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Le paradigme de la capabilité de santé selon Ruger 53

Chapitre 2. De l’approche par la capabilité à la capabilité de santé 41

2.2. La capabilité dans le domaine de la santé 48

2.2.3. Le paradigme de la capabilité de santé selon Ruger 53

En 2010, Jennifer Prah Ruger, qui œuvre dans les domaines de l’éthique médicale et la politique de santé, a développé le paradigme de la capabilité de santé (health capability

paradigm) qui s’appuie à la fois sur l’approche par la capabilité et le principe éthique

d’épanouissement humain (Ruger, 2010a).

Selon Ruger, la capabilité de santé correspond à l’aptitude à être efficace pour atteindre un état de santé optimal (Ruger, 2010b). Elle se définit à la fois par l’état de santé et par la capacité à faire des choix de santé éclairés. L’état de santé actuel (health functionings) correspond au résultat de l’interaction entre différents comportements de santé et certaines prédispositions. L’agentivité en matière de santé (health agency) correspond à la liberté d’atteindre des objectifs de santé auxquels une personne a des raisons d’attribuer de la valeur et d’être actrice de sa propre santé.

Dans le but de conceptualiser la capabilité de santé, Ruger a proposé un modèle conceptuel (Figure 3) qui montre que la capabilité de santé résulte de la combinaison entre des conditions environnementales, sociales, politiques et de santé ainsi que de caractéristiques biologiques et psychologiques (Ruger, 2010b). Selon Ruger, son paradigme permet de trouver un juste équilibre entre d’un côté le paternalisme, où les choix seraient édictés par des personnes extérieures savantes, et d’un autre côté l’autonomie totale, où chacun vivrait de la manière qu’il le souhaite selon ses motivations propres.

Figure 3. Modèle conceptuel de la capabilité de santé (Ruger, 2010b)

Dans l’article qu’elle a publié la même année que son livre, Ruger a poussé la démarche d’opérationnalisation de son paradigme en proposant une liste de concepts et de dimensions qui, combinés, composent le profil de la capabilité de santé (Ruger, 2010b). Ses dimensions, internes et externes, sont présentées respectivement dans le Tableau 3 et le Tableau 4. Elles consistent en des éléments qui représentent le mode de fonctionnement effectif en matière de santé et des dimensions internes et externes qui permettent d’aboutir à ce mode de fonctionnement. La combinaison entre toutes ces dimensions compose la capabilité de santé d’une personne.

Tableau 3.Les dimensions internes de la capabilité de santé

DIMENSIONS INTERNES Sous-dimensions

A.

Etat de santé et fonctionnement de santé

1. Mesures auto-rapportées (SF-36, fonctionnement mental et physique)

2. Mesures objectives (marqueurs et diagnostics biomédicaux, maladies, facteurs de risque)

B.

Connaissances en matière de santé

1. Connaissances à l’égard de son état de santé (Est-ce que la personne qui a telle maladie le sait et sait comment la gérer ?)

2. Connaissances générales concernant la santé, la maladie, les mesures préventives et les facteurs de risque (alimentation et régime, mode de transmission des maladies, hygiène, immunisation, grossesse et naissance d’un enfant)

3. Connaissance des coûts et bénéfices des comportements de santé, des modes de vie et des expositions

4. Connaissance des moyens d’acquérir des informations et des savoirs en santé (modes d’informations dont celles provenant des soignants, Internet, journaux, livres, groupes d’intérêt)

C.

Compétences et croyances liées à la recherche d’un bon état de santé, auto-

efficacité

1. Croyances concernant ses aptitudes à atteindre des résultats de santé, y compris dans des circonstances défavorables 2. Aptitude à acquérir des compétences (ex : surveillance du niveau de glucose, utilisation de préservatif) et à les appliquer en cas de changement de circonstances

3. Confiance en son aptitude à exécuter ou s’abstenir de comportements de santé D.

Valeur accordée à la santé et aux buts de santé

1. Valeur accordée à la santé

2. Valeur accordée aux buts de santé (ex : diminuer son niveau de cholestérol)

3. Valeur accordée aux choix de mode de vie et aux comportements (ex : boisson modérée vs. excessive)

4. Aptitude à reconnaître et contrer les normes sociales préjudiciables

E.

