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Les ascension à visées utilitaires

Ancrage mythique du film d’ascension

Section 1 Les ascension à visées utilitaires

Vous aurez le plus vif plaisir à con-templer l’ensemble du pays depuis la montagne, car ce que vous ver-rez ne vous semblera pas une campagne, mais bien un tableau de paysage d’une grande beau-té114.

« La conquête de la montagne passe d'abord par le regard, d'où l'importance de la peinture dans " l'invention de la haute montagne en Occident " »115, en effet si la montagne permet aux militaires de voir loin, elle permet aussi aux contem-platifs de voir plus et différemment.

Grand utilisateur du sfumato 116 Léonard de Vinci est souvent crédité de la première ascension au Mont Rose. Le terme Monboso relevé dans les notes de l’artiste italien est sans doute à l’origine de cette assertion. Même si l’ascension de la Punta Gnifetti* est une course sans difficulté autre que celle de savoir mar-cher sur un glacier, il paraît peu raisonnable d’adhérer à cette affirmation en rai-son du dénivelé (2600 m) ; il convient de même d’écarter le Mont Viso*

, parfois cité en lieu et place du Mont Rose. Monboso concerne, sans doute, la Cima di Bò (ou Mont Bo), sommet de 2556 mètres, proche du Mont Rose, formidable

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ENGEL Claire-Eliane, opus cité p. 67.

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PLINE LE JEUNE, Lettres, livre V, 6, 13. (http://terra.antiqua.free.fr/ août 2006).

115 JOUTARD Philippe (Professeur à l’université de Montpellier), L’invention de la haute montagne en

Europe occidentale, conférence, source : http://www.ac-rennes.fr/pedagogie/hist_geo/ août 2006.

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Technique picturale consistant à représenter les objets avec un effet de voile qui estompe les contours favorisant ainsi les transitions chromatiques. Technique largement utilisée par Léonard de Vinci, Raphael, Antonello, Solario.

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dère plus en rapport avec les préoccupations esthétiques du peintre117. D’ailleurs l’affirmation du géni italien concernant une altitude telle que la neige ne peut y tomber et qu’on n’y trouve que des pierres milite pour une sommité n’atteignant pas l’altitude des neiges persistantes.

Les modifications des caractéristiques atmosphériques entraînent une varia-tion du spectre lumineux qui attire fort logiquement l’œil et fut sans doute à l’origine d’une des premières formes de codage des distances qu’est la perspec-tive aérienne. En effet, tout un chacun peut remarquer, tel les français qui eurent longtemps les yeux tournés vers la ligne bleue des Vosges, que les objets loin-tains se nimbent d’une nuance bleutée ce qu’a théorisé Leonard de Vinciμ

Mettons que [des édifices] paraissent tous de la même hauteur [...] et que tu veuilles montrer que les uns sont plus éloignés que les autres, et les représenter dans une atmosphère assez dense [...]. Tu donneras donc à l’édifice le plus proche [...] sa cou-leur propre, et celui qui est plus loin tu le feras moins distinct et plus bleu. Et celui que tu veux montrer plus loin encore, tu le feras d’autant plus bleu ; et celui qui doit être cinq fois plus loin, fais-le cinq fois plus bleu. Et avec cette règle les édifices qui paraissent avoir [...] la même grandeur feront clairement connaître lequel d’entre eux est plus distant et donc plus grand que les autres118.

Pour autant, les peintres n’ont pas l’apanage de cet intérêt esthétique. La contemplation pure a également motivé l’ascension.

Parmi ces entreprises, l’ascension du mont Ventoux par Pétrarque occupe une place de choix eu égard à la qualité du témoin. Retiré à Fontaine de Vau-cluse, le poète entreprit de réaliser l’ascension du « Géant de Provence ». Il s’agit là de la première ascension dont il existe une trace. Le départ fut donné le 26 avril 1336, de Malaucène, en compagnie de Gherardo, son frère, futur char-treux, et de deux serviteurs. Malgré la rencontre d’un berger, au Bois-Brûlé (1094 m), qui tenta de les décourager en relatant son propre renoncement, cinquante ans plus tôt, la petite troupe persévéra. Que le choix du poète se soit porté sur le Ventoux de propos délibéré ou simplement parce qu’il était proche de sa rési-dence importe peu ; ce choix ne pouvait être plus judicieux. En effet, dominant la

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Notons que l’erreur provient peut-être de l’historien-explorateur G. B. Fassola ; celui-ci écrivit en 1672, dans son "La Valsesia descritta e divisa in tre parti", "Sul Monte Boso (Monte Rosa) niuno ha vantato di

aver posto piede, (personne ne se vante d’avoir posé le pied sur le Monte Boso (Mont rose))” source :

GLERIA Enrico, Contributo per una ricerca sul folklore delle grotte lombarde (contribution à une

re-cherche sur le folklore des grottes lombardes), www.folkgrotte.net, © 2004 The E-Xoopport Project,

dé-cembre 2006. Quand au Monte Rosso, distant de son majestueux voisin de dix kilomètres à vol d’oiseau, il ne culmine qu’à 3021 mètre et n’est pas un belvédère exceptionnel.

