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la grande affaire des hommes

S’allier à autrui afin d’être moins vulnérable et plus puissant, parfois simplement survivre, mais pouvoir aussi échanger des biens que l’on possède contre ceux dont on a besoin et que l’on ne peut fabriquer soi-même, apaiser les rivalités pour créer des connivences par le jeu d’obligations réciproques est la grande affaire de l’homme depuis qu’il a compris qu’à deux on réalise plus et mieux que seul.

Se lier, que ce soit par une parole, un rite ou un écrit, créer ainsi des alliances, a été et sera toujours une des activités les plus socialement, politiquement et juridiquement inventives de l’homme. Dans toutes les sociétés, le don, l’échange et l’association ont forgé d’abord les liens des communautés, avant que l’homme ne conquière la possibilité de contracter en son nom, sur la foi de sa parole enfin reconnue. Le contrat a synthétisé ces trois formes d’alliances, dans une formulation simple à sa base, « Le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent, envers une ou plusieurs autres à donner, à faire ou ne pas faire quelque chose » 178 , mais devenue singulièrement multiple dans ses déclinaisons juridiques, politiques et économiques. À travers la formalisation de la promesse, de la foi jurée au serment, jusqu’au contrat signé, la religion, la morale et le droit se sont institués comme Tiers. Poursuivant l’idée d’une société d’hommes libres et imposant une égalité de droit par la force de l’obligation librement consentie, notamment à la période des Lumières, le contrat était vu comme désirable, souhaitable et nécessaire, et son modèle relationnel s’est donc largement diffusé.

Mais le contrat a aussi pour objectif de contrer l’opportunisme d’autrui, l’abus de faiblesse, la déloyauté dans l’exécution des obligations : confiant néanmoins dans l’avenir, le contrat ne fait pas l’économie de la méfiance et de la volonté de maîtrise. Thomas Hobbes179 considère qu’admettre comme loi de la nature le

178 Art. 1101 du Code civil français.

179

Thomas Hobbes (1588-1679), Léviathan, publié en 1651, en particulier chap. XVII, par. 13-15. Sa philosophie est à rapprocher des théories du juriste Hugo Grotius (1583-1645) pour qui la source du droit est l’autonomie, dont le contrat est l’instrument : contrat qui établit l’autorité du souverain

respect de la parole donnée serait contraire à la raison. Le monde qu’il décrit est celui de la violence entre les hommes, chacun ne recherchant que son intérêt propre. La confiance ne peut exister entre les hommes que dans le cadre de normes et du contrat garanti par une force supérieure, source et origine de la justice. L’instauration d’une autorité politique est nécessaire pour assurer la stabilité de la société civile, sinon la méfiance des hommes entre eux conduirait au conflit. C’est donc la peur de l’insécurité qui pousse les individus en dépit de leurs passions et de leurs intérêts égoïstes à établir contrat et convention, mais seul un pouvoir extérieur peut garantir la tenue de la promesse. Nous nous sommes éloignés de la philia, cette amitié civique, construisant une société d’ordre et de justice propre à une communauté, dont parlait Aristote180. Elle s’est progressivement effacée au nom de nos exigences de sécurité. Nous sommes les héritiers, mais aussi les acteurs de la société décrite par Hobbes et Locke où le jeu des individualités et la défense des intérêts ordonnent les règles du vivre ensemble. Le droit s’est construit en s’éloignant du climat sans doute aujourd’hui utopique, mais non moins désirable, de philia.

Longtemps en dehors du modèle contractuel qui s’est imposé au fil des siècles pour réguler les relations sociales, la médecine développant pouvoirs et techniques finit par être rattrapée par la tutelle du droit. Mais si le droit oblige et sanctionne, il protège également, car « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime, et le droit qui affranchit » rappelait en 1848 le juriste Lacordaire181.

au pouvoir duquel il est interdit de résister. Samuel Pufendorf (1632-1694) théoricien du droit naturel, comme Grotius d’ailleurs, en réaction contre ce qu’il appelle la théorie du despotisme de Hobbes, développera la théorie du double contrat, qui inspirera plus tard les rédacteurs du Code civil de 1804.

