• Aucun résultat trouvé

Justice et liberté : entre contrat social et code civil

Sur le plan moral, dans l’échange, chacune des deux parties doit recevoir l’équivalent de ce qu’elle a donné. Dans sa fonction d’échange de biens et de services, le contrat, à travers les obligations qu’il détermine, est soumis au principe de la justice commutative238. L’inégalité existe et le contrat a pour but d’équilibrer

235 Émile Accollas (1820-1891). Juriste atypique, professeur de droit à Berne, il fut nommé par la Commune Doyen de la faculté de Droit de Paris.

236 Cf. John Locke, Traité du gouvernement Civil (1690) dont les idées ont profondément influencé la constitution américaine et son système juridique.

237 R. Patry, Le principe de confiance et la formation du contrat en droit suisse, Thèse de doctorat n°495, Faculté de Droit de Genève, Imprimerie du Journal de Genève, 1953, p.50.

238 La justice distributive se préoccupe du mérite des besoins ou des efforts de chacun qui sont forcément inégaux. La justice commutative ignore les différences entre les personnes et donne à

un échange, alors même que la position de chacun reste en dehors de cela inégalitaire. La fidélité à la promesse, que la formalisation du contrat garantit, permet d’assurer que les clauses initiales seront remplies même si la position d’un des contractants change : dans le contrat, idéalement, la loi du plus fort ne peut l’emporter, d’où son succès à l’époque de la Révolution française. Mais dans la réalité ce bel idéal de justice est bien souvent contourné par le jeu des opportunismes : une succession de lois a ainsi progressivement encadré les contrats, s’imposant aux contractants au-delà du libre accord particulier, avec l’objectif de protéger le plus faible et celui également de limiter la puissance de libertés individuelles associées face aux gouvernants. Le regroupement de trois idées à l’époque des Lumières créera les conditions de la théorie du contrat : la laïcisation du droit, le libéralisme économique et enfin l’idée que le bien-être général est mieux réalisé par l’action individuelle. Elles vont constituer le fondement de la doctrine dite de l’autonomie de la volonté.

Mais ce goût du contrat n’a pas seulement gagné l’individu ou le juriste, il s’est infiltré comme modèle dans la politique, et la théorie du Contrat social de Rousseau jettera les bases de notre histoire politique contemporaine, redessinant le contour de l’individu social que l’homme du statut est devenu. D’essence tout à la fois politique, philosophique et économique, le contrat social s’appuie sur la confiance dans l’État dont la responsabilité est d’assurer le bien de tous. Et par la soumission volontaire qu’il exige, le contrat justifie l’assujettissement à un pouvoir de citoyens égaux et indépendants. À l’avènement de ce contrat vertical correspondait la possibilité de contrats horizontaux, dans l’idée d’une justice commutative.

La rédaction du Code civil de 1804 fut en harmonie avec les grandes idéologies239 de l’époque des Lumières. La Révolution française avait donné son essor à l’idée du contrat, dans sa volonté de balayer un régime fondé sur les chacun une part équivalente. Par exemple, si nous achetons un objet 100 euros nous sommes en droit d’attendre qu’il vaille bien 100 euros. Si un médecin se déplace un dimanche à notre chevet, il est en droit d’attendre qu’on lui règle une consultation majorée. Pour Aristote (Éthique à

Nicomaque, Livre V 1-10) il s’agit d’une justice particulière qui règle l’échange selon le principe

d’égalité arithmétique et qui relève de la vertu de justice : « il semble bien que soit injuste tant celui qui s’écarte de la loi que celui qui cherche à avoir plus et s’écarte de l’égalité » par opposition au juste distributif.

239 J. Carbonnier précise qu’en 1804 les rédacteurs ont même dû tempérer leur ardeur libérale. Les restrictions qu’ils ont alors posées se sont en fait encore renforcées depuis. Droit Civil, les

privilèges acquis et la réglementation corporatiste. Mais, si l’idée de contrat social créa un climat favorable par une sorte d’analogie de langage, c’est davantage sur la philosophie kantienne d’autonomie de la volonté240 que s’appuieront les juristes pour construire le droit des contrats : « la volonté individuelle est le principe du contrat »241. Dans la théorie philosophique juridique le terme d’autonomie de la volonté242 indique que, si l’homme contracte avec un autre, c’est de sa volonté que cet acte procède et qu’alors la volonté humaine est à elle-même sa propre loi. C’est le consentement qui donne la force juridique au contrat et non la forme du contrat, d’où le terme de « consensualisme juridique »243

que l’on donne à cet aspect de l’autonomie de la volonté. Celle-ci se manifeste au moment de la création du contrat, où la personne est libre ou non de contracter dans le cadre de tout ce que la loi autorise selon le principe que « tout ce qui n’est pas défendu est permis »244

. Mais cette autonomie se manifeste également une fois le contrat formé par la défense d’immixtion de l’État dans le contrat, car seuls les contractants ont pouvoir de le modifier ou de faire cesser. Et c’est bien le sens de l’article pilier245 du droit contractuel : « Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour des causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi ». Aux États-Unis, société libérale, aucune loi ne peut porter atteinte aux obligations créées par un contrat. En France, c’est par le fait que des lois nouvelles ne sont pas rétroactives, que l’État ne peut modifier des contrats engagés.

