• Aucun résultat trouvé

IV. TEMPORALISATION DU METIER D’ACTEUR

IV. 1. A) Hasard ou vocation

• Le comédien sur le chemin d’une nouvelle vie

« Est-ce que vous pourriez me raconter comment vous en êtes venu à faire du théâtre ? ». Voilà la façon dont les rencontres avec les comédiens professionnels débutent chaque fois. Les acteurs acceptent de se livrer et à cette occasion, ré-ouvrent le livre de leur enfance et de leur jeunesse. Les motivations qui ont conduit chacun à la pratique de l’art dramatique sont éminemment personnelles et des divers récits, se dégagent différentes façons d’inscrire le théâtre dans une vie d’acteur.

« Mon père était quelqu’un qui [ne] vivait […] pas comme les autres gens. Il se couchait tard, il se levait tard, dans la journée il était là. […] Ça paraissait répondre à une liberté. Sûrement qu’il y a déjà, d’une manière confuse, l’envie, diraient les psys, un peu névrotique, d’être un peu inadapté. C’est-à-dire de ne pas vouloir être conforme à un mode social prédominant »315, confie Philippe. « Je ne sais pas comment c’est venu. En fait j’ai plus l’impression que c’est le théâtre qui est venu à moi que moi qui suis allé vers le théâtre. C’est bizarre ce sentiment, mais c’est une réalité »316 explique Emmanuel. Pour Grégory

c’est venu par hasard « sans que je ne me dise : « Tiens, je veux faire ça ! » »317

Qu’il soit présenté comme un mode de vie, une passion, une nécessité, un refuge, un plaisir, un espace de liberté et d’expression ou comme un heureux hasard, la pratique du théâtre engage chaque comédien d’une façon si intime que se pose la question de ce qui les pousse à agir. La notion de vocation ouvre l’idée que le devenir acteur est un chemin sur lequel l’apprenti comédien s’aventure. Il s’y sent poussé par une force, divine diraient certains, à agir. Décider de devenir comédien selon L. Jouvet, c’est choisir une voie, emprunter un chemin en refusant de savoir où il nous mènera. Il s’agit de s’engouffrer dans une vie où enfin il est acceptable de se perdre sans cesse. Le comédien recherche une sorte de chaos, une vie sans règles, sans lois. L. Jouvet souligne l’importance du sentiment de « ne pas être suffisamment »318 qui anime le comédien. La vocation de l’acteur à travers le théâtre, prend part à la quête interminable de la découverte de la vérité sur lui-même. Il nous

315 Interview Philippe – annexe n°8, p. 326 316 Interview Emmanuel – annexe n°10, p. 361 317 Interview Grégory – annexe n°5, p. 282 318 JOUVET L., Op. cit., p. 61

98 précise que « toute vie est révélation de ce que nous sommes »319. L’art du comédien mènerait sur le chemin de la connaissance de soi, dans une quête pour devenir soi-même nous explique l’auteur. La révélation serait ainsi celle de soi à soi, ou plus précisément accès à la connaissance de ce que l’acteur croit devoir être pour lui-même. Cet idéal est ainsi ce qui le mène sur le chemin de sa quête artistique : sa vocation. « Vivre cette vie en nous que nous n’avons pas vécue et que peut-être nous ne pourrons pas vivre. »320

En se confrontant à des vies fictives, le comédien se rend disponible à des révélations sur lui-même. Il s’expérimente sans cesse pour mieux se trouver, se comprendre. Si le talent parait indispensable à la pratique du théâtre, la force sous-jacente qui pousse le comédien à agir semble s’enraciner bien plus profondément. « Ça me fascine chez tous les acteurs que j’ai rencontrés, parfois des acteurs qui travaillent pas du tout. C’est terrible, et même j’irais plus loin, des gens pas si doués que ça, qui font quand même ! On se dit mais ils n’y arriveront pas, mais si, ils font des trucs, y’a quelque chose qui les tient ! »321 témoigne

Philippe, acteur et pédagogue. Le théâtre devient une nécessité profonde. La pratique de l’art dramatique semble en ce sens, venir comme ressource pour soutenir une fragilité existentielle interne ou advient comme solution créatrice à un manque inhérent à chacun.

