• Aucun résultat trouvé

III. QUELQUES THEORIES DU JEU DANS LA LITTERATURE

III. 3. B) Le jeu théâtral comme outil thérapeutique : P Attigui

• Le choix du rôle : identification et désidentification

Patricia Attigui, psychologue clinicienne et psychanalyste, s’intéresse au jeu théâtral sous l’angle de la psychothérapie. C’est par l’expérience d’un atelier théâtre qu’elle a imaginé et mené au sein d’un service accueillant des patients psychotiques, qu’elle offre de nouvelles pistes de réflexion sur les enjeux du jeu. S’interrogeant sur la nature de l’expérience qu’elle propose aux patients entre le psychodrame et l’atelier théâtre, qui

287 Ibid., p. 82 288 Ibid., p. 47 289 Ibid., p.129 290 Ibid., p.152

90 n’aurait de vertus thérapeutiques que de surcroît, elle explique qu’à la différence du premier dans lequel les patients agiraient librement selon leur humeur, le cadre se présente différemment. En invitant les patients à choisir un rôle prédéfini, chacun s’inscrit d’emblée « sur un registre identificatoire tout d’abord conscient et qui se situe à l’intérieur de la sphère ludique, où la représentation concrète du vécu ne peut se faire qu’à travers le personnage interprété. »291 Il s’agit ainsi par le jeu d’acteur de permettre au patient de « trouver une issue à la mécanique répétitive dans laquelle il est enfermé. »292 Modernisant l’idée de JL. Moreno selon laquelle chacun aurait en soi des rôles à jouer, l’objectif d’un atelier tel qu’il est mené par P. Attigui est de permettre aux patients d’entrer dans un rôle en le choisissant non pas par hasard, mais bien pour la valeur des identifications qui guide ce choix inconscient.

D’une certaine façon, l’identification ludique consciente résonne au niveau inconscient et peut remettre en mouvements des identifications inconscientes. C’est notamment par le travail de répétition qui permet de se préparer à la représentation que des transformations pourront s’opérer. Il s’agit d’un temps d’appropriation d’un texte qui permettra la construction d’un personnage et le déploiement du jeu. P. Attigui précise que « le texte, lorsqu’il est travaillé, répété, pénétré, devient un espace matérialisé par la gestuelle scénique. »293 L’idée d’un texte comme espace apparait particulièrement intéressante en tant que le comédien pourra s’y promener, s’y réfugier ou s’y abandonner et s’y perdre. L’enjeu, dans le cadre d’un groupe à médiation théâtrale serait ainsi de permettre aux patients « d’emprunter un nouveau chemin qui mène à l’articulation de leur propre parole. »294 Le fait d’interpréter une fiction permettrait de restaurer le discours par la découverte de l’existence d’un sens dans une histoire qui n’est pas vraie. « Ainsi peut-on dire que la lourdeur des conséquences entrainées par la saisie du sens du discours est ce qu’il conviendrait, grâce au jeu théâtral, de dédramatiser. »295 L’interprétation serait ce qui permet d’une certaine façon de dédramatiser. En jouant un personnage le patient pourra commencer à se désidentifier, c’est-à-dire à introduire une distance.

291 ATTIGUI P. Jeu, transfert et psychose, de l’illusion théâtrale à l’espace thérapeutique, Op. cit., p. 85 292 Ibid., p. 85

293 Ibid., p. 132 294 Ibid., p. 132 295 Ibid., p. 134

91 • L’investissement corporel du rôle : dépassement de la structure psychique

Bien que le théâtre mobilise le sujet sur les plans intellectuel par sa dimension poétique et psychique du fait des potentialités identificatoires qu’il offre, P. Attigui met en avant également l’importance de la dimension sensori-motrice engagée. La dimension corporelle lors de l’investissement de patients dans une prise en charge théâtrale, apparaît au premier plan. Si celle-ci « se fait souvent à un niveau verbal, il n’en demeure pas moins que la parole ouvre à un autre monde, celui d’une non-intentionnalité, d’un non-voulu, d’un non-pensé qui provoque du même coup la conscience du corps. »296. Le travail de l’acteur se réalise dans une articulation fine entre être et paraître, mais c’est précisément la recherche collective de l’être et de sa vérité profonde que P. Attigui propose à ses patients de convoquer dans le jeu et d’exploiter dans le corps.

