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La guérison serait-elle l’objet tant attendu ?

Bien sûr nous voulons guérir, quelle question ! Effacer la maladie, le traumatisme, que tout redevienne comme avant, les soins contre l’anéantissement possible entrevu dans la faillite du corps, en finir avec l’idée irreprésentable et inacceptée de la finitude. Nous savons bien que la guérison ne peut être qu’un espoir et jamais une promesse, pourtant nous ne cessons de l’attendre et même de l’exiger.

Derrière le mot guérison peuvent apparaître des représentations et des attentes très différentes. Le patient peut croire en un retour à la situation d’avant la maladie, sorte d’annulation de l’évènement par le geste ou le processus thérapeutique, avec l’espoir d’un corps remis à neuf, tandis que le médecin vise à l’élimination de la maladie au prix parfois d’un remaniement important du corps et de la perte éventuelle de capacités du patient. Dans cette vision mécaniste du corps réparé, compensé, modifié ou handicapé, l’évolution défavorable de la maladie, les séquelles ou la souffrance, signes de l’échec de l’ingénierie médicale, peuvent entraîner la perte de confiance envers le médecin : l’objet attendu, parfois même promis par le médecin ou les médias, n’est pas au rendez-vous. Le malade peut ne pas se reconnaître dans le patient déclaré « guéri » par la médecine : ce n’est pas ainsi que lui se voyait, ce n’est tout simplement pas envisageable.

Le temps qu’il faut au patient pour se reconnaître guéri est souvent plus long que celui de l’homme de science une fois sa tâche achevée. La notion de guérison est en lien avec la conception de la santé et le patient mesure sa guérison non à la fin de la maladie proprement dite, mais au retour à l’état de santé qu’il vise. La médecine prudemment a inventé le terme de « rémission » : une guérison en suspens, une maladie en sursis… et le patient au milieu du gué, raccrochant bravement sa confiance à des statistiques et des chiffres.

Claudine nous rejoint une nuit dans l’office infirmier, il est 2 heures du matin, elle n’arrive pas à dormir. Elle est hospitalisée pour une récidive d’un cancer du sein, traité il y 10 ans. Elle parle à voix basse : « j’ai eu le courage de me battre la première fois pour guérir, j’y croyais, j’ai tout accepté, ça a marché. Mais aujourd’hui, ce n’est plus pareil… qu’est-ce qu’il y a pour moi au bout des traitements ? Une rémission ? Mais ce n’est pas une guérison si la maladie peut revenir… ça veut dire quoi si je ne sais jamais quand je serais guérie ?... Comment vivre avec ça ? »

Et que dire de ces patients qui meurent guéris, comme l’affirment sans crainte du paradoxe des médecins désolés du mauvais tour que vient de jouer la nature, alors que la technique médicale avait, elle, fait son travail.

La crainte de mourir et celle, non moins puissante, de la douleur, du handicap et les promesses de la science que nous appelons de tous nos vœux, ne peuvent qu’aller dans le sens d’une attente de guérison. Derrière ces attentes légitimes ou en tout cas bien compréhensibles émergent les attentes que Paul Ricœur qualifiait d’« insensées »356 et que le droit aujourd’hui légitimerait presque à travers certaines obligations de résultat. L’expérience nous montre que les patients sont fréquemment ambivalents dans leurs attentes et leurs comportements : vouloir guérir, mais refuser d’aller voir un médecin ou de se soigner, réclamer force examens et opérations, mais ne pas vouloir d’acharnement, essayer de concilier médecines douces et chimiothérapie. Mais certains patients se soignent sans vouloir guérir : ils découvrent dans la maladie des bénéfices secondaires suffisamment essentiels pour qu’ils mettent en échec toutes les tentatives de traitement, au risque de leur santé et parfois de leur vie.

Si la médecine est scientifique, et l’espoir de guérison y prend encrage, l’acte médical relève de l’art, d’une techné entre expérience, science et relation.

