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Les émules d’Atropos 159

Ancrage mythique du film d’ascension

Section 2 Les émules d’Atropos 159

ou la transgression suprême

Au chapitre de la transgression il en est une qui viole les canons légaux de la société « civile » en même temps que ceux, éthiques, de la communauté al-pine. La cordée est l’unité de base de l’alpinisme, si l’on excepte l’alpinisme soli-taire qui reste une activité marginale. La littérature alpine, le cinéma documen-taire et même le cinéma de fiction ont glorifié cette association dans un même élan de courage et d’abnégation. La matérialisation de cette cordée, le lien subtil qui en fait l’essence, c’est la corde160

. La charge symbolique de ce filin de chanvre ou de soie puis de nylon, est primordiale dans l’imaginaire alpin : quand le mari de Blind Husbandsc veut châtier le suborneur, il lui arrache son couteau et tranche le cordon ombilical de la cordée le condamnant ainsi à une mort certaine. La rupture est irrémédiablement consommée lorsque Hein, le nazi, refuse de s’encorder à l’américain Orway ; ce refus lui coûtera la vie (The White Towerc

). Et, tranchant la corde, qui le lie à son frère Chris Teller signifie son renoncement aux valeurs montagnardes ancestrales et pose les jalons de sa perte prochaine (The Mountainc).

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La corde est la matérialisation de l’adhésion à un contrat implicite qui lie les grimpeurs. Renier la corde c’est rejeter par la même les clauses du contrat.

La corde possédait à l’origine une utilité moindre au plan de la sécurité. Les premières cordes de chanvre garantissaient, avant l’apparition des pitons, mous-quetons et engins de freinage, plutôt la certitude d’une chute de concert que la

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Une des Moires de la mythologie grecque qui étaient responsables du fil de la vie de chaque individu : Clothos filait, Lachésis enroulait le fil et, la vie arrivée à son terme, Atropos coupait ce même fil. Voir à ce sujet : FRONTISI-DUCROUX Françoise, VERNANT Jean Pierre, Dans l'oeil du miroir, France, Odile Ja-cob, 1997, pp. 108-110.

160 À propos de l’historique de la corde et de son usage, voir HOIBIAN Olivier, Les Alpinistes en France

1870-1950, Paris, L'Harmattan, 2000, pp 152-163, JOUTY Sylvain, ʺHistoire de cordesʺ, in Alpinisme et

Randonnée, n°8, juin 1979, pp 48-51.

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Blind Husbands c.

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The White Tower c.

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possibilité de sauver un compagnon. En effet les procédés d’assurage d’alors ne permettaient pas de réduire le facteur de chute. Il était ainsi impossible de stop-per une chute importante du premier de cordée. La technologie aidant, la corde est devenue au fil du temps la preuve intangible de la sécurité dont chacun est garant pour son coéquipier. La pire mésaventure qui pouvait survenir à une cor-dée était que ce lien fût tranché. Ainsi, lorsque le docteur Johannes Krafft récu-père la corde rompue qui le liait à sa femme, il ne peut que constater son mal-heur : sa bien aimée est disparue à jamais dans une crevasse (Die Weiße Hölle

Vom Piz Palüc, Föhnc).

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Le lien indissoluble qui liait le docteur à sa femme est rompu.

Dans ce film d’ailleurs la corde revêt une importance toute particulière Ar-nold Fanck s’étendant à plaisir sur sa valeur symbolique. Elle occupe une place centrale dans 27 des plans 16 à 53, 8 la montrant seule. Entre les éclats de rires amoureux du docteur Krafft et de sa compagne et les déferlements torrentiels des glaces alpines, elle symbolise le bonheur et la sécurité par sa seule pré-sence. Du bonheur sans faille au drame irrémédiable il n’y a que la distance qui sépare deux plans cadrés à l’identique dans le premier la poigne de Krafft tient ferme (« Die Faust hält fest165 » dit le carton), dans le second elle ne serre plus qu’un bout de corde sectionné ν le fil de la vie est rompu et le bonheur n’est plus qu’un souvenir après lequel l’alpiniste courra sa vie durant.

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Die Weiße Hölle Vom Piz Palü C.

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La fermeté de la poigne ne peut rien contre l’âpreté du destin.

Cette rupture est à ce point émotionnellement chargée que c’est elle que l’on utilise souvent au cinéma pour dramatiser une séquence de montagne, quand bien même le film ne serait-il pas un film d’ascension. Pour Frank Capra, la rupture de la corde scelle de manière définitive la séparation des deux frères qui ont fait des choix différents (Lost Horizon167).

