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La montagne comme métaphore de la femme

Introduction de la troisième partie

Section 3 La montagne comme métaphore de la femme

« ... Il l’aima comme une femme et com-mença par la regarder longtemps de loin avant d’oser l’approcher... » 465

Comme nous l’avons vu466, la femme n’est pas la bienvenue dans l’univers, de la haute montagne. Pourtant si le film documentaire traitant de l’alpinisme peut et ne s’en prive pas, se passer de sa présence, le film d’ascension la met

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Eternal Love, LUBITSCH Ernst, États Unis, Feature Productions, 1929, 1980 m, n&b, muet.

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Les refuges gardés offrent, le plus souvent, le gîte et le couvert, les refuges non gardés ne servent que d’abri.

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BORDEAUX Henry, " Émile Javelle et la littérature alpestre", préface de Souvenirs d’un alpiniste, de

JAVELLE Émile, Paris-Lausanne, Payot, 1920.

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plaisamment en scène dans des stratégies narratives diverses. Si dans la pra-tique d’alpinistes célèbres tels que Herzog ou Terray elle est clairement un frein à leur passion peu de pratiquants admettent objectivement ce rejet dans d’autres contextes que les discussions entre hommes, notamment aux veillées de re-fuges.

Il n’est, toutefois, guère de genres cinématographiques qui puissent faire l’économie d’une intrigue amoureuse, à l’exception de rares films de guerre ; en-core cela n’est-il possible, dans ces derniers, que si le récit se concentre sur les scènes de combat dont par définition la gent féminine fut absente jusqu’à une date récente.

Le rapport que l’alpiniste entretient avec l’objet de sa passion n’est pas sans rappeler la relation amoureuse et le culte de la virginité à conquérir, concernant les cimes, est révélateur de cet état d’esprit.

Carte postale du début du XXe siècle. (Collection personnelle).

La carte postale présentée ci-dessus est une illustration parlante de cette perception. Les deux cordées sont à la conquête d’un sommet, la Jungfrau, comme d’une jeune vierge (en allemand Jungfrau).

On parle communément d’amour de la montagne comme on parle égale-ment d’amour de la mer, de la campagne. L’amour de la montagne a cela de par-ticulier qu’il permet l’étreinte physique. Le rocher, la glace ont une réalité objec-tive et l’alpiniste peut les étreindre à bras le corps quand le marin ne saurait rete-nir contre sa poitrine l’objet de sa passion. L’alpinisme nécessite en effet un con-tact charnel μ si l’escalade en falaise ne fait souvent qu’effleurer la matière en dansant sur les dalles, la grimpe en altitude avec ses cheminées, ses fissures et

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son art de la renfougne467 favorise une communion des plus étroites. Le glisse-ment anthropomorphique était donc des plus faciles, et les grimpeurs n’en ont pas fait l’économie :

Il y a, par le monde, des mâles qui laissent tomber toutes les femelles, et donne-raient bien des femmes pour se coucher sur ce pan de granit et le serrer entre leurs cuisses dures, comme une belle jambe musclée.468

Nous avons vu plus haut (II.D) comment les cimes pouvaient évoquer le gi-ron maternel : « ...Oh le doux de la roche qui l’enserre et le retient. C’est comme lorsque tout enfant il se réfugiait peureusement contre le sein de sa mère... »469 Il s’agit ici d’aborder la perception de la montagne comme la métaphore de la vierge à conquérir puisque certains ont vu dans l’alpinisme un désir érotique déri-vé. À ce propos, et au regard de ce que nous avons mis en évidence concernant le rapport de l’homme et des cimes, il serait tentant de voir de ces dernières une objectivation de « L'anima du troisième niveau [...] présente chez l'homme [qui] lui apporte à la fois vie et mort, initiation et destruction »470. Les avatars de la montagne en déesse-mère de la terre (Chomolungma, l’Everest) ou source des eaux (Kailash, mère des eaux471), renverraient ainsi à la figure archétypique, im-portante en psychologie analytique de la « femme de sublimation ». Toutefois ce concept semble posséder chez Jung une valeur éminemment positive amenant, à terme, l’homme à assumer sa part de féminité par la représentation d’un « ani-ma du quatrième niveau, stade le plus élevé correspond à une sagesse trans-cendante, sous l'image d'Athéna, la sophia des gnostiques, les initiatrice et les muses. La dimension féminine entre en étroite relation avec la dimension mascu-line 472». Dans les films d’ascension, la dimension féminine n’a de statut qu’en termes de cible, de but à atteindre, de proie ; le héros alpin ne saurait donc en être pourvu sauf à déchoir illico. Aussi si l’alpinisme possède une part évidente de sublimation, il n’en demeure pas moins un combat et offre avant tout une

