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Chapitre 3. Une première approche de la capabilité de santé des aidants familiaux 63

3.1. La capabilité d’être aidant familial 63

Certains modes de fonctionnement observables témoignent du fait que prendre soin d’autrui peut résulter d’un choix. Par exemple, les personnes qui assistent autrui de manière bénévole dans le milieu associatif relatent qu’accompagner une autre personne est une source d’épanouissement. Les activités qui y sont associées demandent certes du temps mais, du fait qu’ils se sentent utiles à la société, que leur engagement leur permet de trouver un sens profond à leur action et qu’ils nouent des liens sociaux avec des personnes qui partagent les mêmes valeurs qu’eux, les bénévoles en retirent une satisfaction, une reconnaissance sociale et une forme de bien-être (Nussbaum, 2012). Pour ces personnes, s’occuper d’autrui est un choix, elles ont donc disposé de la « capabilité de s’occuper d’autrui ».

En revanche, les personnes devenues des aidants familiaux suite à l’annonce de la maladie chronique de leur proche n’ont pas bénéficié de ce choix. Pour elles, devenir aidantes a en grande partie résulté d’une réponse à une combinaison de conditions externes dont la

cause principale est la survenue d’un événement ou l’annonce d’une maladie qui ne les a pas touchées personnellement, mais a touché un proche. De plus, comme décrit précédemment, le contexte actuel et les normes sociales ambiantes les poussent de manière plus ou moins inéluctable vers ce rôle. Dès lors, comment parler de choix de mode de vie ?

3.1.1. La capabilité de s’occuper d’autrui

Des ethnologues se sont demandé comment les aidants réagiraient s’ils se voyaient proposer d’autres opportunités pour accompagner leur proche malade. Ils ont analysé les réactions d’aidants familiaux de traumatisés crâniens suite à la mise en place d’aides financières (Butler, 2011). Du jour au lendemain, si elles le désiraient, les familles ont pu bénéficier d’un soutien financier, soit pour aider leur proche, soit pour obtenir des aides. Une analyse de leurs discours a montré que l’octroi de ressources financières leur a permis de développer des réponses variées. Si certains aidants se sont déchargés, totalement ou partiellement, sur les offres de services, d’autres ont tenu à continuer de s’occuper entièrement du malade. Ces personnes, surtout des femmes, exprimaient qu’elles entretenaient une relation forte avec leur proche malade et ressentaient le besoin de s’occuper d’eux, et ce malgré la diminution de leurs activités annexes, de leurs relations sociales et de leurs ressources financières (Kittay, 2002 : p.273, cité dans Butler, 2011). Cette étude a montré que, même suite à une injonction à devenir aidant, certains aidants familiaux, surtout des femmes, peuvent développer, de manière spontanée, la capabilité de s’occuper d’autrui et y accordent de la valeur.

3.1.2. Les aspects de la vie auxquels les aidants accordent de la valeur

Le Chapitre 1 a montré que certains aidants vivent leur rôle comme un fardeau. Pourtant, pour d’autres, accompagner un proche peut aussi être une source de plaisir et une expérience positive (Guinchard and Petit, 2011). L’une des dimensions qui revêt une importance fondamentale dans l’approche par la capabilité est la valeur accordée au mode de vie. Une méta-ethnographie a permis à des chercheurs britanniques de déterminer, chez les aidants familiaux de personnes âgées, les domaines auxquels ils attribuent de la valeur dans leur rôle d’aidant (Al-Janabi, Coast, & Flynn, 2008). Les six domaines identifiés ont été la possibilité de réaliser des activités en dehors de celles liées à l’accompagnement, le soutien reçu de la part des amis et de la famille, l’assistance reçue de la part des organisations, l’épanouissement apporté par le fait d’aider, le contrôle perçu dans le rôle d’aidant et la qualité de la relation nouée avec la personne aidée. Un travail ultérieur a montré que les

aidants qui peuvent se permettre de pratiquer des activités extérieures au rôle d’aidant s’ils le souhaitent et qui nouent une relation de qualité avec leur proche sont les plus satisfaits (Al- Janabi, Flynn, & Coast, 2011).