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Gros plan de la rupture.

Nous sommes donc bien en présence d’une monstrueuse transgression lorsqu’un alpiniste tranche volontairement le lien qui le lie à son compagnon. Par cet acte, il rompt avec la morale sociale s’arrogeant, telle une moderne Atropos, le droit de rompre le fil de la vie. Le héros de Vertical Limitc porte le fardeau de ce signe de Caïn pour avoir tranché la corde qui le liait à son père, à la demande de ce dernier. Nouvel Œdipe, sa faute ne sera rachetée que par un alpiniste qui la prendra sur lui en réalisant le même blasphème alpin, dans un remake purifica-teur de la scène initiale.

Clint Eastwood, quant à lui renverse la problématique de la situation. Son héros pour trouver le salut doit éprouver suffisamment de confiance envers le

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Die Weiße Hölle Vom Piz Palü C.

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Opus cité.

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traître repenti qui lui propose ses secours : il lui faut trancher la corde qui le pré-serve encore de la chute, mais le condamne à une longue agonie pendu au des-sus du précipice (The Eiger Sanctio c). Renny Harlin, dans un souci de dramati-sation, réécrit la scène en substituant la poigne de Gabe Walker à la corde. Tou-tefois, en termes de culpabilité, les conséquences seront les mêmes : le guide n’a pas su préserver l’intégrité du lien (Cliffhangerc

).

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Le gros plan de la lame de couteau sur la corde contient une charge émotionnelle très prisée des réalisa-teurs.

Le premier grand drame de l’alpinisme vit Whymper accusé de s’être pré-servé en tranchant le lien qui le liait à ses compagnons. Toutefois, pour le grim-peur anglais, il ne fut pas question de l’intervention providentielle de Carrel (Der

Kampf Ums Matterhornc, Der Bergruftc). S’il fut absout par le tribunal, certains ne furent guère convaincus de ce jugement dans lequel ils virent l’expression d’une justice de classe. La corde en question figure toujours en bonne place au musée de Zermatt et on peut lire les minutes du procès mené par le gouvernement va-laisan dans l’ouvrage de Charles Gos, Alpinisme anecdotique. Le verdict du tri-bunal y est exposé en ces termes :

Considérant :

1. Que des faits ci-dessus il ne résulte aucun fait délictueux ;

2. Que M. Hadou [sic]172 a occasionné l’accident ν Que de l’exposé des faits qui pré-cède, personne ne peut être accusé d’une faute ou d’un délit,

Il est décidé :

Il n’y pas lieu de donner suite à la présente enquête, par contre, il est porté une dé-cision de non lieu avec frais à la charge du fisc.173

169 Eiger Sanction. 170 Vertical limit. 171 Ibidem. 172

Le nom du jeune compagnon de cordée de Whymper était Douglas Hadow.

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A l’occasion de la sortie du film de Jacques Ertaud, Mort d’un guidec

, de nombreux membres de la communauté alpine se gaussèrent de la séquence, in-vraisemblable de leur point de vue, d’un guide qui tranche la corde le liant à son client pour éviter qu’ils ne périssent tous deux.

Les fictions télévisées elles-mêmes n’ont pas échappé aux lois du genre. La mort d’un guide (1975), remarquablement mis en scène par Jacques Ertaud, est sans doute un film susceptible de toucher d’abord les alpinistes par l’authenticité de sa réalisation ; seul le dénouement, emprunté aux pages les plus enluminées de la mythologie de l’alpinisme (le guide qui sort son canif et coupe la corde pour éviter d’entraîner son client dans sa chute) manque de vraisemblance.174

Nous l’avons évoqué, dès les premiers films d’ascension, l’immensité de cette transgression est présente. Dans La Croix du Cervinc, Jacques Béranger expose le dilemme de Jean-Joseph Ginetta, le guide, que le corps sans vie du major Watson tire inexorablement vers le vide175. Ayant finalement tranché la corde, il est traduit en justice et, bien que libéré de l’accusation d’homicide, radié de l’ordre des guides. Dans son ouvrage sur le cinéma suisse, Freddy Buache souligne la parenté entre l’œuvre de Béranger et le film d’Eric von Stroheim (Blind Husbandsc). D’autre part, il insiste sur le fait que réalisateur et scénaristes « espèrent bâtir un film suisse qui évite les fautes de goût, les erreurs commises trop souvent par des auteurs connaissant mal ou ne connaissant pas la haute montagne.176 » Malgré ce souci de réalisme, la séquence de la corde sectionnée n’en demeure pas moins considérée comme relevant de l’imaginaire le plus dé-bridé, et eu égard à son statut de topos constitue un des griefs récurrents du mi-lieu alpin en quête de vraisemblance cinématographique.