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Renfougne μ terme du jargon de l’alpinisme désignant une manière de franchir les cheminées (fissures très larges) par une technique d’opposition dos/jambes. Expression utilisée sur le mode condescendant par les grimpeurs de falaise pour désigner une escalade ou un style particulièrement besogneux.

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CHAMSON André et ALDEBERT MAX, Le Royaume des hautes terres, Durel éditeur, 1950, pp54-55, cité par BOZONNET Jean Paul, opus cité, p.65. et JANTZEN René, Montagne et symboles, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1988, p. 153. MM. BOZONNET et JANTZEN l’attribuent au seul Max Aldebert, notons que ce nom est un pseudonyme littéraire d’André Chamson ν l’œuvre citée en référence est présentée comme étant de Chamson André et Aldebert Max.

469

FRISON-ROCHE Roger, Premier de cordée, opus cité p.200.

470

LEBLANC Élisabeth, La psychanalyse jungienne, Paris, Bernet-Danilot, 2002, p. 41.

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Kailash est la source du Brahmapoutre, de l''Indus, de la Karnali affluent du Gange et de la Sutlej.

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mension agressive et conquérante à l’égard de la féminité réelle ou sublimée. Avatar charnel de la montagne elle est aussi l’enjeu du combat (Der Bergführerc

, Der Berg des Schicksalsc, Der heilige Bergc, Die weiße Hölle vom Piz Palüc, Der

Kampf ums Matterhornc, Stürme über dem Mont Blancc, Five Days One Sum-merc, Cerro Torre-Schrei aus Steinc …) tout autant que le sommet. Clint Eastwood s’en amuse explicitement en plaçant, au faîte de la paroi que Jonathan Hemlock doit escalader, George qui l’attend les seins nus μ qu’il triomphe de la paroi et il conquerra également la jeune femme (The Eiger sanctionc).

Le but à atteindre473.

John Huston propose une représentation psychanalytique de cette euphé-misation de la montagne dans Freud : The Secret Passion474. La manifestation du conflit œdipien de Carl von Schlossen se manifeste dans le rêve de Freud, sous la forme d’une cordée, constituée du jeune patient et de son thérapeute, dont le but à atteindre est une femme.

473

The Eiger sanction c.

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Les arcanes de la psychée475.

Dans une démarche démonstrative quasi militante, Richard A. Colla, Storm

And Sorrowc, expose Molly Higgins aux représentations masculines les plus con-servatrices. Dans les premiers temps de son intégration au groupe d’alpinistes, Molly Higgins semble plus à l’aise lorsqu’elle vaque aux tâches ménagères que dans le maniement des anneaux de cordes. Notons que le féminisme sous-jacent amène le réalisateur à forcer le trait ν en cela il étalonne le chemin qu’a à parcou-rir la jeune grimpeuse pour parvenir enfin à être sur un pied d’égalité avec ses pairs masculins.

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L’héroïsme au féminin.

À ce propos, la figure emblématique de l’alpinisme français de l’après guerre, Lionel Terray, est une parfaite illustration des rapports de l’alpiniste avec la dimension féminine. Dans le couple qu’il forma avec Marianne, institutrice à Saint Gervais, la montagne était omniprésence dans une forme de mariage à trois. Marianne Terray fait d’ailleurs preuve d’une grande lucidité lorsqu’est évo-quée, au cours d’une interview, la place de sa rivale minérale dans la vie de son

475

Ibidem.

