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III. QUELQUES THEORIES DU JEU DANS LA LITTERATURE

III. 3. A) Le jeu identitaire : D Sibony

• Le cadre du jeu : entrée et sortie de jeu

Daniel Sibony, psychanalyste français, s’intéresse à la spécificité du jeu et du jeu d’acteur, en particulier, du point de vue de la psychanalyse. La question qu’il pose d’emblée est la façon dont il serait possible de trouver du « ressort, c’est-à-dire du jeu, pour sortir du cadre d’un jeu convenu qui devient répétition »268. Au détour du jeu théâtral, l’auteur

s’intéresse au jeu identitaire, qui serait à la fois « porteur d’un cadre qui nous rassure et d’un mouvement qui peut l’ouvrir sur autre chose »269. Le jeu aurait ainsi la fonction d’ouvrir sur

un possible, par l’établissement d’un cadre qui permet une certaine créativité, sans pour autant enfermer le sujet, au risque de le voir s’effacer. L’auteur précise ainsi que c’est peut- être là que se lient l’enfant et le jeu car ils sont « un champ de possibles. L’enfant, c’est ce qui en nous n’a pas encore fermé la porte. »270

Toutefois, lorsqu’il devient travail, le jeu se vide « d’une substance « magique » »271. D.

Sibony évoque cet accident où « à un moment, quelqu’un a dit, même en silence : Je ne joue

plus. Il n’a plus donné la réplique, il n’a même pas dit : Je passe – ça s’est passé sans

lui. »272 Il expose dans son ouvrage Le Jeu et la Passe, comment la culture pourrait ainsi favoriser et se nourrir des jeux dont paradoxalement les joueurs seraient exclus. Comment entre-t-on et sort-on d’un jeu ? A quel endroit le sujet s’exprime-t-il ? Comment faire pour que la vie reste jouable ?

Le jeu s’appuie sur les assises narcissiques du sujet mais la crispation narcissique est en revanche ce qui peut empêcher le jeu, le bloquer alors qu’il est voué au contraire à « recharger l’amour de soi, à renflouer les narcissismes en déficit. »273 Jouer, c’est accepter

de ne pas rester pris dans une position narcissique trop figée : une identité du paraître. L’envie de jouer naît du désir inconscient de ne jamais s’inscrire dans un cadre identitaire, narcissique trop délimité. A travers le jeu est recherchée la possibilité de naviguer entre les différentes parties de soi qui ne s’assemblent pas en un tout. Le cadre qui permet le jeu, est

268 SIBONY D., Le jeu et la passe, Op. cit., p.12 269 Ibid., p. 13

270 Ibid., p. 37 271 Ibid., p. 20 272 Ibidem. 273 Ibid., p. 23

87 celui qui délimite l’espace par des bords, auxquels le sujet peut avoir accès. Ainsi « dire qu’il y a du jeu, c’est en appeler à l’alternance, à l’oscillation infinie entre ce qui borde et ce qui déborde, entre cadrage et décadrage ; sous le choc de l’événement. »274

Il ne s’agit pas pour D. Sibony de considérer que l’on est toujours dans un jeu, ni qu’on peut y rentrer et en sortir par un acte purement conscient. Il questionne ce qui constitue le passage d’un jeu à l’autre – passage qui inclut une part de réalité au bord du jeu. « Le jeu se fond dans la réalité, s’en détache par à-coups, alors que par ailleurs elle fait partie du jeu. »275 C’est en ce point que les processus à l’œuvre en thérapie peuvent se constituer comme un jeu, quand le patient répète dans le transfert un jeu qui le dépasse « jusqu’à ce qu’il trouve le mur et la faille dans le mur, par où peut passer l’autre jeu. »276 Le jeu

identitaire sur lequel l’auteur s’arrête serait celui qui apporte au sujet une « joie

narcissique »277. Par le jeu, il éprouve la joie de se laisser porter par un tiers qu’il a lui-

même créé. « C’est la joie d’être à l’origine de ce qui se passe. »278

• La nécessaire multiplicité de l’identité

L’auteur aborde le jeu théâtral qui nous intéresse ici, par sa profondeur en tant qu’il fait communiquer le jeu de l’adulte et le jeu de l’enfant. Le premier serait jeu d’identité et le second jeu d’identification. Leur « point de départ est commun : vous n’êtes pas ce que vous êtes. »279 Ainsi ce qui va permettre au jeu théâtral de se développer, c’est précisément de préserver la faille identitaire, de chercher à ne pas la colmater. Le jeu n’est plus possible quand l’identité se fige et est comme identifiée à elle-même. L’enjeu est ainsi pour l’homme de rester d’une certaine façon, partagé, divisé, multiple mais en parties qui ne seraient pas pour autant inaccessibles les unes aux autres, c’est-à-dire clivées. Pour qu’il puisse y avoir du jeu, il s’agit que cette multiplicité reste fertile en ne s’opposant pas à l’unité nécessaire pour permettre au sujet de se sentir exister en continu.

