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III. QUELQUES THEORIES DU JEU DANS LA LITTERATURE

III. 2. A) Jeu et espace transitionnel : DW Winnicott

• La création de l’aire transitionnelle

Après la philosophie, c’est par l’angle de la psychanalyse que nous pouvons interroger le jeu dans son aspect global. Au fil de son œuvre, DW. Winnicott constate que la psychanalyse a laissé de côté l’expérience culturelle qui lui apparait, dans sa pratique auprès des enfants notamment, particulièrement importante. Le point de départ de sa réflexion sur le jeu et les processus psychiques qui en découlent, se situe dans la théorie qu’il propose concernant les objets et phénomènes transitionnels qui viennent désigner « l’aire intermédiaire d’expérience qui se situe entre le pouce et l’ours en peluche, entre l’érotisme oral et la véritable relation d’objet, entre l’activité créatrice primaire et la projection de ce qui a déjà été introjecté »199. Il définit une aire venant enrichir la conception duelle de la nature humaine, faite d’une réalité psychique interne et d’une réalité extérieure. Cette aire intermédiaire d’expérience est ainsi proposée par l’auteur comme une aire qui ne serait « pas contestée, car on ne lui demande rien d’autre sinon d’exister en tant que lieu de repos pour l’individu engagé dans cette tâche humaine interminable qui consiste à maintenir à la fois séparées et reliées l’une et l’autre, réalité intérieure et réalité extérieure. »200

C’est ainsi que la réflexion conduit le pédiatre anglais vers le concept d’illusion – concept cher au jeu par le caractère fictif qui lui est inhérent. Il envisage ce qui se situe entre « le subjectif et ce qui est objectivement perçu »201. DW. Winnicott fait rapidement allusion

à la folie. On peut en effet d’emblée voir apparaître l’idée selon laquelle elle serait une sorte d’excès de subjectivité, dans lequel l’équilibre psychique qui permettrait d’évoluer dans cet entre-deux, est fragilisé, ne permettant plus le maintien d’une perception objective. L’articulation perceptivo-projective ne trouve plus d’équilibre.

L’auteur nomme objet transitionnel, l’objet qui permet au petit enfant de petit à petit investir cette aire transitionnelle qui permettra d’accéder à une séparation et un processus de différenciation organisateur. Garder l’objet qui devient le symbole de l’autre, permet de se détacher de l’autre sans le perdre pour autant. Cet objet qui apparait ainsi durant les premiers

199 WINNICOTT DW. (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 8 200 Ibid., p. 9

73 mois de la vie d’un enfant perd petit à petit sa signification et DW. Winnicott explique que les phénomènes transitionnels s’étendent alors à tout le domaine culturel. C’est ainsi naturellement que son questionnement s’oriente vers un sujet plus large autour notamment du jeu, mais également de la création artistique et du goût pour l’art202.

• Le jeu comme accès à soi-même

Le passage de l’illusion à l’espace transitionnel constitue une étape importante du développement. En effet la capacité de la mère à répondre aux besoins du petit enfant permettait à ce dernier d’éprouver l’illusion de l’existence d’une réalité extérieure. Elle correspondrait ainsi à « sa propre capacité de créer. »203 L’émergence d’une aire d’expérience neutre, telle que décrire par DW. Winnicott ne correspond pas à la réalité extérieure, qui serait acceptée par l’enfant, en tant qu’espace totalement indépendant et différencié de lui-même. Elle serait comme en flottement entre lui et l’environnement. Ainsi l’objet transitionnel qui pourra s’y déployer n’aura pas, ni à revêtir le statut d’objet créé, ni celui d’objet accepté du dehors. C’est la question même qui ne se posera plus, explique le psychanalyste. L’épreuve de réalité pourra alors petit à petit devenir structurante pour le sujet. La tension qui pourrait être suscitée par l’interaction entre la réalité du dedans et celle du dehors serait ainsi soulagée du fait de l’existence d’une aire transitionnelle d’expérience. En comme cette aire n’est jamais complètement refermée dans le sens où « l’acceptation de la réalité est une tâche inachevée »204, on pourra se demander comment les adultes s’en saisissent et tout particulièrement la place qu’elle occupe dans les processus de jeu créatifs mobilisés par les comédiens. Les acteurs semblent en effet reprendre à leur compte les jeux de rôles chers aux enfants. Le personnage qui évolue sur scène sous le regard des spectateurs, n’est effectivement ni tout à fait le personnage lui-même puisqu’il n’existe pas un Cyrano ou un Hamlet mais autant d’interprétations que de comédiens qui le jouent, ni tout à fait l’acteur imitant un personnage, ce qui relèverait d’un théâtre de mauvaise qualité dans lequel les ressorts de l’illusion théâtrale n’opèreraient plus.

