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La pétrification : triompher du temps

Ancrage mythique du film d’ascension

Section 3 La pétrification : triompher du temps

Verticale négation du mouvement, la montagne en tant que pesant minéral occupe une dimension éminemment mortifère dans l’imaginaire social. Si dans

Derborence182, de Charles Ferdinand Ramuz, Antoine échappe miraculeusement à l’ensevelissement, «l’imaginaire de la pétrification transforme facilement la montagne en tombe »183. Adaptations modernes du mythe de Sodome et Go-morrhe, les légendes alpestres relatent volontiers l’histoire de villages opulents refusant le gîte à un miséreux et enseveli par un éboulement au cours de la nuit suivante.

En haute altitude, l’eau est le plus souvent présente sous la forme de ses avatars solides, la neige, « fille aérienne de l’eau »184

, et la glace. Ce passage de l’eau libre, de la neige éthérée à l’état solide apporte avec lui le sous-entendu du poids et de l’immobilité propre au minéral :

L’immobilisation temporaire de la vie dans le minéral est parfois valorisée parce qu’elle conserve intactes les vertus d’une époque privilégiée [...] Le cristal est alors le symbole miniaturisé de la montagne qui emprisonne la vie, mais permet d’attendre une libération éventuelle de l’énergie condensée qu’elle recèle.185

Aussi, la glace, grâce à son analogie physique avec le cristal, porte en elle ce sentiment d’instant figé ; il en est ainsi dans La Nuit des temps186

de Barjavel où Éléa et Paikan, citoyens de la Cinquième Profondeur, sont dépositaires du savoir édénique d’une ère préapocalyptique. La meurtrière psychopathe des

Ri-vières pourpres187 enfouit les victimes de ses méfaits dans les glaces immémo-riales régressant par la même à une époque antérieure à son traumatisme. Tou-tefois si l’eau, source de vie, bénéficie dans l’imaginaire social d’une représenta-tion positive, il en va tout autrement de la glace. Elle n’est pas le cristal mythique malgré ce qu’essaie d’en faire accroire Alfred Hitchcock (Crystal Trench188

). Le corollaire à la cryogénisation est la mort préalable. Les contes valaisans (Walliser Sagen), par un syncrétisme des mythologies des populations germaines (ou celtes germanisées) et du christianisme, font des glaciers, dont le glacier d’Aletsch, le siège du purgatoire :

182

RAMUZ Louis-Ferdinand, Derborence, Paris, Grasset, 2003, 238 pages.

183

BOZONNET Jean-Paul, opus cité, p. 34.

184

SAMIVEL, opus cité p. 241.

185

BOZONNET Jean Paul, opus cité, p.

186

BARJAVEL René, la Nuit des temps, Paris, Presses de la Cité, 1968, 316 pages.

187

GRANGE Jean-Christophe, Les Rivières pourpres, Albin Michel, 1998, 404 pages.

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Si vous pouviez voir ce que je vois, dit un religieux à ses élèves qui voudraient s’aventurer sur ce même glacier d’Aletsch, vous n’oseriez pas faire un pas en avant. [...] La crevasse azuréenne était remplie de tant de têtes que l’on n’aurait pu y dé-couvrir le moindre vide.189

Pour Dante, dans sa Divine Comédie, la glace, indice de la présence du ma-lin puisque qu’elle est associée à l’enfer190

, était puissamment mortifère. Cette vision semble d’ailleurs partagée par Fanck pour qui l’enfer n’est pas un torrent de feu mais l’haleine glacée d’un gouffre ouvrant sur les entrailles du glacier : sur fond de crevasse béante les silhouettes porteuses de flambeaux des secours se voient recouvertes par l’inscription Inferno qui mange le cadre.

Modernes Orphée, les sauveteurs vont s’ingénier à arra-cher les corps des jeunes gens tombés au cœur de la crevasse. (Die Weiße Hölle Vom Piz Palüc).

Ce film présente la particularité de proposer une présence quasi obsession-nelle de l’eau sous ses différents états. Le staccato des gouttes chutant des sta-lactites de glace inflige un véritable supplice au docteur Krafft qui sait trop bien qu’elles sont annonciatrices du gel fatal qu’entraînera la fin du jour.

