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Ancrage mythique du film d’ascension

Section 4 L’éthique et la preuve

Habitué des hauteurs, Hannes sait combien il est indispensable d’allumer le feu qui rétablira une circulation normale dans ses doigts gelés. Malheureusement ces derniers, presqu’inertes ne lui permettront pas d’allumer le foyer.217

Section 4 – L’éthique et la preuve

Réputé fils d’Albion, l’alpinisme est considéré, dans cette acception anglo-centriste, être pratiqué par des gentlemen. Aussi, la parole donnée y occupe-t-elle une place importante. Dans la course aux premières l’attestation de la réus-site effective revêtait une grande importance. Dans cette pure tradition britan-nique l’habitude fut prise de croire sur parole l’alpiniste qui se targuait d’avoir

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HERZOG Maurice, opus cité p. 271.

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BALLU Yves, GASTON RÉBUFFAT, une vie pour la montagne, Paris, Hoëbeke, 1996, p. 238.

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conquis un sommet. Si certains se donnaient la peine d’ériger un cairn, de laisser une carte de visite sous une pierre ou dans une bouteille vide, cela n’était pas toujours possible notamment pour les courses de neige au cours desquelles toute trace est rapidement perdue. Cette forme d’auto arbitrage n’est pas sans rappeler celui qui régit encore pour partie le golf. Bagger Vance s’inflige une pé-nalité synonyme de play off pour une faute que lui seul a vue (The Legend of

Bagger Vance218). Perception, qui nous le verrons plus loin, n’est pas sans impor-tance durant les premières décennies de l’alpinisme :

[...] Il n’est pas indifférent que le sport anglo-saxon par excellence soit le golf ; c'est-à-dire un jeu où chacun, à tout moment, a le loisir de tricher à son gré et comme il l’entend, mais où le jeu perd strictement tout intérêt à partir du moment où l’on triche.219

Cette même étiquette est censée prévaloir à la pratique de l’alpinisme. La tradition de la carte de visite s’étant perdue et la méthode du seigneur Antoine de Ville au Mont Aiguille n’étant pas la plus commode (voir supra), la miniaturisation des moyens de prises de vue a donné à la photographie ou au film le statut de preuve irréfutable de réussite. Cette validation a pris des allures de rituel obligé permettant en outre de ne plus avoir à ne se contenter d’une simple déclaration : la communauté des alpinistes n’a en effet pas de raison particulière de compter moins d’affabulateurs que le reste de la population. Il est de bon ton de regretter aujourd’hui l’éthique perdue des pionniers. C’est oublier qu’à une époque où l’alpinisme vivait l’âge d’or des gentlemen, le docteur Frederick Cook, affirma avoir conquis le Mont Mac Kinley ce qui s’avéra pure affabulation (1906). Si cette transgression semble de peu d’importance, elle ne s’en attaque pas moins à un des fondements du mythe de l’alpiniste, un esprit chevaleresque pétri de règles morales tacites. Le respect de ces règles, nulle part écrites, soulignent de facto la grandeur d’âme des alpinistes.

Fin connaisseur du milieu Werner Herzog se joue de cette transgression, mineure certes, mais qui empoisonne régulièrement les milieux de l’alpinisme. L’intrigue de Cerro Torre – Schrei Aus Steinc s’appuie sur les péripéties de Maes-tri qui, en son temps, s’était adonné aux joies de l’escroquerie alpine. Werner Herzog se gausse de cette course à la notoriété prétexte à toutes les dérives par une chute en forme de pirouette : lorsque l’alpiniste rescapé atteint le sommet du

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The Legend of Bagger Vance, REDFORD Robert, États-Unis, Twentieth Century Fox Film Corporation, 2000, 126 min.

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Cerro Torre, c’est pour y découvrir, fiché dans la neige, un piolet orné d’une pho-to de Mae West. Les « belligérants » qui se sont affrontés sous l’œil des médias ont donc été devancés par un anonyme illuminé mu par la seule volonté de rendre hommage à son idole.

À la fin des années 1990, le tchèque Tomo Cesen, se signala par des réali-sations époustouflantes sur des parois ayant repoussé les meilleurs. Pourtant chacun de ces exploits fut réalisés dans les mêmes conditions : aucun témoi-gnage visuel du grimpeur sur les faces, aucune description précise de son itiné-raire et, surtout, aucune photo, le grimpeur étourdi ayant oublié son appareil à chacune de ses tentatives. L’éthique alpine étant ce qu’elle est, les voies préten-dument ouvertes sont toujours créditées au compte du grimpeur tchèque. Il est cependant plus que probable qu’il s’agit là d’une supercherie220

dans la mesure ou les cordées qui suivirent ses traces par la suite reconnurent peu ou pas l’itinéraire succinct qu’il avait décrit à chaque fois. Le précédent Maestri ayant perturbé la conscience alpine, la transgression des règles implicites n’est même plus envisagée quand bien même serait-elle pratiquement avérée. Notons qu’un document photographique ne met pas à l’abri du débat puisque le cliché attestant de la réussite de la cordée française à l’Annapurna en 1950 n’est pas des plus probants eu égard au cadrage qui suscita maints soupçons.