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mari. Quand bien même la réflexion, soumise aux aléas de l’interview, n’est pas d’une clarté académique concernant la formulation, elle ne laisse planer aucun doute : « - Je ne me fais pas trop d’illusions car je crois que s’il avait dû choisir... Je voudrais bien me faire des illusions, mais je crois [qu’il aurait choisi la mon-tagne]477». L’alpiniste, en ce qui le concerne, convient que l’alpinisme de haut niveau est peu compatible avec une vie familiale équilibrée et que la condition

sine qua non est d’avoir une « femme qui soit bien gentille.478

» Si la jeune femme ne semble guère se faire d’illusions quant à la volonté de son mari de suivre la voie qu’il s’est choisi, ce dernier n’en juge pas moins s’être plié aux vo-lontés de son épouse, imposées «[...] avec cette patience qui permet aux femmes de gagner toutes les batailles.479 »

La montagne en tant que métaphore de la femme, appelle nécessairement, dans les films d’ascension, un amour fait de violence et de domination. Il ne sau-rait en être autrement dans le contexte des représentations qui concourent à l’élaboration du personnage de l’alpiniste.

Et comme les alpinistes ne cessent de répéter que l’alpinisme est un combat prési-dant à « des pages d’héroïsme obscur, des poèmes d’action virile »480

, la fonction érotique revêt au contact de ce rocher, les aspects d’une conquête où prédomine le sentiment guerrier.481

Comme l’incarne si bien la Jungfrau, la montagne est dans le processus diégétique une vierge farouche à conquérir. Concernant le sommet suisse, si sa conquête ne donna pas lieu à drame, il n’en demeure pas moins que ses flancs furent le théâtre d’une des plus grandes tragédies de l’alpinisme suisse. Le 15 juillet 1887, six alpinistes sans guide trouvèrent la mort dans la face nord-est de la Vierge d’Interlaken. Cette catastrophe alpine donna lieu à un témoignage pho-tographique qui paraît bien curieux à nos yeux modernes.

477

CHAPPAZ Gilles, La Voie Terray, Seven Doc-Ville de Grenoble, 2007, 55 min.,

478

Ibidem.

479

TERRAY Lionel, Les conquérants de l'inutile, p. 62.

480

EVOLA Julius, Le Mystère du Graal et l’idée impériale gibeline, Paris, Éditions Traditionnelles, 1984, p.

32-33.

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Le retour des secours.

La mise en image de la situation évoque plus une exposition de trophées que le macabre retour d’une expédition de secours. Ce cliché ne déparerait pas dans la saga de l’Ouest qui vit souvent chasseurs de primes ou marshals poser au côté du corps des outlaws qu’ils avaient abattus. En l’occurrence la Jungfrau eut pour ses jeunes prétendants des allures de Lorelei.

De même que les amants fidèles ne peuvent à nouveau engager leur foi, l’alpiniste choisit parfois la montagne comme alternative aux amours humaines. Et quand bien même son choix n’est-il pas clairement arrêté, l’alternative est un déchirement intérieur. Nordwandc, affiche clairement le duel femme versus mon-tagne dans l’esprit du grimpeur. Alors que Toni Kurz contemple le but de son ex-pédition, la silhouette, en contre-jour, de Louise Fellner entre dans le champ et s’interpose entre lui et la face nord. Ainsi en est-il de la femme qui est perçue comme une concurrente de sa métaphore minérale quand elle n’est pas un obs-tacle supplémentaire sur le chemin de la conquête.

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Concurrentes.

482

HOTZ Charles (1887), Swiss Alpmuseum, in BENSEN Joe, Souvenirs des sommets, Chamalières, Artémis, 2000, p.44.

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Par le bais de ce plan astucieux, Philipp Stölzl, installe la rivalité des centres d’intérêt du grimpeur allemand.

Dans la démarche de conquête qui installe la cime en femme métaphorique, l’homme semble trouver, par ce biais, un exutoire aux pulsions de violences que des siècles de civilisation ont sublimées. La montagne ne se séduit pas, elle se prend et dans un parallèle guerrier, les alpinistes ont des allures de soudards mettant une ville à sac.