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Le gel est partout présent dans le film du Dr Fanck.

189

MARIO, Le Génie des Alpes Valaisannes par Mario, Neufchâtel, Attinger frères, 1893, p.42 , cité par SAMIVEL, Hommes, cimes et dieux, Paris, Arthaud, 2005, p. 136.

190

Dans la Divine Comédie, le Neuvième Cercle du Bas-Enfer accueille les traîtres dans un fleuve de glace : le Cocyte.

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Les fleurs de givre qui ourlent les fenêtres du refuge démontrent combien la bâtisse mérite son nom ν c’est le gel enfin qui enrobant la lampe du docteur Krafft semble sceller le destin des trois alpinistes en détresse. La montagne présentée par Fanck n’est ainsi que ruissellement, fracas d’avalanches, tourbillons de nuées ν un monde qui, loin de l’intangible hiératisme minéral, est en perpétuel mouvement.

Dans le conte d’Hoffmann Les Mines de Falun192

, un jeune marin suédois

converti au monde souterrain par un vieux mineur trouve la mort sous la mon-tagne. Son corps est retrouvé miraculeusement intact vingt années plus tard. En vallées alpines, les récits des anciens sont pleins d’histoires de disparus sur les glaciers dont on retrouve le corps après des années. Ainsi la revue La Montagne en cite-t-elle un exemple dans sa rubrique « Les Échos », ce qui, par parenthèse, indique qu’il n’y a là rien de bien exceptionnel :

Notre grand confrère, L’Illustration, publie fréquemment des articles sur l’alpinisme et

les sports d’hiver. Dans le numéro du 14 janvier 1933, nous avons lu un article sur la restitution par le glacier de la maladetta, le 13 août 1931, des restes de Pierre bar-rau, le guide vainqueur de la Maladetta, disparu dans la rimaye de ce pic le 11 août 1824. Cent sept ans pour faire quatorze cents mètres...193

Plus commentée, la découverte en 1999 du corps de Mallory sur les pentes de l’Everest a permis une fois encore de constater à quel point glace et altitude préservent les corps194. Le cinéma ne pouvait pas manquer de s’intéresser à ce phénomène ; le dernier film en date portant sur ce sujet est Malabar Princess inspiré de la catastrophe du même nom195. Ce mythe du glacier conservant le corps de ses victimes est bien propre à nourrir l’imaginaire et les vains espoirs d’un enfant dont la mère a disparu en montagne cinq ans plus tôt. Dans cette

192

HOFFMANN Ernst Theodor Amadeus, "Les Mines de Falun ", in Contes Fantastiques, Flammarion, 1993. 373 p.

193ʺÉchosʺ, in La Montagne, n°246, février 1933, p. 75.

194

Le 1ermai 1999, Conrad Anker, membre d’une expédition américaine à l’Everest ayant pour projet de retrouver des traces de Mallory et Irvine, découvrit à 8290 m le corps de Georges Mallory disparu le 8 juin 1924. Le corps portait toujours ses vêtements en tweed, ses chaussures en cuir et une corde enroulée autour de la taille. (source : www.mountainzone.com, juin 2005).

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Le 3 novembre 1950, un Lockheed L-749 Constellation d'Air India, le Malabar Princess, assurant la liaison Bombay-Londres s’écrasa sur les rochers de la Tournette (4677 m) au Mont Blanc. Les secours endeuillés par la mort de René Payot, tombé dans une crevasse, ne purent que constater l’absence de survivants. Au milieu des années quatre vingt le glacier des Bossons commença à rejeter des débris de l’appareil. Ces débris étaient souvent accompagnés de débris humains parfois fort bien conservés. No-tons que, dans le microcosme de la vallée de Chamonix, des rumeurs de trouvailles miraculeuses (bijoux notamment) ont laissé planer quelque temps un climat pesant... Le 24 janvier 1966, le Kangchenjunga, un Boeing 707 de la même compagnie s’écrasa pratiquement au même endroit.