Le comédien qui décide de devenir professionnel inscrit sans doute ses motivations sur un continuum entre la prise de plaisir simple sans considération de l’œuvre créée et le sacrifice qui pousse vers la mort, au nom d’un idéal : celui de l’œuvre de théâtre qui revêt alors un caractère presque sacré. « Se vouer à la pratique de son art », « se donner corps et âme », autant d’expressions entendues fréquemment qui semblent témoigner d’un processus de dé-subjectivation à l’œuvre, quand « vivre de sa passion » ou « avoir le luxe de jouer toute la journée » sont des formulations qui laissent entendre combien l’art dramatique peut advenir comme source d’épanouissement pour le comédien. Cet épanouissement se situerait plutôt à un niveau identitaire. « Je suis infiniment plus à l’aise dans le « jeu » que dans le « je » »322, confiait André Dussolier. Un tel témoignage singulier ne peut permettre de conclure à des généralités. Il semble cependant que le concept même de jeu soit précisément ce qui permet d’instaurer une distance de soi à soi. Jouer permet à l’acteur d’être autre que lui-même ou d’être plus que lui-même. Le travail de subjectivation à l’œuvre dans le théâtre émerge ainsi au cœur de notre préoccupation. T. Guenoun avance d’ailleurs l’idée selon

319 Ibid., p. 70 320 Ibid., p. 57

321 Interview Philippe – annexe n°8, p. 331

322 DUSSOLIER A., « Du jeu au je » in Psychanalyse Magazine, 2002, n° 14 (octobre/novembre 2002) –

99 laquelle le théâtre ne doit pas ouvrir les mêmes béances de la subjectivation que celle de la société dans laquelle elle puise son inspiration.

• A la découverte de son propre désir

Le double mouvement du comédien qui va vers le théâtre pour soutenir son désir ou du théâtre qui vient au comédien par hasard, est ce qui peut nous intéresser dans le rapport du sujet à son désir. L. Jouvet écrit qu’il s’agit d’établir la vérité de sa vocation, du moins de « justifier cet appel, qui n’est que désir, attirance, sollicitation. »323 Le théâtre est présenté par certains comédiens comme un moyen d’expression qui soutient leur désir : « Moi je pense que je pourrais faire un autre métier, mais créatif »324 explique Jeanne. Pour d’autres il semble que le choix du théâtre se soit comme imposé à eux. Aucun de ceux rencontrés n’a exprimé une aliénation à la pratique d’un tel art. Si cet pratique artistique se lie au sujet de manière très forte en ce qu’elle lui offre une possibilité d’épanouissement, le risque qu’elle envahisse et étouffe le sujet, à en perdre son caractère sublimatoire existe-il ?

Entre désir exprimé, désir inconscient, heureux hasard et nécessité, dans quelle mesure le comédien peut-il manier son art pour qu’il reste source d’enrichissement sans être manipulé par l’art qui s’imposerait comme passion destructrice et dévorante ? On peut aisément s’accorder sur le fait qu’il est impossible d’accéder précisément à ce qui constitue le désir mais chaque sujet peut en éprouver les manifestations. Ce désir qui pousse les comédiens ou futurs comédiens vers leur art reste énigmatique. Ils perçoivent la plupart du temps que cela s’enracine au-delà du plaisir qui est pris dans l’action du jeu, dans la découverte d’un texte ou dans la création d’un personnage.

Certains comédiens entretiennent un dialogue très étroit avec leur désir, cette force qui les tient en vie, pour aller toujours au plus près de la satisfaction sans pour autant jamais l’atteindre. Mais on entend également combien le risque de la déliaison pulsionnelle est présent. Jouer pour ne pas mourir, jouer pour se retrouver. Il apparait que chez certains comédiens, le jeu permette de remobiliser des processus de subjectivation restés en suspens. « Pour moi jouer, il faut que ce soit une fête ! Parce que j’ai commencé, je n’avais pas le droit de faire du théâtre, donc il y avait une espèce d’urgence à chaque fois que j’allais en cours »325, raconte Fleur, une comédienne que je rencontre. « Ce qui n’est pas nié, ce qui fait

323 JOUVET L., Op. cit., p. 68

324 Interview Jeanne – annexe n°6, p. 297 325 Interview Fleur – annexe n°7, p. 316

100 qu’il y a vocation, névrotique ou non, c’est qu’on veut devenir un acteur, capable de se montrer comme tel, de rivaliser avec les autres acteurs, et de proposer au public une image qui, au-delà de l’intérêt pour le personnage, éveille ou plutôt réveille en chacun une ébauche de la même vocation, en présentant le jeu comme un jeu de façon à rappeler la pure possibilité de jouer, à la limite de jouer tous les personnages possibles. »326 Ce qui fait un acteur s’inscrit ainsi dans la nécessité du jeu. Pour qu’il puisse s’épanouir dans son art, il lui faudra fournir un travail conséquent, avoir suffisamment de talent et que de bonnes rencontres viennent ponctuer son parcours. Car il ne suffit pas de jouer pour être acteur, ni d’avoir du talent. C’est à un niveau existentiel beaucoup plus intense que semble se situer la vocation théâtrale. Le talent en tant que « capacité, don remarquable dans le domaine artistique »327 se situerait ainsi à un niveau identitaire qui atteste d’une existence et d’une singularité. C’est le « mystère de l’être qui est « né pour cela, comme cela » : cela ne s’apprend pas, cela se cultive et se nomme talent. »328