Ainsi une des nouveautés apportées par l’auteur est l’hypothèse selon laquelle le jeu théâtral permettrait un dépassement des structures de personnalité. Elle le formule ainsi : « j’ai acquis l’intime conviction que, grâce au théâtre, il y a rencontre de l’univers psychotique avec l’univers névrotique. »297 L’étude du théâtre auprès de populations psychotiques met en

lumière une de ces dimensions, à savoir celle de rassembler le sujet en même temps que d’oser s’aventurer au-delà des registres connus, au-delà des limites, parfois détériorées. « Mais ce voyage au cours duquel chacun devra se laisser emporter est celui du théâtre, où le billet de retour est garanti pour tout le monde. »298 Le théâtre fait voyager le spectateur et le comédien de façon différente. Et si le comédien peut se laisser aller à son personnage, c’est « sans courir le risque de la dépersonnalisation. »299 L’enjeu pour l’auteur d’un tel dispositif, est précisément de permettre aux patients d’accéder par le jeu, à une représentation symbolique. Cela passe par du travail mais également des outils et des techniques tels ceux de « l’occupation véritablement corporelle de l’espace scénique, la voix, le style [ou encore] les paroles prononcées et adressées à l’autre. »300

L’intérêt ludique se déplace sur le corps ou plutôt dans le corps. « Tout comme le rêveur croit au réel de ses manifestations oniriques, le spectateur croit lui aussi à la fiction que lui propose le comédien. Sensations et émotions donnent alors au sujet une intelligence immédiate de la situation, et le corps en est le premier averti »301, précise l’auteur. La

296 Ibid., p. 80-81 297 Ibid., p. 100 298 Ibid., p. 101 299 Ibid., p. 102 300 Ibid., p. 104 301 Ibid., p. 108

92 situation théâtrale permet par la nécessité qu’elle engage, l’expérimentation de nouveaux vécus. Ainsi elle ouvre la possibilité d’une transgression des interdits. « Cette création théâtrale qui permet de créer ou de recréer tout un monde ne va pas sans la reconnaissance d’un espace transitionnel. Une distance instaurée par le jeu permet au comédien la poursuite de son travail d’interprétation car s’il interprète son personnage avec une grande fidélité, il ne le devient pas pour autant. Ce travail se situe entre l’identification et la désidentification. »302 Ainsi l’interprétation théâtrale devient l’opportunité de la création même de cet espace intermédiaire cher à DW. Winnicott, duquel le sujet pourra s’éprouver un peu plus vivant et attester de son existence.

• La dimension subjectivante du cadre théâtral

Utilisé dans une démarche thérapeutique, « l’enjeu est alors la création d’un espace potentiel où les phénomènes transitionnels vont pouvoir se déployer. »303. P. Attigui souligne également la grande importance accordée au cadre, dans le sens où l’hospitalisation de patients relève la plupart du temps d’une difficulté d’accéder à un cadre intériorisé et sécurisant. Lorsque les patients, dans d’autres ateliers, sont invités à improviser, « cette absence de cadre, auquel est censée se substituer la personne même du praticien dirigeant ces activités groupales, risque de dupliquer d’une certaine façon les vécus traumatiques du patient. »304

Le choix de faire jouer les patients des pièces de théâtre qui leur préexistent, nous renseigne sur les enjeux du texte et des personnages. En effet, P. Attigui rend compte de son expérience en précisant que l’appropriation du texte et donc en autres, le travail de mémorisation, ne pouvait s’effectuer sans un travail de mise en sens. C’est en rejouant les scènes encore et encore, d’abord avec les mots du patient, puis ceux du texte original que le travail de mémorisation et de jeu peut s’enclencher. « Le langage de l’autre [pouvait] désormais être employé sans qu’aucun patient ait [eu] le sentiment, si furtif soit-il, d’avoir renoncé à sa propre parole. »305.

Le choix de la médiation théâtre par la clinicienne parait découler de ses vertus subjectivantes pour le patient. En effet, elle fait part du fait que selon elle, le désir de guérir

302 Ibid., p. 110 303 Ibid., p. 92 304 Ibid., p. 93 305 Ibid., p. 97

93 de nombreux patients, est souvent équivalent au désir d’exister. Ainsi pour le soignant qui a eu l’occasion de participer à ces séances, c’est un nouveau regard qui pouvait être porté sur le patient psychotique. Dans le cadre du jeu théâtral : « il peut devenir humain car [les soignants] n’abordent plus les patients sous l’angle succinct de leur symptôme, mais plutôt sous celui de leurs potentialités créatives. »306 Il s’agirait ainsi de jouer pour modeler la psyché, « bien de pétrir la matière qui offre elle aussi des résistances ».307 Lorsque les processus de créativité sont mobilisés, alors le sujet éprouve la possibilité de « se familiariser avec ses fantômes en les laissant advenir dans sa propre histoire. »308 L’incarnation propre au jeu théâtrale serait un outil privilégié pour rendre la substance psychique malléable.