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pacité à figer le temps, le glacier qui s’écoule pesamment vers le bas apparaît comme une métaphore de la pellicule :

La mort n’est que la victoire du temps. Fixer artificiellement les apparences char-nelles de l’être c’est l’arracher au fleuve de la durée μ l’arrimer à la vie. Il était naturel de sauver ces apparences dans la réalité même du mort, dans sa chair et dans ses os. La première statue égyptienne, c’est la momie de l’homme tanné et pétrifié dans le natron. Mais les pyramides et le labyrinthe des couloirs n’étaient pas une garantie suffisante contre la violation éventuelle du sépulcre : il fallait encore prendre d’autres assurances contre le hasard, multiplier les chances de sauvegarde. 196

En effet tout deux ont le pouvoir de conserver le temps de leur durée propre le souvenir des disparus. Cette faculté partagée est fondée sur une double mysti-fication :

- mystification du glacier, corps mobile asservi aux lois de la gravité qui étire son mouvement jusqu’à donner l’illusion de l’immobilité.

- mystification du cinéma, image figée dont l’accélération du défilement donne l’illusion du mouvement.

En cela, glacier et cinéma transgresse un des fondements de la nature hu-maine, l’inéluctable mortalité. « Il[s] poursui[ven]t là le fantasme d’une classe, de-venu celui d’une culture [...] triompher de la mort par un ersatz de la Vie même.197 » Mais de même que le souvenir des disparus, fixé sur la pellicule, ne dure que le temps que résiste le support, la parenthèse accordée par le glacier prend fin avec sa fonte aux confins de la vallée. Commence alors le vrai travail de deuil ou la confrontation aux vérités enfouies. L’alpiniste Reinhold Messner, qui porte comme un fardeau la disparition de son frère Gunther lors de leur des-cente du versant du Rupal au Nanga Parbat vit ainsi ressurgir son passé :

C'est un nouveau coup d'éclat du célèbre alpiniste italien Reinhold Messner dans le conflit qui l'oppose aux compagnons de sa première expédition himalayenne, qui fut marquée par la disparition, dans des circonstances controversées, de son frère Günther. Selon plusieurs médias allemands, le corps de Günther, disparu en 1970, aurait été retrouvé au pied du Nanga Parbat, au nord du Pakistan. Une nouvelle pièce à conviction de ce dossier complexe, une chaussure, a été découverte sur le glacier de Diamir il y a plusieurs semaines. Elle a été présentée à Reinhold Messner, qui l'a identifiée comme ayant appartenu à son frère. En ce moment, l'alpiniste

196

BAZIN André, "Ontologie de l’image photographique", in Qu'est-ce que le cinéma ?, Paris, Éditions du Cerf, 1985, p. 9 (première édition 1948).

197

BURCH Noël, La Lucarne de l’infini, Paris, Nathan, 1991, p.12. Noël Burch fait allusion ici au rêve de

Thomas Edison de pouvoir donner un concert "avec des artistes et des musiciens morts depuis long-temps." (ibidem)

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lien, qui ne s'est pas exprimé directement sur cette découverte, marche vers le Nan-ga Parbat, retournant une fois de plus sur les lieux d'un ʺtraumatisme psychosoma-tique où s'est forgé[e son] identité d'alpiniste de l'extrêmeʺ, selon ses propres mots,

dans son ouvrage La Montagne nue (Éditions Guérin, Chamonix, 2004), où il ra-conte l'affaire.198

Lorsqu’en 1984 je trouvai, au pied du glacier des Bossons, les débris d’un membre ayant probablement appartenu à un passager du Malabar Princess, je pris conscience du fait que ces corps avaient voyagé pendant plus de trente ans au cœur de la glace. Edward Dmytryk a fait de cette catastrophe l’argument de son film The Mountainc, tiré du roman de Henri Troyat La Neige en deuil199.