[...] si dans les villes, l’agression et le viol sont sanctionnés d’emprisonnement et d’opprobre, ils sont, sur les cimes, le corrélatif de la liberté et l’agrément d’une con-duite exemplaire. Ainsi les pulsions répréhensibles aux yeux de la société y sont-elles valorisées selon le processus de la sublimation “ cette variété particulières du

déplacement permettant d’intégrer des formes pulsionnelles primitives dans le moi, tout en satisfaisant aux exigences du sur-moi et de l’entourage ”.484

Cette attitude conquérante, aux limites de l’acceptable social, sert admira-blement la nécessaire dramatisation du récit cinématographique des films d’ascension qui implique âpreté et violence. Rejetant ainsi la femme, le film d’ascension la renvoie à son rôle maternant plus conforme à la vison d’une orga-nisation sociale ouvertement conservatrice.

Les deux principaux protagonistes du duel alpin sont ainsi clairement identi-fiés. Ils sont les pivots de la kyrielle de dualité qui structurent le film d’ascension. Comme dans de nombreux genre, cet affrontement est inscrit dans une opposi-tion primordiale : la nature et la culture.

Nature, la montagne en est l’incontestable et intangible représentante. Par delà les siècles, insensible aux atteintes humaines, elle défie les outrages du temps et de la civilisation. Quand bien même les hommes mettraient-ils toute leur énergie à les conquérir, elle serait toujours là quand eux ne seraient plus même un souvenir. Culture, l’alpiniste en est la substantifique moelle, lui qui met en jeu le bien le plus précieux, la vie, pour des motifs aussi futiles qu’une vanité éphé-mère et improductive.

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JANTZEN René, opus cité pp 147-148 citant SILLAMY Norbert, Dictionnaire de psychologie, Paris, Bordas, 1980, p1145.

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Chapitre 2 – Au plan syntaxique

Ici encore notre propos se bornera à une interprétation stricto sensu de la syntaxe : nous considérerons donc la manière dont les constituants sémantiques signifiants s’organisent pour faire sens au sein du processus diégétique. Nous nous pencherons, pour ce faire, sur la forme des passages obligés du film d’ascension dans un processus narratif linéaire.

Ce chapitre n’a pas vocation à dresser la liste exhaustive des situations que l’on retrouve dans les films de notre corpus. Nous avons choisis de retenir les passages obligés qui nous semblent relever d’une transversalité à l’intérieur de chacun des récits et, par extension, à l’intérieur du genre lui-même.

La plupart de ces séquences narratives se retrouvent dans la grande majori-té des œuvres retenues. Nous avons choisi, concernant ces passages obligés, d’utiliser le terme de topos. Sa signification de lieu commun ne sera pas prise au sens péjoratif, de facilité ou de platitude, mais au sens d’idée partagée au point de faire consensus ; une évidence conventionnelle, en quelque sorte. La pré-sence de topoï dans les films de genre est parfois considérée comme une facilité à laquelle recourt un auteur paresseux. En ce sens, ils appauvriraient la création jusqu’à n’être plus que répétition aux limites du plagiat, opinion résumée de ma-nière concise par Bernard Perron :

Parce qu’on y reconnaît des récits préfabriqués et un ensemble de suppositions et de conventions déterminées qui s’adressent à une populace en attente d’un spec-tacle garanti d’avance, les films de genre sont vus comme des œuvres sans origina-lités, imitées d’un même modèle.485

Le topos, dans la mesure où il pondère les possibilités de divergences et favorise le consensus est apte, par le fait même, à constituer la culture commune qui est une des caractéristiques du genre. Nous aborderons, donc, ici ces struc-tures redondantes comme constitutives des prérequis permettant au spectateur d’identifier et de recevoir le genre en tant que tel.

Notre attention se portant sur la forme, il sera, au cours de ce chapitre, fait une grande utilisation de photogrammes à des fins évidentes d’illustration.

485

PERRON Bernard, “Une machine à faire penser“, in Iris, 19, 1995, p. 76. La phrase citée est de pure ironie et ne représente pas l’opinion exprimée par l’auteur dans l’article concerné.

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