En s’approchant plus près du jeu d’acteur D. Sibony prend comme point de départ l’hystérique dans sa façon extrêmement théâtrale de s’exprimer, il envisage une telle simulation comme indice de ce qu’elle « éprouve à son insu et qu’elle ne peut que

274 Ibid., p. 27 275 Ibid., p. 30 276 Ibid., p. 39 277 Ibid., p. 46 278 Ibid., p. 46 279 Ibid., p. 50

88 dissimuler…puis révéler »280. L’auteur s’appuie ainsi sur ce cas de psychopathologie pour

éclairer le fait que le comédien effectuerait un travail sur lui-même, une extériorisation de motions internes en jouant. « L’hystérique » telle que décrite par S. Freud281 et reprise ici par D. Sibony fait du théâtre mais « cela se passe souvent sans elle. »282 L’acteur quant à lui mobilise un processus davantage subjectif en tant que travail créatif qui lui permet de trouver « des gisements d’être inexploités à mettre en jeu »283.

Le jeu serait ainsi un moyen pour l’acteur de renaître, d’exister enfin. Mais l’idée qui traverse la réflexion de l’auteur est que l’acteur ne tend pas à conquérir une identité fixe, c’est au contraire au travers des histoires qu’il transmet, qu’il s’éprouve et existe. « Il faut juste un minimum, un noyau d’identité »284 pour pouvoir jouer à se perdre sans totalement

lâcher le fil qui lui permettra de revenir à lui-même. Il serait en effet essentiel pour l’acteur de ne pas se construire totalement, de rechercher cette « cassure identitaire », pour reprendre les termes de l’auteur dans laquelle il pourra trouver un repère. C’est au travers du jeu et de la reconnaissance que l’acteur acquiert une identité. Le renom lui donne un nom. D. Sibony envisage le jeu comme un entre-deux, un entre soi et l’autre. Le travail de l’acteur serait d’aller chercher soi en l’autre et l’autre en soi. La complexité du travail d’acteur réside dans le maniement de l’altérité, entre fusion, confusion et réaffirmation des processus de différenciation. L’auteur précise en effet combien l’enjeu pour le comédien est de « vivre le fait que l’autre est vivant et qu’il résiste ; et de vivre le fait de résister soi-même à l’autre. »285

Le jeu est une rencontre, une rencontre avec l’autre et une rencontre avec soi-même. Le comédien cherche à « habiter d’autres corps que celui de son symptôme, de son fantasme, de son quotidien »286. Le terme de symptôme peut ici être entendu en dehors du registre de la pathologie, mais comme signe de l’existence du sujet. En tant que compromis en désir et défense, tel que nous l’enseigne S. Freud, il est une manifestation de l’inconscient mais peut faire souffrir le sujet par son caractère fixe. Lorsqu’il se cristallise dans une forme qui s’impose au sujet, et que le psychisme ne peut plus jouer avec, il entrave le sujet. Le jeu serait ainsi à envisager comme moyen d’aller au-delà d’un je trop réduit. Et si l’acteur se sent trop à l’étroit dans ce je, explique D. Sibony, c’est parce que dans la vie, chacun

280 Ibid., p. 75

281 FREUD S., Etudes sur L’hystérie, Op. cit. 282 SIBONY D., Le jeu et la passe, Op. cit., p. 77 283 Ibid, p. 76

284 Ibid, p. 79 285 Ibid., p.81 286 Ibid, p. 83

89 éprouve le besoin de se cadrer pour ne pas laisser l’autre empiéter sur soi-même. Il évoque ainsi des limites solidement établies dans la réalité qui empêchent le sujet de se révéler pleinement quand bien même elles lui garantissent son intégrité. Ces limites tendent à être dépassées ou redessinées dans le jeu, pour ainsi permettre au comédien de défier son symptôme. « L’idée que les paroles de l’Autre finissent par vous le faire sentir, par vous « convertir » à lui, suppose que leur répétition peut atteindre votre être, et même lui suggérer l’arrêt d’une telle répétition… »287.

On en revient ainsi à ce que l’auteur engage dès le début de son ouvrage concernant la nature identitaire du jeu de l’adulte, qui dans le jeu théâtral, s’articule au jeu de l’enfant. « A l’horizon des jeux, il y a le jeu plus vaste de décadrer l’identité pour la nourrir et la relancer »288. Le plaisir éprouvé dans le jeu relèverait de la satisfaction à réussir

l’identification. Quand l’enfant se sert du jeu pour identifier l’autre, s’appuyer sur des modèles et s’identifier lui-même, le plaisir du jeu d’adulte, serait de réussir à s’identifier à soi-même. Ainsi, le « but du jeu de scène n’est pas tant d’extraire le non-dit d’une situation que de la rendre effectivement, effectivement jouable. »289 Le jeu d’acteur consisterait ainsi à garder l’identité en mouvement pour soutenir la vie. Dans ce qu’on a coutume d’appeler la vraie vie, il est plutôt difficile de se vivre comme divisé et pluriel. Chacun aura plutôt tendance à vouloir délimiter son espace, cadrer son territoire et ainsi « le jeu, c’est ce qui prend le relais du je pour lui permettre de se vivre comme partagé. »290