Autogouvernance et autogestion perçues concernant l’atteinte d’un résultat de santé

1. Autogestion et autorégulation : compétences et attentes

2. Aptitude à gérer les situations personnelles et professionnelles : aptitude à faire face aux tensions extérieures

(enfants, travail, foyer et responsabilités familiales étendues, ressources financières, relations maritales et personnelles)

3.Aptitude à faire des liens de cause à effet entre ses comportements et ses résultats de santé ; responsabilité personnelle 4. Aptitude à faire appel à des réseaux de groupes sociaux

5. Vision, direction, planification, stratégie et aptitude à faire des choix de santé positifs

F.

Efficacité de la prise de décision en matière de santé

1. Aptitude à utiliser efficacement les connaissances et les ressources pour prévenir la survenue ou l’aggravation de maladie ou pour prévenir la mort

2. Aptitude à peser les coûts et bénéfices des comportements de santé et des actions (ex : tabac) à court et à long terme

3. Aptitude à identifier les problèmes de santé (employer une ligne directrice de prévention, reconnaître les signes et les symptômes) et poursuivre une prévention et un traitement efficaces

4. Aptitude à faire des choix de santé sains dans des conditions environnementales variées (ex. absence d’eau potable, utilisation de crème solaire, de moustiquaires)

G. Motivation à atteindre des résultats de santé souhaitables

Motivation intrinsèque (responsabilité personnelle, évaluation personnelle) ou extrinsèque (tâches, récompenses, exigences, pression des pairs) à maintenir ou changer un comportement actuel ou futur

H. Attentes concernant l’atteinte de résultats de santé

Tableau 4. Les dimensions externes de la capabilité de santé

DIMENSIONS EXTERNES Sous-dimensions

A. Normes sociales

1. Mesure dans laquelle les normes sociales sont valides scientifiquement et basées sur des preuves

2. Mesure dans laquelle les comportements de santé et les compétences sont perçues de manière favorable (ex. cultures d’abstinence alcoolique, de drogues ou d’activité sexuelle) ou défavorable (ex. cultures d’abus d’alcool, obésité dans la famille)

3. Mesure dans laquelle un comportement de santé est adopté par une majorité ou une minorité de la population dans la culture d’appartenance (ex : pratique largement acceptée de la circoncision)

4. Mesure dans laquelle la discrimination ou l’anti-discrimination est la norme dominante dans la prescription de soins de santé et les services de santé publique, influençant les disparités dans l’accès

5. Normes concernant la latitude décisionnelle ou le pouvoir dans les contextes familial et social

6. Aptitude de la société à reconnaître et contrer les normes sociales préjudiciables et à promouvoir les favorables B.

Réseaux sociaux et capital social entourant l’atteinte de résultats de santé positifs

1. Soutien émotionnel ou instrumental de la part des amis et de la famille (ex : une famille aimante et aidante, des amis qui aident dans des tâches ou des besoins spécifiques, comme garder les enfants, les chercher à l’école)

2. Existence de réseaux de groupes sociaux disponibles

3. Mesure dans laquelle les réseaux sociaux ont un impact négatif sur la santé C.

Influence de l’appartenance à un groupe

Influence de l’église, d’une union ou d’une communauté pour suppléer ou contrebalancer les normes sociales et l’assistance dans d’autres contextes sociaux

D.

Conditions matérielles

1. Economie : revenus et statut d’emploi

2. Quartier et communauté (ex. sécurité, bruit, polluants environnementaux, équipements et ressources du quartier)

3. Eau potable et système sanitaire 4. Logement

5. Sécurité alimentaire

6. Présence de toxines ou de maladies dans l’environnement immédiat (toxicité de l’air/terre, moustiques infectés par la malaria)

E.

Sécurité économique, politique et sociale

Mesure dans laquelle les individus et les groupes se sentent en sécurité ou pas dans leur environnement macrosocial immédiat ou plus large (ex : changements généraux dans les systèmes économiques et politiques qui créent des emplois, aux niveaux national et

infranational, ou insécurité sociale et perspectives pessimistes, violence, activité criminelle)

F.