3.1.3. Une question soumise à des inégalités de genre

Comme évoqué précédemment, les activités et les soins prodigués par les aidants familiaux sont associés à un rôle traditionnellement féminin, non rémunéré et peu reconnu socialement, et que les aidants sont majoritairement des femmes. Lors de ses travaux sur l’approche par la capabilité et les inégalités de genre, Robeyns (2003) a relevé la capabilité d’élever des enfants et prendre soin des autres comme étant un des révélateurs des inégalités de genre qui persistent dans notre société (Nussbaum, 2012). Son raisonnement consiste à dire que dans les pays occidentaux, les femmes et les hommes naissent et vivent égaux devant la loi. Ils devraient donc en théorie bénéficier des mêmes opportunités. Or, les gender studies prouvent qu’hommes et femmes n’ont pas le même mode de vie ni les mêmes aspirations. Par exemple, les femmes sont plus enclines que les hommes à désirer des enfants et se satisfont d’un salaire plus bas que les hommes (Robeyns, 2003). De telles différences, observées systématiquement dans des groupes entiers, sont symptomatiques de l’existence d’inégalités en matière d’opportunités (Phillips, 2006). En d’autres termes, si depuis leur naissance et tout au long de leur vie, les femmes avaient les mêmes opportunités que les hommes, elles auraient les mêmes aspirations. Robeyns conclut que dans notre société, les capabilités de base des femmes sont restreintes par rapport à celle des hommes (Robeyns, 2003). Ce dernier élément de réflexion peut en partie expliquer la raison pour laquelle, dans l’étude présentée précédemment, ce sont les femmes qui ont majoritairement développé la valeur qu’elles accordaient à leur mode de vie en tant qu’aidantes et la reconnaissance qu’elles en retiraient.

3.1.4. La contribution à la société, une forme de capabilité pour les aidants

Chez les aidants, l’une des manifestations de leur capabilité peut prendre la forme de leur contribution active dans la société, illustrée par un exemple (Butler, 2011). En Grande- Bretagne, une mère d’enfant handicapé devait régulièrement s’absenter de son poste de travail pour prendre soin de son fils. Licenciée en raison de ses absences répétées, elle a porté plainte pour discrimination. Dans la mesure où elle n’était pas elle-même en situation de handicap, la loi alors en vigueur ne lui permettait pas de reconnaître qu’elle avait été victime de discrimination. Au terme de son combat, une loi fut créée (loi Coleman v Attridge, 2008) qui protège désormais les citoyens de toute forme de discrimination. Non seulement cette femme

avait revendiqué ses droits auprès de son employeur, mais elle a aussi été capable de faire face aux limites alors imposées par la loi et a ainsi fait évoluer les connaissances à l’égard des aidants familiaux. De nouveau, cet exemple illustre le fait qu’un changement d’ordre sociétal peut naître d’impulsions individuelles.

3.1.5. Un mouvement de coproduction de la santé en marche

A l’échelle locale, certains aidants se mobilisent quotidiennement dans des associations de malades ou d’aidants et utilisent les réseaux sociaux pour diffuser leurs connaissances ou partager leur expérience. En France par exemple, la prise de conscience, dans la société, des risques qu’encourent les aidants familiaux semble croître. Par exemple, des initiatives au niveau local sont relayées dans la presse locale, une journée nationale des aidants se déroule chaque 6 octobre depuis 2010 et est suivie par de plus en plus d’associations de malades et d’aidants et qui ont proposé, en 2013, l’idée de consacrer « une heure pour un aidant » de son entourage.

Le 4 mars 2013, à l’initiative du sociologue Serge Guérin, un appel pour plus d’équité en faveur des aidants a été lancé. Publié dans les médias, il contribue, lui aussi, à faire prendre conscience à la société qu’une personne sur dix est ou sera amenée à être aidant et à courir des risque pour sa santé (Guérin, 2013b). Guérin défend, entre autres, le droit aux aidants à une visite médicale annuelle gratuite et prône l’émergence d’une société capable de « répondre

aux attentes des plus fragiles par l’innovation sociale ». L’ancrage semble s’accentuer. S’il

perdure, les actions menées au niveau local peuvent espérer influencer les pouvoirs publics.

Le succès des initiatives individuelles provient de la combinaison entre les initiatives des aidants et l’appui, le relais que permettent les institutions. Dans la partie qui suit, le contexte dans lequel s’exprime la capabilité de santé au Luxembourg sera analysé à travers une sélection de dimensions objectives issues du paradigme élaboré par Ruger.