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Les formes de la société civile et son engagement dans la gouvernance scientifique

On dispose aujourd’hui une grande multiplicité de termes pour se référer à la société civile ou à des formes spécifiques de publics des politiques et de recherche : CSO (Civil Society Organizations), ONG, associations, consommateurs, utilisateurs, patients, femmes, peuples indigènes, citoyens, activistes ou riverains. On y inclut aussi les sociétés savantes, les académies, les organisations professionnelles, et plus rarement les syndicats et les travailleurs.

C’est ce très large éventail d’entités qui est souvent résumé sous le terme d’organisations de la société civile. La sélection des entités a toutefois une signification politique qui ne peut être négligée.

La société civile participe sous de multiples formes à la production de la recherche et de l’expertise. On peut analyser la recherche en sciences sociales selon les questions suivantes :

• l’engagement des ONG et des nouveaux mouvements sociaux autour des questions sociotechniques et environnementales

• l’engagement des associations de malades dans la recherche biomédicale ;

• l’engagement des utilisateurs dans l’innovation et la transformation des technologies ;

• l’engagement des citoyens dans les processus participatifs sponsorisés.

a) ONG et mouvements sociaux autour de questions sociotechniques et environnementales

Une forme fondamentale d’implication de la société civile dans la recherche et l’expertise se manifeste à travers les nouveaux mouvements sociaux autour de questions technoscientifiques et environnementales controversées.

Depuis quelques temps, les citoyens – plus ou moins organisés – ont commencé à demander avec force de prendre part aux processus décisionnels, ou bien sont parvenus à s’immiscer directement dans le processus de production de la recherche, l’expertise et l’innovation. Malgré l’importance du rôle des ONG dans la production de connaissance pour la gouvernance environnementale, la littérature faisant une analyse systématique de la question demeure très limitée.

L’article de Sheila Jasanoff (1997) intitulé "NGOs and the environment : from knowledge to action", est un de ces rares cas. Constatant que les ONG sont devenues des acteurs importants dans la gouvernance globale de l’environnement, Jasanoff signale le problème posé par le statut indéterminé des ONG à l’heure de proposer une taxonomie et une analyse. Cela est dû en partie au fait que le terme ONG est utilisé pour se référer à une gamme très vaste d’organisations. Si certaines ONG se sont préoccupées depuis le début des questions d’environnement, d’autres ont intégré plus tardivement cette dimension dans des agendas plus amples de développement social. Des groupes d’intérêt non gouvernementaux tels que des partis politiques, syndicats, industries et chambres de commerce ont établi des liens étroits avec des ONG pour traiter des questions d’environnement qui les concernent.

Les ONG sont vues comme premiers représentants de la "société civile" tant par les Nations Unies et des institutions telles que la Banque Mondiale, au niveau international, que par les gouvernements nationaux. Elles ont donc un rôle actif dans ce que Jasanoff appelle le constitutionalisme au sens large, c’est à dire la tentative d’achever un équilibre entre le pouvoir et l’abus de pouvoir.

Alors, si les ONG ont une expertise scientifique, une capacité politique, et une grande capacité à surveiller et tenir responsables les agences gouvernementales, les gouvernements, les organisations multilatérales et les entreprises multinationales, la façon dont les ONG sont tenues elles-mêmes responsables n’est toutefois pas claire. Au niveau national elles peuvent être tenues responsables par des investigations officielles ou par des actions en justice, mais au niveau international, si elles sont tenues responsables, c’est par la presse, par l’opinion publique ou par leur réussite vis-à-vis de leurs missions.

Les ONG ont des liens étroits avec les nouveaux mouvements sociaux et les mouvements de protestation plus locaux organisés pour la protection de l’environnement et de la santé. Della Porta et Tarrow (2004) montrent que les ONG sont devenues le support épistémique et médiatique fondamental de ces mouvements sociaux, leur permettant d’avoir une visibilité et un impact accrus sur les processus politiques nationaux et globaux.

Il existe une la relation profonde entre les mouvements sociaux– notamment les mouvements environnementaux - et la science et la technique. Yearley (1992)

montre que cette relation est marquée par une ambivalence prononcée. Les nouveaux mouvements sociaux se caractérisent par la façon dont ils construisent leur identité, leur adversaire et une vision du monde alternative ; la science et la technologie sont souvent identifiées comme étant du coté de l’adversaire – souvent des puissants acteurs économiques ou politiques -, comme des instruments de domination responsables des effets néfastes sur l’environnement.