• La voix : approche de l’intériorité

Au-delà de la mise en scène du corps de l’acteur, P. Attigui souligne l’importance de la mise en scène de la voix. « Tout comme le rêve est considéré par Freud comme la voie royale menant à l’inconscient, ici la voix et plus globalement la communication audiophonique est ce qui mène à l’émotion, ce qui révèle l’affect. Dans le jeu théâtral, la voix, tout comme le corps, est instrument du comédien. Mais c’est un instrument très particulier, car il est impossible de s’en défaire. Le comédien doit la travailler, en tirer parti éventuellement, l’important étant que le souffle puisse être libéré. »309 La voix et les

émotions seraient ainsi intimement liées et c’est en travaillant la technique vocale que le comédien viendrait enrichir le registre des émotions. P. Attigui s’intéresse ainsi à la question de la technique théâtrale pour tenter d’en saisir certaines clés qui éclaireraient la façon d’utiliser cette médiation à des fins thérapeutiques.

« Pouvoir articuler, crier, se taire sur scène, autorise le patient à jouer enfin avec les excès de communication liés aux mouvements symbiotiques dans lesquels il était jusqu’alors englouti. »310 L’expérience recherchée serait celle qui symbolise le moment où le sujet éprouve enfin la possibilité de rentrer dans son corps. L’auteur explique que c’est par la voix qu’une délivrance de l’état intérieur pourra advenir, en ce qu’elle est directement en contact

306 Ibid., p. 98 307 Ibid., p. 123 308 Ibidem. 309 Ibid., p. 115 310 Ibid., p. 119

94 avec l’archaïque en chacun. Elle pourrait ainsi être considérée selon P. Attigui comme l’interface entre corps et psyché. La voix serait la voie d’accès au sujet.

Elle met en avant dans son ouvrage sur le jeu, l’importance du plaisir collectif pris par les patients en atelier du fait de jouer ensemble. Car en effet pour elle, le plaisir du jeu se situerait dans la découverte d’un état intérieur. Ainsi cela s’envisage d’une façon éminemment personnelle. Avec les personnes qui participent à l’atelier théâtre conçu par P. Attigui par exemple, « il faut bien souvent accompagner le patient pas à pas, physiquement [nous dit-elle], dans une prise de possession de son corps, de sa voix, de l’espace, de sa parole suscitée par le texte, et aussi et surtout de l’autre avec lequel il se met en jeu. Ici, la personne même du thérapeute a une importance cruciale. A cet instant, ce qu’il est compte plus que ce qu’il sait. »311 C’est ensuite le point de cohérence entre ces différents éléments

qui permettra au sujet d’expérimenter un processus de reconstruction individuelle.

• La valeur narcissique du rôle

« Le travail du comédien est de vivre entre l’être et le paraître et de découvrir, à travers une dislocation obligée, la nécessité du mensonge. A l’intérieur d’un tel labyrinthe, le comédien approche le sentiment dramatique. « Le théâtre m’a rendu à moi-même », disait un patient – me signifiant ainsi que, grâce à l’exercice répété du va-et-vient entre l’être et le paraître, réelle dislocation enfin dédramatisée dans l’espace ludique du théâtre, et en s’autorisant à être un autre, aux yeux de tous, dans une démarche porteuse de plaisir, le théâtre le rendait à lui-même. »312 Le cadre ludique de l’espace de jeu permet une sorte de restructuration du moi. Le jeu théâtral permettrait ainsi d’atteindre son moi et d’en jouer.

« Grâce au jeu, la différenciation entre imaginaire et symbolique peut s’élaborer peu à peu et […] elle permet d’atteindre le moi – lieu de l’imaginaire, des reflets et des identifications. »313 Le comédien en viendra à imprégner de sa propre valeur narcissique le rôle qui adviendra ainsi comme une sorte de reflet incarné. L’auteur souligne ainsi qu’un tel procédé peut être compliqué pour un comédien psychotique car alors ce que « le jeu lui restitue est encore à son principe un moi morcelé. Ce n’est alors que par l’exercice répété du jeu, sans cesse modifié, grâce à la conscience renouvelée de soi-même par le biais de

311 Ibid., p. 118 312 Ibid., p. 127 313 Ibidem.

95 l’identification ludique, que les brèches peu à peu se colmatent, donnant au sujet l’occasion, médiatisée par l’intervention des spectateurs, d’être séduit par son image. » 314

L’incarnation d’un personnage, en ce qu’elle propose au sujet de revêtir un costume et de porter un masque permet de cacher et de se voir autrement. Lorsque l’auteur interroge la notion de personnage, elle remonte le fil étymologique qui nous permet d’envisager la proximité entre le masque et le personnage. L’objet qui cache le visage et permet de créer un personnage est ainsi celui qui permet d’une certaine façon de révéler au monde à la fois un corps mais également un esprit. L’enjeu du masque est ainsi paradoxalement non pas de cacher mais au contraire de montrer autre chose que ce qui se donnerait à voir par habitude, et ainsi de s’éprouver différemment.

96