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5. Galerie d'exemples et études de cas

6.3. OSC vs. société civile

Quelle représentation de la société civile les OSC incarnent-elles ? Et quelle est cette "société civile non organisée" que l'on oublierait en se concentrant sur les OSC ? Quel impact cette dichotomie peut-elle avoir sur l'organisation de la recherche et l'expertise. La littérature que nous avons analysée offre un premier champ de réflexions sur ces questions.

a) Qu'est-ce que la société civile ?

La notion de société civile, qui avait disparu du champ politique et théorique depuis le début du 19ème siècle, "refait surface dans les années 1970 — suite au mouvement de dissidence en Europe de l’Est d’une part, dans le cadre de la théologie de la Libération de l’autre, situations qui, toutes deux, réhabilitent un social résistant à la violence d’États totalitaires" (Pestre, 2010). Le retour en force de ce concept "aux usages infiniment polysémiques" correspond aussi à la montée des préoccupations environnementales et de santé publique, que les États affaiblis ne gèrent plus de façon satisfaisante. Enfin, il faut mentionner le rôle joué par "le développement du libéralisme économique prôné par Hayek et les économistes de Chicago, et par les dispositifs concrets qui l’accompagnent"

(Pestre, 2010).

D'après l'étude bibliographique réalisée par les organisations participant au programme SustainergyNet, une définition courante de la société civile est celle d'un ensemble d'organisations c'est-à-dire la somme des organisations à but non-lucratif. Cette définition néglige le fait que les citoyens peuvent s'associer entre eux en dehors des organisations (ONG, OSC), par exemple en rejoignant des groupes informels, une manifestation de rue, etc. Ce dernier exemple est particulièrement pertinent pour les pays non-occidentaux où la participation politique institutionnalisée est moins prégnante. En Afrique, une conception eurocentrique ou "conventionnelle" de la société civile échoue à rendre compte de la réalité (Meyer et al., 2009).

Dans le modèle de démocratie technique proposé par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe, un monde commun "qui n'oublie personne tout en restant efficace" doit se construire en tentant compte d'une tension "entre agrégation (prendre en compte le plus d'individualités possibles) et composition (réduction, classement et hiérarchisation des groupes)" (Dumont, 2004). On peut voir dans la société civile organisée une tentative de composition, qui ne résume pas l'agrégation des individus formant la société.

b) Groupes d'intérêt, légitimité et représentativité

L'étude européenne PSx2 (2008b) a montré qu'en France, la FNSEA et la Coordination Rurale confient à la recherche publique "le rôle de représentation des intérêts publics et dénie à la société civile le rôle de premier plan qu'elle peut revendiquer par ailleurs". La FNSEA se considère elle-même représentative "par le mode électif" et par le fait qu'elle engage ses entreprises, mais remet en cause la représentativité des associations de défense de l'environnement.

"À qui les activistes rendent-ils des comptes ?" Cette question du magazine The Economist montre selon la politiste Vivien Collingwood (2006) que "quelles que soient les imperfections de la démocratie libérale, les gouvernements ont toujours plus de légitimité procédurale que la plupart des ONG. (…) Le danger perçu est que les ONG ayant le plus de ressources et la tactique la plus efficace — plutôt que le plus large soutien populaire — puissent exercer une influence exagérée sur l'agenda et les politiques des institutions. Une autre préoccupation est que l'absence de mécanisme formel permettant de rendre des comptes au grand public, aux groupes concernés ou au marché autorise certaines ONG à s'engager délibérément dans des pratiques financières opaques, comme le financement d'organisations terroristes interdites. (…) En partie à cause de ces critiques [et d'autres mentionnées dans l'article], les élus ont pris au sérieux la question de la légitimité des ONG transnationales et ont introduit des programmes visant à améliorer la transparence, la capacité à rendre des comptes et la représentativité dans les prises de décision." L'auteur ajoute qu'il n'y a aucune raison pour que ces valeurs prennent la forme qu'elles ont chez les États (élections etc.). L'argument selon lequel les ONG ne sont pas démocratiques parce qu'elles ne sont pas formellement représentatives ou ouvertes à la participation démontre un manque d'imagination politique. Ainsi, une ONG qui collabore avec une institution démocratique dotée d'un mandat de représentation (parce qu'élue) va acquérir de la légitimité. Et il ne faut pas oublier que certains gouvernements manquent aux critères de représentativité, responsabilité et transparence — et que les ONG qui les rappellent à l'ordre tirent leur légitimité de la légitimité (en chute) de ces États. Ainsi, les critiques de la légitimité accordée aux ONG sont plus souvent erronées qu'à leur tour.