La maladie est la raison de la relation, mais elle constitue l’objet de la médecine. Tous les efforts de la science et des médecins portent sur la « découverte » des maladies, sur les méthodes diagnostiques, la recherche de traitements et sur la mise au point de techniques thérapeutiques. La recherche médicale est plus valorisée financièrement que bien des activités de soin357. Mais l’objet de la médecine et l’objet de la relation de soin sont-ils substituables ?

La maladie est une souffrance, une épreuve, un drame parfois pour le patient. Pour le professionnel, elle est un défi, le champ de sa réflexion et de son action, son terrain d’expériences en quelque sorte. Où le médecin voit une « belle maladie », le patient voit une tragédie. La santé passe inaperçue, la maladie quant à elle, bouleverse le rapport à notre corps. Elle est une « violence de la vie »358

, un

356 P. Ricœur, « Les trois niveaux du jugement médical », Esprit, Paris, décembre 1996, p. 23.

357 Notamment dans les établissements hospitaliers où la T2A encourage par des financements spécifiques de missions d’enseignement, de recherche, de référence et d’innovation (MERRI) comptabilisant également et uniquement les publications répondant aux critères SIGAPS.

évènement inattendu, parfois inévitable toujours indésirable. Être malade est d’abord un ressenti avant d’être un évènement socialisé, visible, descriptible, compréhensible. C’est un rôle que l’on vit de l’intérieur avant de le confronter au regard et au jugement de l’autre, car il y a une inévitable mise en scène de la souffrance pour qu’elle soit entendue, un exercice où le malade ne doit pas échouer. Le corps est ensuite nécessairement objectivé, parcellisé par l’approche scientifique et médicale. À la violence de la maladie, va répondre la violence de l’acte thérapeutique légitimée par le souci de bienveillance et l’encadrement déontologique.

Ne pas être atteint de maladies ou en être guéri, ne nous garantit pas d’être en pleine santé. L’allongement de la vie, les rémissions longues de pathologies jadis rapidement mortelles, le vieillissement et son cortège de petites et grandes incapacités ne nous laisseront pas aller jusqu’à la fin de notre vie sans pertes ni sans handicap. Nous allons vers un futur où, rançon paradoxale des progrès, il y aura de plus en plus de personnes handicapées qu’il faudra traiter, soulager, pallier et compenser. Comment savoir vers quel état de santé nous évoluerons au fil des pathologies et des thérapeutiques ? Nos attentes seront-elles toujours les mêmes au fur et à mesure des épreuves de la vie, des accidents ou des maladies ?

Et quand bien même professionnels et patients auraient une vision convergente des résultats de l’action thérapeutique, il n’en resterait pas moins que la notion de guérison est ambigüe. Mais, comme le souligne D. Folscheid, « ce flou est finalement bénéfique »359, car il ouvre l’espace pour que puisse s’élaborer une confiance dans la relation de soin. L’objet de la relation ne peut se définir à l’avance sans risquer de s’égarer ou fixer ce qui pourrait être mutable et empêcher une liberté d’être ; l’objet de la relation est nécessairement à venir et même en devenir, l’occasion de re-normaliser, mais aussi d’individualiser et de personnaliser.

Les notions de normal, de pathologique, de maladie entre en résonnance avec les demandes de bien-être, d’amélioration, de prévention. Tous les aspects de la vie se médicalisent. Ce qui auparavant n’était qu’un trait de caractère ou que l’on acceptait comme un trouble réactionnel à un évènement de la vie, devient

359 Cf. D. Folscheid, J.-J. Wunenburger, « La finalité de l’action médicale », in Philosophie,

pathologie, requérant une prise en charge thérapeutique. Que ce soit des inventions de laboratoires à la recherche de débouchés pour leurs molécules, ou un avatar de notre volonté de perfection, la frontière entre thérapeutiques et soin s’estompe dans la globalité des approches médico-sociales. Alors si la relation peine à s’accorder sur des notions communes de santé, de maladie ou de guérison, peut-être trouvera-t-elle un objet plus pertinent dans le soin ?