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Pactes et alliances, conforter le lien

Si l’histoire du droit origine le contrat dans ces trois formes d’alliance que sont le don, l’échange et l’association, il est nécessaire de dire quelques mots du « pacte » et de l’« alliance » tant ils marquent le discours sur la relation de soin. Nous aborderons également la notion de « convention », terme générique qui désigne toute forme de liens d’obligation et qui a trouvé une nouvelle jeunesse dans les formes actuelles de gestion administrative, en particulier dans le domaine de la santé. Les pactes, les alliances et aujourd’hui les conventions sont des contrats d’association.

Les pactes sont probablement les premières formes d’association, souvent confortées par des dons et des échanges207. Les notions de bonne foi et de fidélité donnent au pacte une proximité plus intime avec le droit naturel qu’avec les droits civils208

. Les termes latins fides (foi) et foedus (pacte, accord, alliance), proviennent de cette même racine beidh. Benveniste insistait sur la signification très forte du terme latin foedus, « pacte » établi à l’origine entre des parties de puissances inégales209. Si l’idée de réciprocité est au cœur du pacte, elle ne peut s’affranchir de l’inégalité des conditions qu’en fait elle souligne.

Gestion des intérêts plutôt que des biens, le pacte échapperait à l’idée de négociation commerciale et aurait une connotation morale plus immédiatement visible que le contrat. Un pacte serait ainsi mieux et plus qu’un contrat. Et nous comprenons mieux ici, le choix de Ricœur du terme « pacte de confidentialité »210, qui s’inspire des racines étymologiques de chacun des termes pour renforcer le lien

207 Les mariages ont ainsi souvent officiellement scellés un pacte, inscrivant les obligations à la fois dans la durée et la filiation.

208 Cf. Diderot, dans l’article « contrat » précise que « le pacte […] était une convention qui n’avait ni nom, ni cause, qui ne produisait qu’une obligation naturelle, dont l’accomplissement ne dépendait que de la bonne foi de celui qui était obligé; il ne se produisit point d’obligation civile jusqu’à ce que l’une des parties eût exécuté la convention ». Il reconnaît tout de même que toutes ces distinctions sont subtiles et qu’il est préférable de classer les obligations selon la façon dont elles se forment : res par la chose, verbis par la parole, litteris, par l’écrit et solo consensu, par l’accord des volontés, in Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, tome troisième, Paris, 1717-1783, p. 123, consultable sur http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k505351

209 Id., p.119.

210 Le terme « pacte » a été utilisé par P. Ricœur, pour désigner la relation de soins, dans les expressions « pacte de confidentialité » et « pacte de soin ». Cf. « Les trois niveaux du jugement médical », Esprit, décembre 1996, p. 23; et préface du Code de Déontologie médicale, Seuil « Point », 1996, p. 11-12 ; le terme d’alliance a été repris récemment par D. Jacquemin dans son article « Le concept d’alliance à l’épreuve de la relation de soin », Revue Francophone de

particulier, entre asymétrie et respect, qui devrait se créer entre un patient et son médecin. Le pacte vécu comme alliance et signe de la confiance réciproque : la fidélité attendue du côté des patients, la loyauté du côté des soignants.

Mais le pacte peut avoir des fréquentations plus ou moins avouables. Il a été de toutes les alliances : de la plus intime, le pacte d’amitié, à la plus nécessaire, le pacte de non-agression, ou des plus contestables tels le pacte de famine et le pacte colonial211, jusqu’au pacte conclu par Faust avec le diable. Et le verbe « pactiser » met davantage en relief que le mot « pacte » l’intérêt, auquel nous nous soumettons parfois, de faire alliance avec notre ennemi.

À l’origine, le terme d’alliance fut donné dans la Bible à des promesses ou des accords passés sous une forme solennelle et sanctionnés par un serment. Les alliances, plus encore que les pactes, furent des instruments politiques chargés de maintenir un ordre social ou politique. Les historiens distinguent deux types d’alliance : celles conclues entre égaux et celles octroyées par un souverain ou un suzerain. Dans les premières, les obligations sont réciproques. Dans les secondes, le suzerain décide et le vassal se voit offrir protection et sécurité en échange de son accord et de son obéissance. Contrairement au don ou à l’échange, l’objet de l’alliance est à venir et peut même ne pas pouvoir être défini au départ. Ce qui l’est davantage ce sont les moyens, la durée et les limites. Le modèle de l’alliance est ce qui se rapproche le plus de la relation de soin et c’est aussi la forme de lien la plus proche de la notion de contrat. Toutefois la dissymétrie des positions qui justifie l’aide, le soin de l’un envers l’autre nous oblige à renoncer au modèle d’une alliance entre égaux. Il nous reste alors comme modèle celui de l’alliance entre suzerain et vassal, qui n’est pas sans rappeler le modèle paternaliste de la relation médecin-malade où la compliance attendue – l’obéissance au traitement – est la clef obligée de la guérison : présenté ainsi, ce modèle relationnel paternaliste est désormais difficile à accepter. La notion d’alliance n’est toutefois pas à écarter, car à condition de conjuguer ces deux dimensions : la reconnaissance d’une égalité de

211 Le « pacte de famine » désignait un accord, ou prétendu tel, entre des financiers au XVIIIe siècle pour s’assurer le monopole des grains (rapporté par Erckmann-Chatrian en 1870 dans Histoire

paysanne). Certaines, et dramatiques, famines orchestrées il y a quelques années dans des pays

africains ont sans doute trouvé ici leurs précurseurs. Le « pacte colonial » aboli en France en 1869, spécifiait que les colonies devaient être exploitées dans l’intérêt exclusif de la métropole.

sujet et celle d’une inégalité irréductible des positions212, elle peut nous aider à comprendre la dualité des enjeux à la fois moraux et juridiques de la relation de soin.