En se concentrant sur les structures organisationnelles et les procédures internes aux ONG qui leur donne leur légitimité, on oublie de demander "légitimité pour qui ?" et "est-ce qu'une légitimité importe plus qu'une autre légitimité ?" (Lister, 2003). L'auteur donne l'exemple d'une ONG évangéliste intervenant au Guatemala. Alors qu'elle est généralement bien perçue par le public (la plupart des contributeurs et donateurs sont des personnes indépendantes) et que son caractère religieux est un facteur crucial de sa légitimité vis-à-vis des ONG partenaires, les gouvernements et organisations intergouvernementales peuvent avoir une réaction négative par crainte que l'ONG représente un point de vue fondamentaliste. La légitimité d'une ONG possède donc plusieurs facettes mais elle évolue aussi dans le temps, la tendance actuelle étant un recours accru aux "organisations religieuses" ("faith-based organizations") dans les initiatives de développement, avec une montée en force de leur légitimité (Lister, 2003).

c) ONG, processus démocratique et fabrique de l'opinion

Selon la Conférence des OING du Conseil de l'Europe : "les ONG bénéficient d'une confiance sans égale de leurs adhérents et de la société pour exprimer leurs préoccupations, représenter leurs intérêts et les mobiliser pour diverses causes,

de sorte qu'elles apportent une contribution essentielle à l'élaboration de politiques" (OING, 2009). Le Code de bonne pratique pour la participation civile au processus décisionnel "souligne la contribution de la société civile organisée au processus démocratique ; il ne s'attache pas à la question connexe de la participation civique, c'est-à-dire de celle des individus. La mise en place d'associations et d'organisations au niveau de la communauté est considérée ici comme un acte d'organisation sociale autonome, non exclusivement centré sur l'action individuelle. Les groupes organisés sont là pour faire connaitre les besoins de leurs adhérents et promouvoir les intérêts de la société au sens large ; ils servent donc de canal de participation et de multiplicateur

pour l'engagement des citoyens."

Parmi les principes fondamentaux pour la participation des ONG au processus décisionnel, le Code de bonne pratique recense la participation : "les ONG recueillent et relayent les opinions de leurs membres, des groupes d'usagers et des citoyens concernés. Cette contribution confère une valeur essentielle au processus décisionnel politique, en renforçant la qualité, la compréhension et l'applicabilité à plus long terme de l'initiative politique" (OING, 2009).

En France, le rapport de Luc Ferry (2010) pour le Conseil d'analyse de la société dit en substance la même chose en soulignant le "rôle essentiel" des associations

"pour cristalliser, dans le débat public, des attentes jusqu'alors mal cernées ou exclues des préoccupations collectives, et pour expérimenter des réponses adaptées à ces problèmes inédits. Elles contribuent ainsi à extraire de la multiplicité confuse des aspirations individuelles des enjeux de société plus visibles. À cet égard, elles remplissent une fonction irremplaçable dans la transposition des problèmes, espoirs ou idéaux privés en projets sociaux identifiés, sur lesquels les responsables politiques de tout bord peuvent alors prendre position et faire des propositions."

Les OSC sont très souvent en phase avec les sondages, qui renforcent leur légitimité : "les OSC s'appuient beaucoup sur les nombreux sondages d'opinion indiquant qu'environ 80% des français sont défavorables aux OGM. Mesurer l'opinion et tenir compte des résultats constituent pour certaines d'entre elles une forme de participation du public à la science" (PSx2, 2008b).

Kal Raustiala (1997) nous met en garde de ne pas tomber dans cet excès qui voudrait que la société civile soit foncièrement "bonne" et le pouvoir de l'État

"mauvais". Selon lui, une participation accrue de la société civile à la gouvernance peut augmenter le pouvoir de groupes d'intérêts déjà puissants (en ressources, organisation, influence politique…) et ceci pourrait miner les processus politiques et conduire à une faible efficacité du régime.

Pour Roland Schaer d'Universcience, "il faut faire très attention à l'idée selon laquelle dès qu'on invoque le citoyen ou la société civile on aborde les questions d'intérêt général. (…) Certains organisations de la société civile peuvent tout à fait jouer le rôle de lobby, induisant des infléchissements de stratégies de recherche dont on peut se demander s'ils relèvent véritablement de l'intérêt général de la recherche ou d'une stratégie de recherche cohérente"

(Boudia et al., 2008). Comme le souligne la Fondation sciences citoyennes (2003), les conférences de consensus (à l'instar de celle ayant porté sur les OGM en juin 1998) menées avec un "panel de 15 citoyens lambda" permettent de

"donner la parole à ceux qui n'ont pas d'intérêt direct dans le dossier", ce qui

"diminue un peu la pression des lobbies".