Utilisation et accès aux services de santé recherchés et obtenus quand un soin

apparaît nécessaire

1. Symptômes sévères de mauvaises conditions de santé (ex : essoufflement, maux de têtes sévères ou fréquents, douleurs à la poitrine, grosseur au sein, fièvre, douleurs lombaires ou cervicales, perte de conscience)

2. Symptômes morbides de mauvaises conditions de santé (tristesse, anxiété, douleur, fatigue, problèmes d’audition, blessures)

3. Perception du besoin de voir un soignant quand survient un symptôme de santé morbide 4. Aptitude à obtenir des services de santé quand le besoin s’en fait ressentir

5. Présence d’obstacles (ex : géographiques, financiers, linguistiques) à l’accès et à l’utilisation des services

G.

Une santé publique et des systèmes de soins de santé facilitants

1. Mesure dans laquelle l’environnement des soins de santé et du système de santé publique interagissent avec l’individu pour construire et permettre l’agentivité de sa santé (ex : un coach de santé pour la gestion du diabète)

2. Mesure dans laquelle l’environnement des soins de santé et du système de santé publique protège la santé et la sécurité de la population (ex : sang contaminé, sécurité et contamination alimentaire, régulation médicamenteuse)

2.2.3.1. Description des dimensions de capabilité de santé

Dimensions internes. Les dimensions internes de capabilité de santé recouvrent des

données objectives telles que certains marqueurs biologiques et des notions subjectives telles que les « valeurs », « attitudes », « aptitudes » et « croyances ». Cela signifie que la capabilité de santé d’une personne est en partie fonction des mécanismes psychologiques à l’œuvre chez elle. Ainsi, une personne optimiste, qui accorde de la valeur à sa santé, qui a des attentes positives envers des changements de comportement de santé et qui croit en ses compétences pour gérer une situation donnée présentera une capabilité de santé plus élevée qu’une personne qui présenterait les traits inverses. Un examen de l’organisation des dimensions internes révèle qu’elles suivent une progression logique. Par exemple, quand une personne adopte un comportement favorable à sa santé, cela signifie qu’elle a, en amont, des connaissances, les croyances et les compétences nécessaires pour le mettre en œuvre ainsi que pour passer de l’intention à l’action (efficacité de la prise de décision). Le contenu des dimensions internes formulées par Ruger se rapporte, à la fois aux concepts des modèles de prédiction et de changement des comportements de santé (Godin, 2012), et à la fois aux compétences psychosociales (ou aptitudes essentielles) décrites en 1994 par la division de la santé mentale de l’Organisation Mondiale de la Santé (Program on mental health. World Health Organization, 1994). Aussi, les concepts qu’elle a proposés reposent sur des bases conceptuelles solides.

Dimensions externes. Les situations et les conditions externes qui favorisent ou qui

entravent l’état de santé et la manière de préserver sa santé occupent l’autre moitié des concepts proposés. Ils reprennent les dimensions déjà explorées dans son modèle conceptuel (présenté ci-dessus, Figure 3) aux niveaux microsocial (soutien social, réseaux sociaux), macrosocial, politique et environnemental. Certaines dimensions peuvent être mesurées par les personnes elles-mêmes (soutien social, conditions matérielles, interactions avec les services de santé) et d’autres pourraient plutôt faire l’objet d’évaluations provenant de personnes extérieures (normes sociales, état de la santé publique et du système de santé d’un pays, etc.).

2.2.3.2. Utilisations du paradigme de Ruger

L’ambition de Ruger concernant son paradigme est de pouvoir créer un indice de capabilité de santé. Pour cela, Ruger indique qu’il est nécessaire de déterminer les relations qui existent entre chacune de ses dimensions et leur contribution respective. Cela implique de

mettre le profil qu’elle a proposé à l’épreuve du terrain et de créer une batterie de questions qui s’y rapportent.

A ce jour et à notre connaissance, aucun travail ne s’est encore appuyé sur son paradigme pour étudier la capabilité de santé et de ce fait, aucun instrument de mesure ancré sur ce paradigme n’est actuellement recensé dans la littérature. Dans le cadre de nos visites à l’institut HELESI (pour Health, Ethics, Law, Economy and Social Issues) de l’Université Catholique de Louvain, cette question a été évoquée avec Ruger en personne. Bien que son projet soit encore à l’état de réflexion, elle envisage à moyen terme de créer une batterie de questions servant à mesurer la capabilité de santé.