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La relation au risque de la judiciarisation

« Si la santé constitue un domaine privilégié de normes, c’est en raison de la nature de la discipline », nous rappellent les auteurs d’une étude récente sur la judiciarisation de la santé338, mais aussi du fait que « l’acte médical s’intègre dans un environnement complexe, tiraillé entre l’ambition naissante des progrès scientifiques et le respect de certaines valeurs fondamentales ». Au nombre de ses valeurs, nous retrouvons l’inviolabilité du corps humain, le respect de la dignité de la personne et la solidarité envers le plus vulnérable. Depuis la création du Code de la santé publique en 1953339, le nombre d’articles est passé de 792 à 9672 en 2007, une inflation qui s’est accélérée après les crises sanitaires (sang contaminé, amiante, vache folle, etc. ). À ce poids juridique, s’ajoute l’accroissement de textes réglementaires et de recommandations scientifiques, cette profusion de normes de diverses natures contribuant ainsi à appréhender le droit de la santé comme une source de contraintes accrue et difficilement contrôlable.

Un des principaux facteurs invoqués dans la supposée perte de confiance des patients envers les professionnels serait le sentiment d’une volonté procédurière des patients ou des usagers. Cette crainte d’une menace de la plainte et du tribunal plane rapidement dans les couloirs des services quand une situation est particulièrement conflictuelle, que la menace soit ou non formulée clairement par les familles. Il est en effet très rare qu’un patient hospitalisé menace directement de porter plainte.

Dans notre expérience au moins deux situations ont fait état d’une menace formelle brandie par la famille, chaque fois pour la continuation de traitements jugés déraisonnables par les médecins au terme d’une démarche collégiale menée dans le respect de la loi du 22 avril 2005. Dans l’une des situations, la crainte d’une plainte a fait reculer le responsable médical du service qui a poursuivi les soins jusqu’au décès du patient. La fille qui exigeait la poursuite du traitement (dialyse) s’était pourtant vue retirer la garde de son parent pour mauvais traitement et ce parent placé en institution. Ce chef de service a répondu, à notre certitude qu’il ne

338 La judiciarisation de la santé, 2012, op.cit., p.10.

339 Ibid., p. 10. Cf. Loi du 3 avril 1958 donnant force de loi au décret du 5 octobre 1953 portant création du Code de la santé publique.

pouvait être condamné, ni même poursuivi, qu’il était hors de question qu’il se retrouve un jour devant les tribunaux. Cette idée même le révoltait.

Si la juste conscience d’une sanction en cas de manquement peut conduire aux respects des bonnes pratiques, la crainte excessive peut aussi encourager l’obstination déraisonnable.

La SHAM340, qui est le premier assureur de responsabilité civile médicale du secteur hospitalier en France, publie chaque année un rapport sur le risque médical, qui montre qu’en proportion du nombre d’actes effectués, en augmentation chaque année, les nombres de réclamations se stabiliseraient, même si le nombre a progressé de 7 points au premier semestre 2012. Il faut toutefois prendre les chiffres avec prudence puisqu’entre la connaissance de l’évènement et la détermination de l’indemnité jusqu’à vingt ans peuvent s’écouler. En effet, la justice attend toujours la stabilisation des séquelles pour statuer sur le montant accordé. Cela a eu comme effet de modifier la nature du règlement des réclamations, par le recours plus important à la conciliation qui mène plus rapidement à une compensation du préjudice (44 % en 2011 contre 41 % en 2010). Les auteurs d’une étude sur 10 ans de contentieux dans le champ de la santé précisent « les procédures amiables participent comme les poursuites contentieuses au sentiment de “judiciarisation”. Pour alternatives qu’elles soient, les procédures non contentieuses nourrissent les craintes des professionnels d’avoir à répondre de leurs actes et imposent comme le contentieux, le versement d’indemnités en cas de reconnaissance de responsabilité »341 . Ils se refusent à justifier l’augmentation de conflits par une absence d’autorité politique, mais plus par une évolution du droit de la responsabilité des professionnels, une modification des rapports entre professionnels et usagers, et plus largement de notre rapport aux risques. Ils relèvent que « l’acceptabilité sociale du risque a progressivement diminué au fil du temps, à tel point que notre société refuserait le risque et l’aléa qui en découlent. De cette demande sécuritaire émanerait le phénomène de judiciarisation au sein de davantage de secteurs d’activité. Dans cette perspective, l’encadrement normatif accru va de pair avec la perception de l’individu comme une victime potentielle

