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Pékin : la ville et ses temples

Carte 1-2 Pékin et sa région.

Source : Luca Gabbiani, Pékin à l’ombre du Mandat Céleste, p. 24.

Les Monts de l’ouest fournissaient une attraction qui plaisaient à la population de Pékin, mais aussi une ressource tout aussi importante pour la ville : les eaux qui sortaient des collines. Les sources et les rivières qui se déversaient dans la plaine étaient difficiles à contrôler, ce qui

a fait que les croyances, les contes et légendes, ainsi que les rituels liés à l’eau étaient particulièrement répandus autour de Pékin. Les gouvernements des Ming et des Qing ont investi beaucoup de ressources dans la gestion de l’eau, de sorte que les cours d’eau autour de Pékin ont pu être mis au service de la ville, évacuant les eaux usées, fournissant de l’eau potable et constituant la base des douves, des lacs et des étangs artificiels de la capitale. En outre, ces rivières et ruisseaux étaient en partie navigables et constituaient donc des liaisons avec la zone montagneuse à l’ouest de Pékin. Cette concentration des collines et des cours d’eau au nord- ouest de la ville a encouragé les habitants à s’orienter dans cette direction.

Les descriptions ci-dessus attestent que le périmètre culturel de Pékin était bien plus large que l’espace limité par ces murs. Ce plus vaste périmètre englobait avant tout une partie considérable des banlieues du nord-ouest, qui se trouvaient proches des collines, mais aussi les zones rurales dans d’autres directions qui entretenaient des liens avec la capitale, même si ces liens n’étaient pas aussi complexes que les liaisons entre la ville et l’ouest. Il était la zone principale d’activités quotidiennes des habitants et des visiteurs de Pékin sous les Ming et les Qing. La mobilité de la population au sein de cette zone permettait la circulation et le développement de la culture locale de la société pékinoise, dont la religion était un élément essentiel. Les habitants de cette zone partageaient un certain nombre de cultes, qui se matérialisaient dans des fondations religieuses de tailles diverses, se répartissant dans la ville murée, les campagnes dans les proches environs et les collines de l’ouest.

Les temples de la capitale et leurs multiples fonctions

Plusieurs chercheurs ont essayé de compter les temples à Pékin sous les dynasties Ming et Qing en s’appuyant sur des données différentes. Selon l’inventaire de Susan Naquin, 2564 temples ont existé dans Pékin et ses proches environs entre 1403 et 1911, nombre qu’elle estime en dessous de la réalité. En profitant d’un registre du Bureau d’enregistrement du clergé bouddhiste (Senglusi ), établi à l’ère Qianlong, qui a recensé les fondations occupées par des moines et des nonnes du bouddhisme chinois et qui en a dénombré 22403, le projet de

Marianne Bujard affirme que le nombre de temples qui existaient dans Pékin et sa banlieue au milieu des Qing, en incluant les fondations bouddhiques han mais aussi les temples du bouddhisme tibéto-mongol et du taoïsme, dépasse sans doute trois mille4.

3 Susan Naquin, Peking, op. cit., p. 22-23.

4 Bacheng miaoyu sengni zongce , registre établi après 1769 et conservé à la Bibliothèque de l’Institut

Dans la société chinoise, on s’attend à ce qu’un temple, lieu où l’on célèbre le culte d’une ou plusieurs divinités, ait son propre nom, soit donné par l’État à travers une canonisation, soit issu de la communauté de culte elle-même5. Le nom d’un tel bâtiment est généralement

composé de deux parties : un terme désignant la divinité principale qui y est vénérée ou les bienfaits qu’une divinité peut accorder, suivi d’un terme signifiant l’ « édifice ». Ainsi, un temple nommé Zhenwumiao était un bâtiment religieux dont une partie au moins est consacrée au Véritable Guerrier ; le Huguosi était en principe un temple bouddhique ayant la puissance et la responsabilité de protéger l’État.

Différents termes chinois ont été et sont encore utilisés pour désigner un édifice religieux, parmi lesquels les plus courants à Pékin étaient si , miao , gong , guan , ci , an , yuan , tan , tai 6. Tous ces termes peuvent être conventionnellement traduits

en langue française par « temple ».