La préservation par cryogénisation naturelle coïncide à merveille avec le mythe de la préservation d’une pureté originelle dont serait garante la montagne :

L’immobilisation temporaire de la vie dans le minéral [ici la glace] est parfois valori-sée parce qu’elle conserve intactes les vertus d’une époque privilégiée [...] Le cristal est alors le symbole miniaturisé de la montagne qui emprisonne la vie, mais permet d’attendre une libération éventuelle de l’énergie condensée qu’elle recèle.200

Ce phénomène a trouvé un écho au cinéma. D’Hibernatus201

à Mémoire de

glace202, le thème a été souvent traité avec des fortunes diverses tant au plan de la qualité qu’au plan du succès public. Hitchcock lui-même s’en est emparé pour un de ses cours métrages aux chutes décalées de la série des histoires courtes : une femme attend quarante ans qu’un glacier lui rende le corps de son mari, quand celui-ci lui est restitué le portrait que contient le médaillon qu’il a au cou est celui d’une autre femme (Crystal Trench203

). Le film d’horreur s’est également emparé de l’opportunité commode de parenthèse temporelle. Død snø propose l’improbable rencontre d’un groupe de skieurs avec des zombies nazis préservés dans les entrailles d’un glacier norvégien.

198

BUFFET Charlie, " Reinhold Messner réaffirme avoir trouvé le corps de son frère disparu", Le

Monde.fr., 20 août 2005.

199

TROYAT Henri, La neige en deuil, Librio, Paris, 2002, .

200

BOZONNET Jean-Paul, Des monts et des mythes, l'imaginaire social de la montagne, Grenoble, PUG, 1992, p.33.

201

Hibernatus, MOLINARO Édouard, France, Gaumont International, 1969, 78 min.

202

Mémoire de glace, HIROZ Pierre-Antoine, France, Adrénaline, 95 min.

203

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La pétrification est un outil commode de télescopage historique.204

Indépendamment de ces films où la cryogénisation est exploitée en tant que moteur narratif, le film d’ascension fait la part belle à ce phénomène.

Dès Der Bergfürherc cet axe puissant de la mythologie alpine est exploité. C’est la restitution du corps du citadin par le glacier qui disculpe, malheureuse-ment trop tard, le guide injustemalheureuse-ment accusé.

Le corps de l’alpiniste est arraché à son tombeau de glace après cinq an-nées205.

Arnold Fanck exploita le même phénomène dans une séquence au cours de laquelle l’esprit du docteur Krafft anticipe le processus qui, figeant peu à peu le liquide vital, plongera sa femme dans une « pétrification » intemporelle (Die

Weiße Hölle Vom Piz PalüC). Ces recherches s’avérant vaines au long des an-nées, c’est comme une délivrance qu’il accueille la mort qui réunira enfin les amants dans le sein des glaces éternelles.

204

Død snø. WIRKOLA Tommy, Norvège, IFC Films, 2009, 101 min.

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« Mais n’essayez pas de me récupérer... Laissez-moi avec ce à quoi j’appartiens... Tu sais que j’ai toujours été un ami de la glace 206

». Par ces mots confiés à son carnet, le docteur Krafft exprime ses dernières volontés.207

La recherche d’un disparu en montagne est un intéressant moteur de l’action des montagnards présentés dans les films d’ascension. Outre le docteur Krafft, Montgomery Week le bouddhiste des cimes (Vertical Limitc) recherche in-lassablement la dépouille de sa femme qui lui permettra de faire le deuil néces-saire.

208 209

A travers l’image préservée des disparus peut être les héros ne contemplent-ils que le reflet de leur jeunesse perdue.

Si dans la diégèse des films d’ascension la quête du disparu est un vecteur dramatique commode, Zinneman y recourt d’une manière pour le moins curieuse. La découverte dans une crevasse d’un cadavre préservé est une longue paren-thèse (10 minutes) dans le processus narratif auquel elle n’apporte rien si ce n’est de permettre à une vieille femme de contempler sa jeunesse enfuie à tra-vers une lucarne du temps. Tout se passe comme si le réalisateur considérait ce phénomène comme un si pertinent marqueur du genre, ou pour le moins de la

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Traduction personnelle.

207

Die Weiße Hölle Vom Piz PalüC.

208

The Crystal Trench (1959).

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dramaturgie montagnarde, qu’il se sentait dans l’obligation de l’inclure à son pro-pos (Five Days One Summerc).

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Cette longue séquence n’apporte rien au récit principal du film de Zinne-man ; elle installe, toutefois, un trouble car le visage du cadavre est celui de Lambert Wilson, incarnant également le jeune guide. Cette ambiguïté ne se-ra pourtant pas exploitée ultérieurement.