Enfin, la fabrique de l'opinion et la place qu'y trouvent les OSC est plus compliquée encore. Contrairement à ce qu'on pourrait penser, la démocratie

participative et les débats publics sur les choix scientifiques et techniques ne sont pas toujours bien acceptées par les associations de défense de l'environnement. En effet, bien que l'avis du grand public (dont ils louent alors la sagesse et la clairvoyance) soit parfois utilisé comme argument dans des campagnes militantes (exemple des OGM), les mesures de défense de l'environnement ne sont pas toujours bien acceptées et populaires. Les associations craignent aussi que ces initiatives citoyennes soient en fait manipulées par les gouvernements ou l'industrie (Yearley, 2008).

d) Implications pour la recherche et l'expertise

Les acteurs économiques ont tendance à considérer que la demande sociale se confond avec les besoins du marché (Maujean et Theys, 2009). Or, l'exercice de prospective Agora 2020 montre que "les entreprises et les associations ont une vision manifestement différente de ce qui est en jeu dans la recherche : disposer d'outils capables d'améliorer le fonctionnement de systèmes, pour les premières ; se focaliser sur la situation de groupes ou de populations spécifiques (les non-mobiles, les adolescents, les familles, les mal-logés, les usagers de transports publics…), pour le secondes" (Maujean et Theys, 2009).

Ainsi, Christophe Bonneuil et al. (2004) opposent la "société civile à dominante consommatrice" et la "société civile à dominante citoyenne". Dans le premier cas, le rapprochement est évident avec le marché et pourrait aboutir à un "pilotage marchand et consumériste de la recherche" où la science "serait une marchandise comme les autres à se procurer au plus bas prix sur le marché mondial pour satisfaire des besoins de consommation ou de sensationnel". Dans le second cas, on peut s'attendre à une alliance avec les chercheurs et "selon un mode de régulation démocratique associant les citoyens à la co-production des choix de recherche et des savoirs en vue de satisfaire les besoins – non nécessairement solvables à court terme – de notre planète et ses habitants." Et de conclure :

"c'est uniquement dans ce scénario qu'une politique ambitieuse pour la recherche publique est possible car elle serait alors soutenue par la société et saurait mobiliser l'intelligence collective et les capacités d'innovation diffuses dans notre société." Avec cette dichotomie, ils proposent une rupture nette entre plusieurs dominantes de la société civile et on comprend où le rôle des ONG et de la société civile organisée imaginée par REPERE viendrait se glisser.

Dans ses propositions pour renouveler l'évaluation des établissements de recherche (évaluation globale — comprehensive assessment — ou en contexte — in context), le groupe EREFIN (2010) propose une typologie des "activités selon les différentes composantes sociales avec lesquelles l'unité interagit : le monde de la recherche, les acteurs socio-économiques, les pouvoirs publics, les étudiants et l'ensemble de la société." Si "ce point de vue reprend les idées à la base des représentations classiques que sont la rose des vents de la recherche (Callon et al., 1994) ou les cinq horizons de la recherche (Latour, 1994)", il n'explicite pas pour autant ce qui distingue les acteurs socio-économiques (dont font partie les ONG) et l'ensemble de la société. Ainsi, il est signalé qu'il est "difficile d'identifier une production de connaissances directement destinée aux citoyens car les nouvelles connaissances sont généralement d'abord diffusées au sein de communautés scientifiques ou transmises à des représentants des citoyens organisés par exemple en association ou ONG" (EREFIN, 2010, p. 5). Ceci laisse penser que la société civile organisée figure à la ligne des

"acteurs socio-économiques" et non pas des "citoyens". Pourtant, on lit plus loin (p. 14) que figurent dans cette dernière catégorie les "groupes de citoyens"

(associations de patients, de consommateurs…) et leur implication "dans

l'élaboration de question de recherche de l'unité" ou leur "contribution en termes de ressources (par exemple pourl’accès aux données…)". Il ressort de ces informations contradictoires un sentiment de flou sur la place de chacun et ce qui définit la société civile a contrario de "l'ensemble de la société".

e) Conclusion

Pour Yves Le Bars et Robert Tibayrenc (2007), les limites du partenariat entre organismes de recherche et ONG "sont celles de l'exigence scientifique, et de l'exigence démocratique, dans la pratique du débat par les ONG, en leur sein comme avec l'extérieur, par le respect du rôle des pouvoirs publics légitimés par l'élection, et par la place des autres partenaires, économiques, professionnels ou syndicaux." Cette phrase remet bien à sa place la question de la légitimité des ONG à intervenir après des institutions dans la recherche et l'expertise, dépendante de multiples facteurs et fortement liée au contexte.