Les temples étaient avant tout la demeure des dieux. Selon la liste des divinités les plus représentées à la capitale des Ming et des Qing, dressée par Susan Naquin, Guandi et Guanyin avaient tous les deux plus de deux cents temples qui leur étaient consacrés, tandis que Zhenwu , le Roi-Dragon (Longwang ), Dizang 住 , l’empereur de Jade (Yuhuang ) et le dieu de la Richesse (Caishen ) en avaient respectivement plusieurs dizaines7. Il y avait plusieurs temples du Dieu de la ville (Chenghuang ) pour les différentes

parties de la ville et pour ses différentes unités administratives, mais probablement en raison de cette multiplicité, aucun d’entre eux n’était prioritaire par rapport aux autres. Pékin faisait partie du monde religieux de la plaine de Chine du Nord, et à ce titre, certains cultes courants dans le nord étaient aussi très présents à la capitale. Le plus important était celui de Bixia yuanjun

, la Princesse des nuages azurés, conventionnellement appelée Niangniang ou Tianxian , la fille du dieu du Taishan, lui-même le pic sacré de l’Orient. Non seulement les temples dédiés à cette grande déesse étaient très nombreux (selon l’inventaire de Naquin, il y avait 116 temples, sans compter des sanctuaires latéraux dans d’autres temples), mais elle était également au centre du pèlerinage le plus important de Pékin : le Mont Miaofeng と

5 Susan Naquin, Peking, op. cit., p. 20 ; Vincent Goossaert, Dans les temples, op. cit., p. 53.

6 Susan Naquin a énuméré tous ces termes dans l’ordre de leur fréquence dans le cas de Pékin sous les Ming et les Qing. Voir

son Peking, op. cit., p. 20. En outre, Gregory A. Scott a aussi fourni un tableau de termes utilisés pour désigner les monastères bouddhiques, voir Gregory A. Scott, Building the Buddhist revival, op. cit., p. 223-226.

environ 50 kilomètres à l’ouest de la ville. À son sommet se trouvait le sanctuaire de la déesse qui faisait venir des centaines de milliers de pèlerins venus de Pékin mais aussi du Nord de la Chine pour y brûler de l’encens.

Les temples n’étaient pas simplement les demeures où les divinités résidaient temporairement sur terre, mais aussi les lieux d’échanges symboliques entre les fidèles et les dieux. On se rendait dans un sanctuaire pour faire un vœu ou solliciter des dieux un bienfait particulier (xuyuan ), comme la grossesse, la guérison d’une maladie, la réussite aux examens mandarinaux, ou la fortune pour sa carrière. Une fois que le souhait était réalisé, on revenait y remercier les divinités par des offrandes appropriées (huanyuan ), telles que des dons d’encens, de fruits, de fleurs, ou de menus objets qu’on déposait sur les autels. Les fidèles ayant reçu à plusieurs reprises des bénédictions des dieux pouvaient décider de restaurer les bâtiments de son temple, d’embellir sa statue, d’ajouter des éléments du mobilier liturgique et d’élever une stèle pour exprimer leur gratitude et commémorer l’événement8.

La communication entre les hommes et les dieux nécessitait dans certains cas les clergés comme intermédiaire, et les monastères leur fournissaient un abri. Les trois enseignements (sanjiao ) étaient tous présents dans la ville. Bien que Pékin ait peu d’académies confucéennes, elle possédait l’école impériale, le Guozijian , et le temple confucéen adjacent de la capitale. Le Baiyunguan , ou le Monastère des Nuages blancs, en banlieue sud-ouest de la ville, abritait des taoïstes de l’école Quanzhen et était considéré comme un centre de formation pour le clergé taoïste de l’empire entier. Dans la capitale existait aussi un monastère qui accueillait les prêtres taoïstes de l’école Zhengyi venus du Longhushan (dans l’actuelle province du Jiangxi), le Dongyuemiao , ou le Temple du Pic de l’est. Il y avait plusieurs monastères bouddhistes, notamment le Fayuansi , comparable au Baiyunguan par son âge et sa taille. L’une des particularité du paysage religieux de Pékin était la présence des clercs bouddhistes tibéto-mongols, ou des « lamas » comme les Chinois les appelaient, qui résidaient dans plusieurs monastères, dont le plus célèbre était le Yonghegong , Temple de la paix et de l’harmonie, construit en 1694 et devenu un temple lamaïste en 1744.

Une autre particularité de Pékin était la présence de plusieurs temples appartenant à l’État ou à la cour impériale. Les quatre autels des cultes d’État, dont l’Autel du Ciel (Tiantan ), fermés au public, étaient gérés par les taoïstes jusqu’en 1742 puis par les spécialistes des rituels confucéens de la cour. D’autres temples à l’usage de la cour ou de la famille régnante, situés soit dans la ville impériale, soit dans les résidences impériales en banlieue, employaient des moines bouddhistes ou des prêtres taoïstes, mais ils pouvaient occasionnellement participer à la vie religieuse de la ville.

