éprouvée par le comédien dans une simple contamination de l’un à l’autre. Le comédien serait capable de se couper de ses émotions, d’utiliser son corps comme support d’expression, non pas de son monde intérieur, mais du monde intérieur d’un personnage imaginaire auquel il tente de donner vie. Le comédien sublime serait celui qui ne sent plus mais considère son corps comme médiateur de sentiments et d’une façon d’être au monde qui dépasse la considération et le vécu propre du sujet-acteur. « Lorsque l’acteur se dédouble, seule une moitié de lui-même, celle qui demeure petite, hors de la représentation, reste de sang-froid, l’autre, celle qui constitue le personnage, étant agitée par un délire enthousiaste assez proche de la folie identificatrice prônée et admirée par le second interlocuteur. »163

65 Cette distance prônée par D. Diderot doit être appréhendée dans un contexte. En effet, au XVIIIème siècle, le metteur en scène est encore majoritairement absent de la création théâtrale. Ainsi l’acteur porte une grande responsabilité dans la mise en scène et l’auteur, par les didascalies notamment, donne toute une série d’indications scéniques à l’acteur. Ainsi « la théorie du sang-froid établit d’emblée entre le comédien et son personnage la distance d’un regard créateur »164, regard qui plus tard sera repris en charge par le metteur en scène.

Ce qui nous intéresse ici dans ces questionnements précurseurs sur le jeu d’acteur, amorcés par le philosophe et depuis critiqués par de nombreux artistes, concerne cependant l’articulation spécifique entre ce que le comédien éprouve et ce qu’il fabrique. « L’acteur peut puiser dans ce qu’il a vécu, mais il peut être tout ce qu’il n’a pas connu »165, écrit J.

Gillibert, psychanalyste et acteur. La dualité interne à l’acteur est sans doute le point nouveau dès les premiers écrits de D. Diderot. Les acteurs utilisent chacun leur technique de jeu mais sans doute ce qui est souligné par le philosophe concerne ce qui ne lâchera pas la réflexion sur le métier d’acteur, à savoir l’opportunité du jeu d’ouvrir un espace nouveau d’une rencontre entre ce qui vient de l’intérieur et ce qui vient de l’extérieur.

En effet, dans le dialogue du texte écrit par l’auteur, la question se pose de la distance au sein de l’acteur entre ce qu’il est et ce qu’il joue. On pourrait le dire simplement entre lui et le personnage. Ainsi le sang-froid adviendrait comme garde-fou au sens propre du terme, comme protection contre la folie. « Le sublime fascine, et à se prendre pour Néron ou pour Agamemnon, on finit par tellement jouir de son personnage qu’en sortir devient insupportable : la démence mégalomaniaque des stars hollywoodiennes dont la tête n’était pas de fer guette le comédien sensible. Or justement seul le comédien de sang-froid peut se targuer d’une tête de fer. En s’identifiant au personnage qu’il joue, l’acteur glisse dans un cercle vicieux de la fascination, dont il ne peut plus sortir. »166

Dans son paradoxe, D. Diderot propose ainsi une réflexion sur la nécessaire distance interne au comédien pour jouer sans se perdre, pour éprouver la folie d’être un autre sans se trouver piégé dans une autre vie que la sienne.

164 Ibid., p. 31

165GILLIBERT J., Op. cit., p. 21 166 LOJKINE S., Op. cit. p. 40

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