Pourtant, en 1985, Simon Yates, bloqué par le poids de son camarade Joe Simpson blessé au bout de la corde, trancha le lien qui les liait, condamnant son ami à une mort qu’il savait certaine. De retour dans le monde d’en bas, Simon Yates fit l’objet, de la part du microcosme alpin et de ses relais médiatiques, d’une campagne de dénigrement et de harcèlement à la mesure de ce que re-présentait sa transgression dans l’imaginaire des grimpeurs. C’est Joe Simpson qui dut prendre la plume pour expliquer et justifier le geste de celui qui reste son ami. Mais la compréhension et le pardon de Simpson ne furent que de peu d’effet contre le mythe, Yates reste et restera celui qui a tranché la corde (Touching The

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BALLU Yves, opus cité p. 335.

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Le film La Croix du Cervinc étant, à ce jour considéré comme perdu, nous nous basons sur le récit qui en est fait par les auteurs et les critiques.

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Voidc). Pour traiter de ce cas, Kevin Macdonald explique avoir renoncé à un do-cumentaire de facture classique pour des raisons paradoxales : il affirme avoir voulu atténuer l’intensité dramatique du geste en utilisant le filtre de la fiction ; un parti pris opérationnel qui donne la mesure de l’animosité qu’a suscitée ce geste. À ce propos, et eu égard à la violence des réactions, il n’est pas interdit de s’interroger sur ce qu’aurait été la suite si Simpson n’en avait pas réchappé. Yates aurait-il alors eu le courage d’avouer son geste ? Et, par extension, au cours de l’histoire des accidents alpins, la même situation ne s’est-elle pas déjà produite sans que l’on n’en sache jamais rien ?

« Simpson μ je m’attendais à ce qu’il tombe et je n’y pouvais rien... Il allait faire une chute de 90 mètres et se tuer...

Yates μ Je me suis très vite décidé, je n’ai pas vraiment hésité... Il me semblait qu’il n’y avait rien d’autre à faire dans cette situation... Il était clair qu’il n’était pas question que je puisse tenir comme ça longtemps. A tout instant, je m’attendais à faire le plongeon et à y passer».177

La charge émotionnelle de ce topos est consubstantiel à la dramaturgie du film d’ascension au point qu’elle est parfois utilisée en contrepoint comique. Ainsi en est-il dans Journey to the Center of the Earth178, film dans lequel la guide Hannah Ásgeirsson coupe la corde qui la relie au professeur Trevor Anderson

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Touching The Void. Les séquences d’interview sont tournées avec les véritables protagonistes de l’affaire. Il fallut donc un courage certain à Yates pour évoquer ce geste devant la caméra.

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précipitant ce dernier dans une chute de cinquante centimètres… Enfin, cette si-tuation fut choisie par Victor Sjöström pour illustrer la possible trahison d’un proche dans son film Berg Ejvind Och Hans Hustru.

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La corde tranchée est également un moyen de meurtre commode.

Enfin, la dimension symbolique lourde de cette transgression est mise en avant par John Huston dans Freud : The Secret Passion180. Lors du premier rêve œdipien que fait le psychanalyste autrichien. En l’occurrence, la relation patient-thérapeute est, dans ce rêve, matérialisée par la constitution du duo en une cor-dée d’alpinistes. La culpabilité œdipienne de Freud, dont son patient est la pe-sante représentation, le tire vers l’abîme ; aussi essaie-t-il vainement de trancher cette corde-cordon ombilical au moyen d’une lame qui ne coupe pas.

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Le docteur Freud ne parvient pas à se débarasser de son fardeau.

Que le réalisateur ait choisi d’illustrer l’importance de la culpabilité refoulée par cette scène démontre, s’il en était besoin, l’intensité dramatique qu’elle dis-tille.

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Berg-Ejvind Och Hans Hustru, SJÖSTRÖM Victor, Suède, Svenska Biografteatern AB, 1917, 2 781 m, n&b, muet.

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Freud: The Secret Passion, HUSTON John, États-Unis, Bavaria Film - Universal International Pictures, 1962, 120 min.

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