340 Cf. Le panorama du risque médical Sham, 2012. Téléchargeable en ligne, http://www.sham.fr/Comprendre-les-enjeux-de-notre-metier/Nos-publications

dont les exigences de réglementations sont légitimes »342. Il semblerait que ceux qui ont tout intérêt à entretenir un climat exagéré de menaces de plainte soient les assureurs qui peuvent ainsi maintenir des primes élevées, alors même que ce qui, au bout du compte, est effectivement reversé aux plaignants n’est pas à la hauteur de ce qui est prélevé aux professionnels. Et ce fait s’observe notamment depuis la loi de 2002 qui a modifié les règles d’indemnisation avec un nombre stable de recours.

Gilles Devers343

plaide pour approche plus équilibrée de la démarche de plainte du patient. L’examen de la jurisprudence permet aux soignants de comprendre mieux comment les affaires sont jugées afin de trouver des solutions pratiques aux préjudices subis par les patients. Il relève avec justesse, en contrepoint de l’étude citée plus haut, que peu de patients portent plainte, alors même qu’il y aurait des raisons de le faire, souvent parce qu’ils sont mal ou pas informés des démarches possibles, mais aussi parce que le patient a du mal à comprendre dans l’enchaînement des faits ce qui relève de la maladie, de la malchance et ce qui relève d’une faute éventuelle des professionnels. Ces derniers, il faut bien l’avouer ont tendance à éluder les causes fautives, que cela soit de leur fait tout autant que de celle d’un collègue. Le dégât causé, ils essaient de le réparer au mieux. Mais cette attitude est dommageable sur deux points. Pour le patient d’abord qui ne peut bénéficier d’un recours pourtant légitime et d’une compensation afin de faire face aux séquelles potentielles. Ensuite cela évite l’analyse des causes de l’erreur ou de l’aléa et la recherche de solution pour éviter que cela ne se reproduise avec d’autres patients. Certains patients expriment le sentiment d’une collusion entre les professionnels, d’une loi du silence et ils n’ont pas toujours tort, même si la bienveillance des uns essaie de réparer la maladresse, la négligence ou faute d’un autre.

Les patients sont plus rarement enclins que les familles à porter plainte. Les procédures peuvent être longues et coûteuses, sans certitude d’avoir gain de cause,

342 Ibid., note 26, p. 13. Les auteurs citent en référence l’étude de P. Grosieux « Judiciarisation et victimisation : comment en sommes-nous arrivés là ? Petite approche de l’individualisme philosophique », Responsabilités, n°36, p. 36-38.

343 Cf. article « Pourquoi le patient porte-t-il plainte ? », revue Objectifs Soins et Management, n° 210, novembre 2012, p. 15-18.

alors que les patients sont déjà affaiblis par l’épreuve de la maladie. Certains patients répugnent à l’idée de traîner en justice les personnes qui les ont soignés, acceptant comme inévitables certaines maladresses ou erreurs. Ils mettent en balance l’évènement avec toute la chaîne des soins et l’engagement du professionnel. Ils peuvent également craindre des représailles, car ils seraient le mauvais patient, celui dont il faut se méfier et qui ne serait plus soigné que de façon minimale et standardisée. Quand ils font la démarche de former un recours en justice, ils le font souvent pour deux raisons : la recherche d’une compensation à un handicap avec une altération importante de leur qualité de vie, l’impossibilité d’exercer leur activité ou encore la nécessité de financer des aides indispensables à domicile. L’autre raison invoquée est d’éviter que cela n’arrive à d’autres personnes. En ce sens, ils font œuvre de justice sociale.