Les phénomènes transitionnels se portent garants d’un travail de désillusionnement nécessaire à l’acceptation de la réalité. Mais l’illusion n’est-elle pas la clé du travail de

202 Ibid., p. 13 203 Ibid., p. 22 204 Ibid, p. 183

74 l’acteur ? Le comédien ne se contente pas de jouer sur le plan intellectuel, il incarne corporellement les personnages qu’il choisit et se situe dans le jeu d’une façon tout à fait particulière notamment dans le rapport qu’il entretient ainsi avec le langage. Il sera intéressant de revenir plus tard à ces questions, éclairées par les théories de DW. Winnicott. En effet, ce qui nous intéresse d’emblée réside précisément dans le fait que c’est cette aire même qui s’inscrit dans la continuité de l’aire de jeu de l’enfant. L’auteur nous invite ainsi à penser le jeu comme un moyen pour le sujet d’établir une relation au monde. C’est ainsi qu’il considère le travail du thérapeute comme ayant pour visée « d’amener le patient d’un

état où il n’est pas capable de jouer à un état où il est capable de le faire. »205 Jouer serait

d’une certaine façon la garantie d’exister en tant que sujet, de quitter la situation dans laquelle il peut se trouver bloqué et empêché de vivre. On entrevoit ainsi combien la question du jeu est essentielle pour DW. Winnicott, qui tient d’ailleurs à placer sa réflexion dans la recherche de son époque, précisant que selon lui le jeu se doit d’être « étudié en tant que sujet en soi, qui ne recouvre pas le concept de la sublimation des pulsions. »206 Selon

lui, c’est la préoccupation qui marque le jeu de l’enfant et ce n’est pas tant le contenu qui compte que « cet état proche du retrait qu’on retrouve dans la concentration des enfants plus grands et des adultes. »207 Ainsi les pulsions sont des éléments qui peuvent venir d’une certaine façon menacer le jeu en ce qu’elles pourraient déstabiliser le sentiment d’exister en tant que personne, éprouvé par l’enfant. Le jeu se trouve intimement lié au sentiment d’exister, c’est-à-dire à ce qui permet à tout un chacun de se vivre en tant que sujet. L’auteur précise ainsi que « c’est en jouant, et seulement en jouant, que l’individu, enfant ou adulte, est capable d’être créatif et d’utiliser sa personnalité toute entière. C’est seulement en étant créatif que l’individu découvre le soi. »208

• La mobilisation de la créativité

Le jeu s’associe à une activité créatrice qui engage le sujet dans une quête de soi. La création ne garantit pas pour autant l’accès à la découverte de soi. DW. Winnicott explique en effet qu’un artiste peut tout à fait produire une œuvre qui rencontrera le succès sans pour autant parvenir à trouver le soi qu’il recherche. Pour situer la créativité au niveau intrapsychique, il précise qu’il est important de bien séparer l’idée de création avec celle de

205 Ibid., p. 55 206 Ibid., p. 56 207 Ibid., p. 73 208 Ibid., p. 76

75 l’œuvre d’art. Selon lui, « le soi ne saurait être trouvé dans ce qui dérive des produits du corps ou de l’esprit, si valables que puissent être ces constructions, du point de vue de la beauté, de l’habileté déployée ou de l’effet produit. »209 Afin que le patient puisse se vivre

dans l’expression « JE SUIS »210, il s’agit de lui permettre de faire l’expérience d’un état qui

ne se donne aucun but que celui de la créativité. « C’est sur la base du jeu que s’édifie toute l’existence expérientielle de l’homme. »211 Le recours aux médiations artistiques à visée