Pourtant, les sciences et les techniques sont en même temps des ressources pour ces mouvements sociaux et les ONG environnementalistes. La critique du mode dominant de développement s’appuie toutefois sur l’information scientifique et technique produite et fournie par les mêmes acteurs politiques et économiques auxquels ces mouvements s’opposent. C’est le cas de la Banque mondiale face aux les luttes des mouvements écologiques altermondialistes (Goldman, 2005).

Afin d’échapper à cette dépendance, les nouveaux mouvements sociaux se sont engagés dans le processus même de production de connaissances sous différentes formes. Tout d’abord, certaines ONG ont créé des laboratoires de recherche pour que leurs propres chercheurs et scientifiques puissent produire des connaissances indépendantes. Ensuite, les nouveaux mouvements sociaux sont fortement engagés dans la promotion de certains paradigmes alternatifs pour l’orientation de la recherche. Finalement, des universités et des réseaux d’ONG ont créé des boutiques de science ("science shops"), qui permettent de mener des recherches en réponse aux demandes de la société civile. En ce sens, Richard E. Sclove souligne le fait que les boutiques de science permettent une forme remontante de "community-based research" notamment quand ils promeuvent, non seulement une implication de la société civile dans le recherche, mais surtout dans la politique scientifique (Sclove, 1998 ; Sclove et al., 1998).

b) Le cas des associations de malades et leur implication dans la recherche biomédicale

Une autre forme de co-production et de recherche distribuée est celle de l’implication des organisations de malades dans la recherche biomédicale.

L’exemple le plus connu est décrit en détail par Steven Epstein (2001) à propos de l’implication des associations de malades atteints par le virus VIH dans la gestion de la crise et dans la recherche biomédicale lors de la première décennie de l’épidémie. Dans cet exemple, la démocratie n’est pas une donnée, mais un processus d’expérimentation collective constante.

L’ouvrage d’Epstein s’attache ainsi à étudier de manière exhaustive le rôle des mouvements des malades sur la recherche biomédicale en même temps qu’il montre l’impact du sida sur la société américaine. Il est intéressant de mettre en lumière quelques unes des implications concrètes que les événements décrits par Epstein ont eu sur la production de savoir scientifique. La première forme de contestation du mouvement des patients atteints par le VIH sur l’avancée des recherches scientifiques intervient à partir de 1986 dans le cadre des recherches et des tests cliniques sur des patients, afin de trouver un traitement. Les tests cliniques réalisés en double aveugle (avec placebo) se heurtent au refus des malades qui ne souhaitent plus être considérés comme de simples cobayes et ne respectent pas les procédures imposées par ces tests. La frustration de ne pas savoir si l’on teste vraiment le traitement contre le sida fait que nombre de malades décident de se fournir les vrais médicaments par leurs propres moyens.

Cet exemple illustre clairement l’idée principale défendue par le mouvement antisida à l’époque : libéraliser et généraliser l’accès aux traitements permettant de freiner la progression du VIH. Le crédo de l’association Act Up qui naît en 1986, dans le but de protester contre le coût exorbitant de l’AZT et lutter pour sa diffusion massive, est ainsi de "mettre les médicaments dans les corps".

L’urgence est de mise pour Act Up. Il faut distribuer l’AZT aux malades le plus rapidement possible, sans tenir compte des risques liés à son utilisation. L’action d’Act Up se concentre principalement sur la disparition des goulets d’étranglement que sont les autorités de régulation des médicaments comme la FDA. Cette action est relayée par les actions quotidiennes des petits médecins de quartiers qui distribuent l’AZT illégalement à leurs patients et des associations de défense des homosexuels et des malades du Sida qui font de même. En fin de compte, par l’expertise qu’elle a su se forger, Act Up est devenue peu à peu un interlocuteur de poids pour les autorités et la communauté scientifique. Ses prises de position, au sein même des colloques scientifiques et des processus décisionnels, lui ont permis d’obtenir des progrès significatifs en termes de mise à disposition des traitements ainsi que de droits pour les malades du sida.