La deuxième forme d’alliance, conclue entre suzerain et vassal, trouve un écho aujourd’hui dans notre système actuel de convention entre l’État et les institutions213, et entre les institutions et les groupements professionnels. C’est sans doute ce qui a poussé Jean Carbonnier à trouver à notre époque « une ferveur toute médiévale pour la justice contractuelle »214, ce qu’Alain Supiot reprend volontiers en parlant d’une « reféodalisation »215

de la société et de l’individu à travers la contractualisation et le système de conventions.

Les pactes et les alliances ont souvent été conclus dans le cadre de la guerre, que ce soit pour la faire ou pour l’éviter : le rapprochement de cette dimension martiale avec la relation de soin n’est pas insensé si l’on se remémore les métaphores guerrières qui ponctuent volontiers l’activité de soin : l’ennemi commun, la « maladie », justifie l’alliance de tous en vue de la paix retrouvée que sera la guérison. Il s’agit d’un pacte d’agression où toutes les stratégies sont convoquées usant d’un arsenal thérapeutique agressif et performant. Face aux cellules malignes, aux bactéries, aux disfonctionnements invisibles de nos organes nous envoyons des marqueurs, des caméras miniaturisées, des nanotechnologies : une guerre d’espions se livre ici. Le chirurgien en est le chevalier, le médecin le stratège, la troupe obéissante est constituée du malade, des soignants et de la famille également enrôlée. C’est un combat à la vie à la mort, il s’agit de gagner la bataille, la rémission est possible mais la reddition inacceptable. Le contrat est clair ; le médecin soigne, le patient subit et guérit, la maladie est éliminée. Enfin, nous aimerions que ce contrat soit aussi simple que la règle de droit l’a énoncé. Mais que faire quand l’adversaire est intérieur, que les défenses se retournent contre soi, que

212 Cf. D. Jacquemin, « Le concept d’alliance à l’épreuve de la relation de soin », Revue

Francophone de Psycho-Oncologie n° 4, 2005, p. 281-284.

213 P. Batifoulier développe une réflexion sur l’interventionnisme de l’État, par le système de conventions, pour le « bien commun » et dénonce l’effet pervers d’un référentiel marchand qui « dénaturerait » l’éthique médicale. Cf. P. Batifoulier et O. Biencourt, « La coloration “libérale marchande”de l’éthique médicale : une analyse conventionnaliste », Éthique médicale et politique

de santé, sous la direction de P. Batifoulier et M. Gadreau, Economica, Paris, 2005, p. 181-218. 214 Jean Carbonnier, Droit Civil, vol. 4, Les obligations, Paris, PUF, 1995, p. 45.

215 Cf. A. Supiot, « La contractualisation de la société », Le courrier de l’environnement n°43, mai 2001, INRA, [en ligne] http://www.ina.fr/dpnev:supioc43.htm. Ce texte reprend sa conférence donnée dans le cadre de l’Université de tous les savoirs, le 22 février 2000.

le corps est son propre ennemi comme dans les maladies auto-immunes ? Qui combattre ? Avec qui s’allier, si l’on doit se méfier même de soi et qu’aucune promesse ne vaille ?

Susan Sontag regardait d’un œil peu complaisant ces métaphores guerrières qui pour elle attisent la peur de la maladie. A propos du sida elle déclarait : « Les guerres contre les maladies ne sont pas seulement des appels à davantage de zèle et à plus d’argent pour la recherche. La métaphore renforce la façon dont les maladies particulièrement redoutées son envisagées comme un « autre » étranger, tel un ennemi dans la guerre moderne ; et le glissement, de la maladie transformée en maléfice à l’attribution de la fautes aux malades, est inévitable, même si les malades sont considérés comme des victimes »216. Elle termine son livre sur ces mots217

: « Non, il n’est pas plus désirable pour la médecine que pour la guerre d’être “totale”. De même la crise née avec le sida n’a rien de “total”. Nous ne subissons aucune invasion. Le corps n’est pas un champ de bataille. Les malades ne sont pas des pertes humaines inévitables ni l’ennemi. Nous – la médecine, la société – n’avons pas le droit de riposter par tous les moyens possibles (…) À propos de cette métaphore militaire, je dirais pour paraphraser Lucrèce : que les faiseurs de guerres la gardent ». Il y a ainsi des alliances qui préparent des guerres plus insidieuses que celles qu’elles voulaient combattre : une métaphore peut-être de l’obstination déraisonnable ? Mais revenons à notre appétence pour la formalisation de la promesse.