Mais la tendance actuelle est à un interventionnisme de plus en plus grand et la non-rétroactivité subit des entorses qui déstabilisent à juste titre le citoyen, soit au nom de la justice individuelle dans le cas d’une recherche d’indemnisation, soit de

240 Cf. E. Kant, Critique de la Raison pratique, Gallimard, Paris, 1989, 252 pages.

241 J. Carbonnier, op.cit., p. 42. Il ajoutera plus loin, « Ne contracte qui ne veut, c’est le principe du droit civil, libéral et individualiste », p.62.

242 Le principe de l’autonomie de la volonté a une longue histoire (le droit romain exaltait déjà la

volontas), qui s’est poursuivie à la fois, sur le fond avec la conquête du consensualisme, puis sur la

forme avec celle de la liberté contractuelle. J. Carbonnier souligne que, quand en 1525 Dumoulin dans la rédaction de la consultation de l’affaire Ganey, ramena la communauté conjugale imposée par la coutume, à n’être qu’un effet de la volonté de la toute-puissance conjugale, il ne savait pas que ce principe serait au cœur de l’esprit de la Réforme. (op. cit., p.51). La Réforme influencera par la suite les philosophes du Contrat social, et en particulier John Locke.

243 Id., p. 44.

244 Cf. Déclaration des Droits de l’Homme de 1789, art. 5. « La loi n’a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société. Tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas.»

la justice collective par la taxation de produits financiers par exemple. Lors de la révision des lois de bioéthique en 2010, dans le débat sur le droit des enfants nés d’un don de gamètes, une des craintes avait été que l’anonymat sous le couvert duquel les donneurs s’étaient engagés ne puisse être levé sans leur accord de façon rétroactive. Pour bien des donneurs, cet anonymat était justement une des conditions de leur don. Nous pourrions considérer que le respect de la parole donnée garantissant l’anonymat est assimilable au respect du secret médical : sa rupture engagerait bien au-delà de la situation singulière contractuelle, son respect doit donc être absolu et sa garantie sans exception. La stabilité des règles de droit246, notamment lorsque le consentement a fondé un lien contractuel, est un des repères forts de la confiance assurée et de la confiance dans les institutions.

Le contrat envisagé sous l’angle exclusif des intérêts de chacun des cocontractants peut être considéré comme purement utilitariste, puisqu’il vise la satisfaction des préférences. Objet de contrainte, il protège les intérêts des contractants, notamment quand l’environnement est incertain, les aléas nombreux et l’anticipation difficile247. Ayant pour but de réduire les possibilités de défaillance d’un des partenaires, le contrat envisage donc la possibilité de défection, d’où la formalisation de plus en plus grande des clauses des contrats sous l’influence notamment de la notion de risque calculable qui a remplacé celle d’incertitude et surtout des systèmes assurantiels248. Le contrat n’est pas seulement l’occasion d’une alliance pour promouvoir des intérêts positifs réciproques, mais un outil de détermination de responsabilités en vue d’une réparation éventuelle. Et cette dimension-là a pris une place prépondérante au point de basculer de la juridicisation nécessaire du lien social à une judiciarisation abusive des relations.

Réparer le tort causé à autrui est une question de justice et, enfant, nous le savions déjà, quand nous exigions l’excuse ou la consolation pour le mal causé. Le préjudice crée une béance qui appelle à la réparation du mal. Le Code civil nous le

246 Règles qui doivent parfois résister à la pression politique ou de l’opinion publique du moment. C’est l’objet actuellement de bien des débats dans notre société.

247 « Lorsque les enjeux d’une relation sont élevés, un contrat est nécessaire afin de délimiter les bornes de la confiance, en régulant les opportunités de défection les plus importantes. », C. Chasserant, « La coopération se réduit-elle à un contrat ? Une approche procédurale des relations contractuelles », Recherches Économiques de Louvain, vol. 68, n°4, 2002, p. 58.

248 Mais nous reviendrons plus longuement sur ce point qui engage tout à la fois la confiance et la responsabilité.

rappelle dans l’article 1382, « Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer. ». Le droit des contrats le reprend à son compte dans l’article 1150 : « Le débiteur n’est tenu que des dommages et intérêts qui ont été prévus ou qu’on a pu prévoir lors du contrat, lorsque ce n’est point par son dol que l’obligation n’est point exécutée ». Ce point renvoie actuellement aux questions de la prévisibilité des défaillances, de la calculabilité des risques ainsi qu’à la difficulté d’une information préalable à la fois fiable et pertinente. Dans le paradigme du contrat il y a une propension inévitable à transformer tout ce qui est incertitude en risque mesurable, réductible, indemnisable. Car la réparation répond au principe de justice commutative, plus encore que l’objet du contrat lui-même.

Ce qui fait la faiblesse, mais aussi paradoxalement la force de la confiance par rapport au contrat, c’est que sa trahison est sans réparation. La confiance comme nous l’avons vu, pour exister consent à la possibilité de trahison, le risque ne se calcule pas, il est couru d’avance, quant à l’incertitude elle permet jusqu’à l’inespéré.