À la différence des établissements religieux que nous venons de mentionner, la plupart des temples de la ville ne comptaient pas plus de dix religieux à demeure. Vincent Goossaert a systématiquement montré les multiples fonctions remplies par les taoïstes dans les temples de Pékin sous les Qing tardifs et l’époque républicaine9. Les moines bouddhistes des temples

avaient des fonctions similaires : ils fournissaient des services rituels et spirituels aux habitants de la ville. Ils étaient à la fois devins, guérisseurs, exorcistes et conseillers. Ils entretenaient le culte des divinités, pratiquaient la méditation et l’ascèse et célébraient les rituels pour le compte des fidèles. Ils vivaient des offrandes des fidèles et des rituels qu’ils effectuaient. Néanmoins, ils n’étaient que les habitants et les utilisateurs des temples, pas les propriétaires. À l’exception de quelques monastères et temples d’État ou de cour, presque tous les temples de Pékin appartenaient à et étaient gérés par des lignées religieuses ou des communautés laïques.

Par conséquent, les temples offraient à des communautés de diverses natures un espace social pour qu’elles puissent se former et se développer. Susan Naquin a brossé un tableau général de ces communautés religieuses, par la suite, Vincent Goossaert et Marianne Bujard ont poursuivi cette discussion et ont proposé de diviser ces communautés en trois grandes catégories. Tout d’abord, certains habitants d’un même quartier pouvaient s’être organiser et fonder une association de voisinage, que les historiens sociaux appellent une communauté territoriale.Les spécialistes ne s’accordent pas encore sur la présence de telles communautés territoriales dans le Pékin des Ming et des Qing, mais la plupart a tendance à penser qu’elles existaient, mais semblent avoir été moins formellement organisées que celles connues dans le sud de la Chine, où elles étaient les patrons principaux des rituels taoïstes10. Contrairement aux

communautés territoriales, les corporations, ou les groupes des individus exerçant le même métier, étaient beaucoup plus présentes à la capitale, notamment à partir du milieu des Qing.

9 Vincent Goossaert, The Taoists of Peking, op. cit., notamment chap. 2. 10 Vincent Goossaert, The Taoists of Peking, op. cit., p. 50.

Les guildes professionnelles, ou les associations des fonctionnaires ou des commerçants d’une même province ou région, les huiguan 僖, ont construit et entretenu leurs propres temples ou géré une salle d’une grande fondation religieuse. Certaines d’entre elles ont employé des bouddhistes et des taoïstes pour accomplir des rituels lors des fêtes11. Un troisième acteur majeur

sur la scène religieuse de Pékin était les congrégations, groupes des dévots liées entre eux par la foi sur une base volontaire. Parmi elles, les congrégations dévotionnelles (shenghui ), dont les plus connues étaient celles dédiées à la Bixia yuanjun, sont mieux documentées et étudiées. En retraçant leur essor à partir des années 1550, Susan Naquin a montré que les

shenghui visitaient régulièrement les temples dans le but d’honorer leur saint patron plutôt que

de financer des clercs ou de demander des services liturgiques12. Certaines d’entre elles sont

encore actives aujourd’hui.

En outre, les temples proposaient également un espace public pour les laïcs. Beaucoup de temples étaient ouverts au public à des degrés divers, même si certains étaient entièrement dévolus à l’usage liturgique privé ; les petits sanctuaires étaient largement réservés aux fidèles du quartier, tandis que les fondations religieuses moyennes et grandes servaient non seulement de lieux de cultes, mais aussi aménageaient des entrepôts et des dortoirs et offraient aux citadins et aux voyageurs des espaces de détente et des occasions d’apprécier des spectacles remarquables. Les pièces d’un tel temple pouvaient être louées aux candidats des examens mandarinaux ou aux fonctionnaires en attente d’une nomination pour y loger. Dans certains cas, des artisans ou des commerçants pouvaient aussi trouver une place au sein d’un sanctuaire pour y mener leurs affaires. De plus, les diverses fondations religieuses pouvaient fournir un espace pour les fonctionnaires qui souhaitaient s’éloigner de leurs fonctions pendant un certain temps à cause d’une maladie ou pour d’autres raisons. Quelques temples organisaient des foires régulières. Celles dans le Temple de la protection de l’État (Huguosi ) et le Temple de l’Immense bénédiction (Longfusi ) pouvaient attirer toute la population de la capitale au milieu des Qing, des dignitaires aux roturiers. Enfin, et surtout, les temples étaient des lieux d’attraction pour les touristes. L’architecture, les roches et les étangs, les fleurs et les arbres, les oiseaux, les insectes et les poissons, tout cela a constitué des facteurs pour attirer les habitants et les visiteurs de la capitale. Un calendrier a même été établi pour guider les touristes dans la

11 Ibid.

visite des temples en fonction des changements saisonniers des spectacles. Dans cette perspective, les temples étaient aussi un élément constructif de l’identité culturelle de Pékin.

En tout cas, aussi différents que soient les identités et les objectifs de ceux qui entraient dans un temple, l’environnement acoustique qu’ils pouvaient percevoir à un moment donné était plus ou moins similaire. L’un des éléments les plus marquants de cet environnement sonore était alors les sonneries des cloches.