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plaine environnante de ses 1912 m, le Ventoux offre un des plus vastes panora-mas d’Europe :

On voyait très bien à droite les montagnes de la province lyonnaise, et à gauche la mer de Marseille et celle qui baigne Aigues-Mortes, distantes de quelques jours de marche. Le Rhône était sous nos yeux. Pendant que j’admirais tout cela, tantôt ayant des goûts terrestres, tantôt élevant mon âme à l’exemple de mon corps...119 La vue fit une telle impression sur le grimpeur italien, que le plaisir procuré lui sembla enfreindre les principes de Saint Augustin120 et qu’il regretta un moment son attitude contemplative. En son temps, Jean-Henry Fabre* effectuera lui aussi l’ascension du Ventoux et ses préoccupations entomologiques ne le détourneront pas de la contemplation du prodigieux panorama.

La crête est atteinte. Au sud se déroulent, à perte de vue, les pentes, relativement douces, que nous venons de gravir ; au nord, la scène est d'une grandiose sauvage-rie : la montagne, tantôt coupée à pic, tantôt disposée en gradins d'une effrayante déclivité, n'est guère qu'un précipice d'un kilomètre et demi de hauteur. Toute pierre lancée ne s'arrête plus et bondit de chute en chute jusqu'au fond de la vallée, où se distingue, comme un ruban, le lit du Toulourenc121.

L’ascension de Pétrarque est remarquable par son antériorité, mais le plaisir qu’il ressentit au sommet sera partagé à maintes reprises. La littérature est riche en descriptions enflammées sur la beauté des cimes. Pour autant l’immense ma-jorité des littérateurs se sont bornés à admirer les sommités depuis leur base et peu sont passés de la contemplation à l’action. Aussi, si le XIXème

siècle a véhicu-lé une image positive de la montagne dans de nombreux écrits, la perception, quelque peu convenue et souvent toute théorique, a donné lieu, parfois, à quelques déconvenues à l’heure de la confrontation directe :

Quand le voyageur sort d’Oyarzun, il s’étonne, Il regarde, il ne voit, sous le ciel noir qui tonne, Que le mont d’Oyarzun, médiocre et pelé : - Mais ce Pic du Midi, dont on m’avait parlé,

119

PETRARQUE, Familiarium rerum, liber IV, ep. 1 (source : http://www.gelahn.asso.fr/index2.html août 2006)

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"Et les hommes vont admirer les cimes des monts, les vagues de la mer, le vaste cours des fleuves, le

circuit de l’Océan, et le mouvement des astres ; et ils se laissent là, et ils n’admirent pas, chose admi-rable ! " Saint Augustin, Confessions, livre dixième, chapitre VIII, 15,

http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/augustin/confessions, août 2006.

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FABRE Jean-Henry, Souvenirs entomologiques ; une ascension au Mont Ventoux, Série I, chapitre 13, (http://www.e-fabre.com/e-texts/souvenirs_entomologiques, août 2006).

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Où donc est-il ? Ce pic au plus haut des Espagnes, N’existe point. S’il m’est caché par ces montagnes, Il n’est pas grand – un peu d’ombre l’anéantit.122

Victor Hugo se fait ici le chantre des déceptions entendues au pied des mon-tagnes où par un effet de perspective, une cime modeste peut occulter un géant. La Barre des Écrins en fut longtemps victime puisque le Pelvoux, qui lui rend pourtant plus de 150 m, s’interpose entre elle et le regard des observateurs123

.

122

HUGO Victor, La Légende des siècles - Le Cid exilé, Paris, éditions Gallimard, 2002, p. 191.

123

Barre des Écrins 4105 m, Pelvoux, 3937 m. Il fallut attendre les travaux du capitaine Durand, cités plus haut, pour constater la suprématie de la Barre des Écrins.

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Conclusion du chapitre 1

Jette dans l’abîme ce que tu as de plus lourd Homme oublie ! Homme oublie !

Divin est l’art d’oublier ! Si tu veux t’élever,

Si tu veux être chez toi dans les hauteurs Jette à la mer ce que tu as de plus lourd !124

L’ascension est, ainsi, la pierre angulaire de la représentation de la haute montagne. Eu égard aux multiples exploitations mythiques qu’elles convoquent, elle est immédiatement évocatrice de représentations fortes. Qu’elle soit celle d’Icare, de Sisyphe, de Gabriel, l’ascension est intimement liée aux aspects psy-chanalytiques de la pesanteur ou de l’élévation. Le psychisme ascensionnel la-tent de l’humanité se décline en perceptions diffuses dont nous voulons croire qu’elles sont convoquées dans le mode de réception des films d’ascension. En effet, l’alpinisme et son contexte sociologique, nous semble borné par deux ap-préhensions opposées de l’objet montagne ; une dimension de pesanteur et d’empêchement, incarnée par Atlas, chez Gaston Bachelard, une dimension d’élévation et de libération, incarnée par Icare chez Samivel.

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NIETZSCHE Friedrich, Gedichte, Stuttgart, Reclam, 1964, p.117. Cité par BACHELARD Gaston, L'Air

et les songes, Paris, Le livre de poche, 1992, p.185. Dans le vers "Willst du fliegen" Gaston Bachelard

utilise l’acception s’élever pour fliegen, dont le sens premier est vole que l’on trouve dans certaines tra-ductions.

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