L’étude du sida en tant que phénomène social met en évidence une réelle transformation dans la production du savoir scientifique. Les rapports entre médecin et patient sont complètement redéfinis. Le patient n’est plus un simple profane complètement à la merci du savoir et de l’expertise de son médecin, mais montre désormais une attitude critique et suspicieuse face à l’autorité scientifique. Le patient affirme dès lors son autonomie et cherche à se poser à un pied d’égalité avec le scientifique. L’individu se retrouve de ce fait au cœur même du processus de recherche et de production de savoir en tant qu’interlocuteur privilégié et non plus simple cobaye. Les savoirs scientifiques, dont les savoirs biomédicaux, se démocratisent sous la pression des mouvements sociaux. Chaque individu assimile les connaissances relatives à sa maladie, de telle sorte qu’il devient en mesure de se forger sa propre opinion sur les maux qui peuvent l’affecter. Cette démocratisation est en quelque sorte dialectique car les individus constitués en groupes de pression réclament le droit d’intervenir sur la mise en place des méthodes scientifiques et donc d’apporter leur contribution à la définition des savoir sur leurs propres maladies. La démocratisation scientifique part du postulat que la recherche scientifique ainsi que les institutions chargées de la réguler doivent tenir compte des inquiétudes des personnes. Pour cela, il convient d’ouvrir au plus grand nombre la conception des savoirs scientifiques et d’opérer un contrôle plus important sur les processus de fabrication et de mise sur le marché des produits.

Est-il forcément pertinent de généraliser le phénomène du sida à l’ensemble des domaines autres que la médecine ? Le sida possède, après tout, des caractéristiques assez uniques. Néanmoins, il est possible de retrouver un bouleversement similaire dans le domaine scientifique avec la prise en compte de l’environnement dans le mode de production du savoir scientifique. En effet, aujourd’hui de plus en plus d’individus remettent en cause la production de nouvelles technologies car ils ont conscience de leur impact négatif sur l’environnement. En terme de vitalité, l’activisme des écologistes et de ceux qui luttent contre le sida demeure par ailleurs assez similaire. Dans les deux cas, l’émergence de nouvelles connaissances scientifiques et l’application de politiques publiques en matière de production du savoir ne sont plus le seul apanage de la puissance publique ou d’une institution scientifique.

Cela apparaît comme le produit des relations qu’entretiennent entre elles deux entités "sub-politiques" que sont les mouvements associatifs et les groupes de chercheurs.

c) Formes sponsorisées de participation du public

À la suite de la critique du "modèle du déficit", un certain nombre d’institutions et gouvernements, surtout en Europe, ont commencé à élaborer des initiatives

participatives novatrices proposant de passer d’une acceptation de la science et de la technologie à un engagement en amont dans leur gouvernance. La participation en amont, dit-on, devrait renforcer la confiance dans les institutions grâce à une discussion ouverte sur le pilotage de la recherche, l’expertise et l’innovation et elle devrait permettre de mieux les adapter aux besoins de la société et aux objectifs d’un développement durable.

Ces initiatives d’ouverture de la recherche et l’expertise sont une réaction aux critiques qui signalent le déficit démocratique des institutions responsables de la gestion des risques. Elles se présentent également comme une réponse politique aux grandes controverses sociotechniques, comme celles des OGM ou de la vache folle, dont elles tirent les leçons. Elles témoignent de la construction d’un espace public adapté à la croissante implication des activistes ou groupes concernés et de la conformation d’une "citoyenneté scientifique".

Une partie importante de la réflexion sur la participation tourne autour des techniques qui la formalisent. Tout un arsenal de méthodes d’engagement du public et d’évaluation des technologies a été développé et utilisé au cours des dernières décennies. Sherry Arnstein (1969) a très tôt conceptualisé cette diversité de mécanismes dans une "échelle de la participation citoyenne" allant de la simple communication ou propagande à la délégation du pouvoir à ceux qui sont affectés par la décision en question. Plus récemment, Rowe et Frewer ont identifié jusqu’à cent mécanismes très différents (Rowe et Frewer, 2000 ; Rowe et Frewer, 2004 ; Rowe et Frewer, 2005 ; Rowe et al., 2004). Ces mécanismes ne se classent pas tous au même niveau sur l’échelle de la participation publique. Ils peuvent aussi être utilisés de manière combinée et/ou adaptés au contexte. La participation organisée du public n’est donc pas un outil unique prêt à l’emploi mais une approche de la gouvernance des sciences et des technologies basée sur des principes généraux et implémentée à travers un éventail de mécanismes qui doivent être adaptés au cas par cas, selon le type d’enjeu socio-technologique engagé. Par conséquent, chaque situation de participation est confrontée à des questions et des difficultés indissociables de la dynamique des processus politiques concernés.