Les victimes de la congélation sont également le prétexte à un topos qui les installe dans un rôle de deux ex machina. Par delà leur état de cadavre parfaite-ment conservé, ils rendent un ultime service aux vivants. La découverte du corps de la femme de Montgomery Week apporte également l’opportunité de bénéficier de l’apport supplémentaire et salvateur des seringues de dexaméthasone211

in-jectable qu’elle avait sagement emportées (Vertical Limitc

). De même la décou-verte par Taylor Brooks (K2 -The Ultimate Highc), de retour du sommet, d’un alpi-niste pris par les glaces sur les pentes du K2 offre au grimpeur américain l’opportunité de se doter de l’indispensable matériel nécessaire à sa descente et à celle de son compagnon de cordée. Sidney Pollack utilise ce procédé dans

Je-remiah Johnson212, lequel découvre sur le cadavre d’un trappeur mort de froid un fusil à ours qui lui sera un précieux instrument de survie lors de son errance sur les hauteurs.

210

Five Days One Summer c.

211

Hormone glucocorticoïde utilisée dans le traitement des œdèmes consécutifs au mal aigu des mon-tagnes.

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Par delà le temps, les grimpeurs disparus participent à la fraternité de l’alpinisme.

Dans un même ordre d’idée, le calepin retrouvé sur certains corps disculpe ou condamne selon les cas. Dans Der Bergführerc, la conservation du corps de Alfred Foch va de pair avec celle des feuillets sur lesquels il a écrit ses derniers mots ν ainsi le guide qui l’accompagnait sera-t-il disculpé. Et si cet écrit réparateur arrive trop tard pour que le guide en tire jouissance, au moins son souvenir sera-t-il blanchi de la tâche infâmante qui le flétrissait au regard de la communauté.

La pétrification, le tribut dévolu au froid, au gel et à la glace, n’intéresse pas toujours la totalité du corps et la montagne ne s’approprie pas, à l’instar d’une gorgone, l’être entier en un instant. Le processus est progressif et chaque alpi-niste a connu l’affolement de ne plus sentir ses orteils ou ses doigts, premier si-gnal de la gelure prochaine. Le processus physiologique est bien connu : devant l’agression du froid, le corps humain préserve l’essentiel et par une vasoconstric-tion des extrémités réserve la circulavasoconstric-tion à la tête et au tronc. Ainsi la montagne s’empare-t-elle du corps de l’homme qu’elle attire à elle par « morceaux ». Si la montagne a été clémente envers Herzog et Lachenal en les abritant de la tour-mente dans une crevasse, elle a commencé à se les approprier et leurs graves gelures les ont maintenus sur le mince fil qui sépare la vie du trépas :

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K2 -The Ultimate Highc.

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Mes mains et mes pieds continuent à geler mais qu’y faire ? Je tâche de ne pas trop souffrir, je me replie sur moi-même en essayant d’oublier le temps qui s’écoule, de ne plus sentir le froid qui, sournoisement, gagne du terrain, dévore et insensibilise.215

Nous aurons l’occasion de revenir sur cette mythologie des gelures des grimpeurs français à l’Annapurna et sur l’exploitation qui en a parfois été faite lorsque nous aborderons la fonction sociale du film d’ascension. Gaston Rébuffat lui-même s’interrogea sur la dimension mythique de la gelure dans le processus d’héroïsation des vainqueurs de l’Annapurna : « Est-ce que le mythe du héros serait fondé sur les pieds et mains gelés ?...216 »

Arnold Fanck donne à voir une séquence fort explicite de l’engourdissement pernicieux qui prélude à la mort. Dans Stürme Über Dem Mont

Blancc, le météorologue confronté à la tempête tente, en une fuite désespérée de regagner la vallée. Au cours de cette tentative une bourrasque fait disparaître ses gants et le cinéaste allemand insiste sur le handicap qui s’installe progressive-ment avec la gelure des mains. De retour au refuge, les doigts gelés du jeune homme lui interdiront toute motricité fine et par la même le simple fait de craquer une allumette pour allumer un feu salvateur.

Habitué des hauteurs, Hannes sait combien il est indispensable d’allumer le feu qui rétablira une circulation normale dans ses doigts gelés. Malheureusement ces derniers, presqu’inertes ne lui permettront pas d’allumer le foyer.217