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Maurice Herzog au sommet.

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A ce propos, voir BUFFET Charlie, "Rencontre sur la voie des fantômes", in Le Monde, édition du ven-dredi 31 août 2001. Notons que l'une des prétentions de Tomo Cesen est d'avoir réalisé la première de la voie au K2 (éperon sud-sud-ouest) qui sert de cadre à Vertical Limit.

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HERZOG Maurice, Annapurna premier huit mille, Paris, Arthaud, 1951, illustration de couverture et cahier p. 200-201, cliché Louis Lachenal.

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En effet, il ne permet pas cette perception « idéale » du vainqueur dominant le monde. Il est manifeste que Maurice Herzog se dresse à un endroit duquel il reste du chemin à parcourir pour parvenir au sommet, en témoigne son ombre portée sur la pente de neige. D’autre part le cadrage serré et la masse des nuages masquant toute perspective interdisent la contextualisation du cliché. Ainsi sont atteintes, encore une fois, les limites de la photographie comme attes-tation de réussite. Dans son ouvrage Annapurna, premier huit mille, Herzog ne donne pas d’explication concernant ce cadrage et cette photo ne manqua bien évidemment pas d’alimenter les polémiques. Il convient toutefois de noter que Reinholdt Messner a insisté sur la corrélation totale entre le récit de l’alpiniste français et la topologie des passages précédents le sommet et le sommet lui-même.

Nous verrons plus loin que le cadrage approximatif de cette photographie a fait rebondir ces dernières années les doutes concernant la véracité des propos et des actions de Maurice Herzog. Cela dit, pour en revenir à la fonction d’attestation de réussite que représente désormais la photographie ou le film, il est intéressant de retenir ce que déclare Yves Ballu historien de l’alpinisme.

Maurice Herzog dit par exemple que le vent sifflait, on voit bien sur ces photos que le vent ne sifflait pas puisque sur ces photos on voit bien que le drapeau ne pend que sur celle là, il est obligé de le tenir pour qu’on le voit ν depuis d’autres alpinistes sont allés aux sommets, notamment Jean Christophe Lafaille qui a été au sommet il y a une vingtaine d’années ν voilà une photo du sommet de l’Annapurna, c’est une photo de sommet, on voit bien l’arrête sommitale, les traces ici, on voit l’horizon, on voit les autres sommets ; là, cette photo est une preuve, qu’il a été au sommet. Celle [retour sur la photo représentant Maurice Herzog], n’est pas une preuve. [...] Autres éléments, les deux alpinistes, n’ont laissé aucune trace de leur passage au sommet, ni description technique de leur ascension, comme il est d’usage.

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rice Herzog a-t-il vraiment vaincu l’Annapurna comme il le prétend ? Personne ne pourra jamais le démontrer. Car il en est aujourd’hui l’unique témoin.222

Certains sommets offrent l’avantage d’être visibles de la vallée ou de la ter-rasse de certains refuges. Cet état de fait libère les grimpeurs de la nécessité de la preuve et donne lieu à force plan en caméra suggestive dans les films d’ascension. À Chamonix, pendant de nombreuses années, la possibilité de voir à la lunette les grimpeurs parvenir au sommet du Mont Blanc donnait lieu au tir du canon, jusqu’à la fin du XIXesiècle, puis à la sonnerie d’une cloche.

S’il transgresse, l’alpinisme ne bouleverse pas. S’il entend franchir les li-mites, il ne remet pas en cause leur existence, pas même leur utilité. L’attitude transgressive du grimpeur des films d’ascension est résolument individualiste et ne vise pas à remettre en cause les modèles sociaux, encore moins à en propo-ser de nouveaux :

Il suspend pour un temps l’interdit pour s’y soumettre aussitôt, temps où les der-nières limites de la vie et les premières frontières de la mort sont affleurées, espace

de jonction entre les deux types de limites que l’on peut considérer comme l’espace même de la transgression et où se situerait l’apogée du plaisir, de la jouissance.223

Une attitude aussi foncièrement égoïste ne saurait emporter l’adhésion, ni même inspirer la sympathie, d’un public peu au fait des arcanes psychanaly-tiques des personnages exposés. Nous verrons donc que la diégèse du film d’ascension se doit de rendre la quête de l’alpiniste propre à susciter l’empathie par le bais de ressorts narratifs immédiatement perceptibles.

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« Maurice Herzog vrai-faux héros » QUINTARD Isabelle, in Histoires en série, France 2, diffusion 4 décembre 2012.

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Chapitre 4 – Régression : la montagne comme métaphore du giron