thérapeutiques s’appuie d’ailleurs sur de telles considérations. L’auteur conclue ainsi son chapitre concernant l’activité créatrice et la quête de soi en soulignant que « nous expérimentons la vie dans l’aire des phénomènes transitionnels, dans l’entrelac excitant de la subjectivité et de l’observation objective ainsi que dans l’aire intermédiaire qui se situe entre la réalité intérieure de l’individu et la réalité partagée du monde qui est extérieure »212. Ce

n’est pas dans le résultat que le sujet advient mais dans le processus ludique par lequel il y parvient. L’éclairage apporté ici nous intéresse tout particulièrement dans la façon que nous aurons d’appréhender davantage le processus du jeu de l’acteur que le résultat du rôle. Que peut-on dire en regardant l’œuvre terminée du vécu de l’acteur qui compose le personnage ? Certainement pas grand-chose.

DW. Winnicott expose l’hypothèse selon laquelle vivre en bonne santé reviendrait à vivre de façon créative pour échapper à la soumission à une réalité extérieure tout à fait indépendante du sujet, et à laquelle il devrait ainsi uniquement s’adapter. En cherchant à approcher ce dont relève la créativité, il navigue entre ce qu’il nomme les sujets schizoïdes qui peinent à entrer en contact avec les éléments de la réalité et les extravertis qui n’arrivent pas à entrer en contact avec leurs propres rêves213. Dans les deux cas ces sujets peinent à vivre pleinement et se sentir acteur de leur vie. Lorsqu’ils s’engagent dans une démarche de psychothérapie, « ils désirent qu’on les aide à trouver leur unité ou encore à atteindre un état d’intégration spatio-temporelle où il existe vraiment un soi englobant tout, au lieu d’éléments dissociés et compartimentés ou comme dispersés et gisant épars »214, précise

l’auteur. C’est l’accès à sa propre créativité qui permettrait d’éprouver cette unité tant recherchée. Quand bien même cette force vitale aurait dû être réprimée par une force venue de l’extérieur, elle n’en serait pas pour autant détruite et les victimes de domination ou de

209 Ibid., p. 77 210 Ibid., p. 80 211 Ibid., p. 90 212 Ibid., p. 90 213 Ibid., p. 94 214 Ibid., p. 94

76 persécution pourraient rester créatives, en témoigne leur souffrance. Le renoncement à tout espoir quant à lui pourrait davantage mener à un état dans lequel l’individu ne souffrirait même plus.215 « La pulsion créative peut être envisagée en elle-même ; bien entendu, elle est indispensable à l’artiste qui doit faire œuvre d’art, mais elle est également présente en

chacun de nous »216.

Dans le travail de recherche plus large qui m’intéresse ici, je reviendrai sur le statut d’artiste en tant qu’il interroge tout particulièrement le comédien par le caractère éminemment personnel que revêt son œuvre d’art, c’est-à-dire l’incarnation d’un rôle par la construction d’un personnage. DW. Winnicott s’attache à donner une nouvelle portée à la créativité, au-delà de la dimension artistique de l’œuvre d’art, à laquelle ses prédécesseurs s’étaient déjà intéressés. Il considère l’œuvre créée comme se situant « entre l’observateur et la créativité de l’artiste »217 quand la vie créative serait directement en lien avec le fait même

de vivre. Ce qui apparait tout particulièrement entrer en résonnance avec notre propos dans les théories avancées par le psychanalyste concerne le travail de différenciation entre ce qui vient de soi et ce qui vient de l’autre. Soutenu par l’espace transitionnel duquel peut se déployer la capacité créative et subjectivante de chacun, la différenciation avec l’autre n’est jamais tout à fait une évidence. Cela ouvre une perspective intéressante quant au travail du comédien. Si on peut s’interroger sur la façon dont l’acteur réussit à se confondre avec son personnage sans fragiliser son sentiment d’identité, cela peut peut-être s’envisager autrement en considérant que le sentiment d’identité reste une quête inachevée et que le travail de différenciation est toujours à l’œuvre, permettant au sujet de demeurer multiple autant qu’il souhaiterait n’être qu’un.