180 Cf. Aristote, Livre IX, Éthique de Nicomaque, en particulier le chapitre IV qui parle de la concorde.

181 H.Lacordaire, Conférences de Notre-Dame de Paris, tome III, cinquante-deuxième conférence, (Du double travail de l’homme, 16 avril 1848) consultable en ligne : http://archive.org/details/oeuvresdurphenri03laco

Lacordaire, juriste plutôt libéral, prononça cette phrase à propos de la velléité de certains patrons de supprimer le 7ème jour de repos, le jour du Seigneur. « Demandez aux innombrables victimes de la

cupidité personnelle et de la cupidité d’un maître, s’ils sont libres de devenir meilleurs, et si le gouffre d’un travail sans réparation physique ni morale ne les dévore pas vivants. Demandez à ceux-là mêmes qui se reposent en effet, mais qui se reposent dans la bassesse des plaisirs sans règle, demandez-leur ce que devient le peuple dans un repos qui n’est pas donné et protégé par Dieu. Non, Messieurs, la liberté de conscience n'est ici que le voile de l'oppression ; elle couvre d’un manteau d’or les lâches épaules de la plus vile des tyrannies, la tyrannie qui abuse des sueurs

Parce que la survie des individus et des sociétés était en jeu l’éviction des grands fléaux a nécessité des entraides, des trêves et des alliances : le soin, notamment la protection des femmes et des enfants, est devenu très vite un souci collectif, le politique et la justice se sont alors préoccupés des pratiques de soin. Aujourd’hui, la relation soignant-soigné s’inscrit à la croisée de mondes scientifique, social, économique et politique qui impriment plus que jamais leur emprise. Au chevet du malade le médecin et le soignant ne sont plus seuls. L’immixtion du droit dans la relation soignant-soigné n’est pas un avatar malheureux ou excessif de la modernité, il n’a fait que suivre le courant contractualiste qui a inspiré notre société moderne, pour le meilleur, l’émergence de l’individu et peut-être le pire, l’oubli de la personne. Mais entre le droit qui oblige et les droits qui protègent, le contrat, instrument de liberté de l’individu, deviendrait-il actuellement un instrument d’assujettissement de l’homme ?

La santé ne peut être un bien comme un autre, ni la relation de soin une relation sociale à toute autre équivalente où le droit pourrait remplacer la nécessaire fragilité de l’alliance entre deux sujets moraux. Mais comment s’assurer et s’allier les compétences du médecin ou du soignant dont nous sollicitons l’attention, le savoir, l’habilité ? Comment être sûr de ne pas être rejeté pour des raisons de race, de sexe, d’appartenance communautaire ou encore de pauvreté ? Comment rétribuer l’efficacité et le temps avec justesse, mais aussi sanctionner la négligence ou le charlatanisme ?

La confiance, si elle est non seulement nécessaire, mais souhaitable, est-elle toujours suffisante pour guider l’engagement du patient envers le praticien? Les règles déontologiques n’auraient-elles pu être suffisantes, laissant au seul jugement du médecin la moralité de sa conduite ? Il semblerait que non. Depuis les règles édictées par Hippocrate, la confidentialité, la discrimination, la non-malfaisance, jusqu’aux dernières lois accordant des droits élargis aux patients, la relation de soin a toujours été encadrée. Les règles antiques étaient non moins

de l’homme par cupidité et par impiété. Si la liberté de conscience était ici pour quelque chose, apparemment l’Angleterre protestante s’en serait aperçue ; apparemment la démocratie des États-Unis d'Amérique s’en serait avisée : et dans quels lieux du monde le droit du septième jour fut-il plus respecté ? Sachent donc ceux qui l’ignorent, sachent les ennemis de Dieu et du genre humain, quelque nom qu’ils prennent, qu'entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui opprime, et la loi qui affranchit. Le droit est l’épée des grands, le devoir est le bouclier des petits. »

puissantes que le droit d’aujourd’hui, puisqu’à la bataille navale des Arginuses (406 av. J.-C.), les généraux athéniens vainqueurs furent exécutés pour n’avoir pas recueilli les morts et les blessés. Et il fut des époques où l’absence de guérison a pu condamner autant le médecin que le malade, pour peu que ce dernier fût puissant. Les Romains avaient également édicté des lois182 qui punissaient la mort causée sans raison et exigeaient la réparation, généralement financière, du tort causé. Ces lois s’appliquaient également au médecin qu’il fut homme libre ou esclave et même si son patient était lui-même un esclave.

Nous allons reprendre la longue épopée de la formalisation des alliances entre les hommes, qui a constitué le fondement et l’histoire des communautés et des sociétés. Nous allons rechercher les traces de la confiance, perdue, retrouvée, confortée ou méprisée, étayée ou parfois empêchée par les outils du droit. Mais si la méfiance semble au premier plan, si l’on en croit les sondages, la confiance est toujours fidèle, prête à se réactiver. Finalement les outils du droit ne seraient-ils pas des instruments que la méfiance a inventés pour que la confiance puisse se construire, au risque parfois de l’évincer ? c’est ici tout le paradoxe.

1. Du don au contrat : le long chemin de l’individuation