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2.2 / ORDONNANCE DU 09 JUIN

Le premier outil idéologique de l’urbanisme colonial sur le rocher

L’idée de créer une ville européenne à l’écart de la ville indigène en 1840, a été au centre des préoccupations du pouvoir colonial peu de temps après la prise du rocher, « d’un côté la médina, ville musée figée, et de l’autre côté, la ville européenne, en expansion, représentant une vision moderne d’un ordre formel : alignement, places spacieuses, rues droites, où seront intégrés les éléments de confort et d’hygiène »1. Cette vision s’inscrit dans

une logique de séparation de deux ordres spatiaux, qui sont l’expression de rapports sociaux inégaux (distance culturelle/distance physique) que l’exemple de la médina de Fès illustre très bien, sous la politique du protectorat de Lyautey2 . Le nombre restreint des européens

tout au début, qui ne dépassait pas les 5000 habitants3, n’a pas favorisé cette idée à

Constantine, qui a émergé à maintes reprises. Vers la fin de 1842, malgré les prohibitions étroites qui frappaient l’introduction de l’élément civil européen, la population civile qui s’était en quelque sorte infiltrée au fur et à mesure, avait fini par atteindre un chiffre assez élevé, grâce à la multiplication des autorisations exceptionnelles. Le gouvernement prenant alors sérieusement ce fait accompli, crut devoir établir à Constantine l’autorité civile, administrative et judiciaire. Toutefois, les premières prohibitions, quoique légèrement modifiées dans leur rigueur, n’en furent pas moins maintenues. Comme par le passé, tout établissement nouveau avait besoin de la sanction formelle de l’autorité et les transactions entre européens et indigènes demeuraient sévèrement interdites.

Cette longue et fâcheuse hésitation de l’autorité supérieure à donner libre accès à la population européenne, avait permis à la population indigène de la ville de ne pas fuir devant l’occupation française. Même si la terreur avait gagné quelques familles importantes, les

1 D’ailleurs c’est ce que tentera ce même pouvoir colonial de mettre en place sur le rocher avec son projet de le

« voiler » et de créer un espace public de prestige sur la place Valée.

2 Au Maroc Lyautey, par son instruction de l’expérience coloniale en Algérie, affichera sa volonté de rompre avec

les pratiques antérieures de non-respect et de non prise en compte de l’espace existant qui avait conduit à sa défiguration, et entreprendra des actions de sauvegarde de la médina de Fès.

3 TEF (Tableau des établissements Français en Afrique du Nord, 1840), centre des archives d’Outre-mer CAOM

107 obligeant à se réfugier dans les tribus voisines, elles s’étaient hâtées de rentrer après le rétablissement de l’ordre. Ce fait était significatif et favorable à la politique française.

En effet on constate, entre la population indigène de la ville et celle de l’extérieur une certaine homogénéité de caractère et des origines, soldée par une solidarité d’intérêt unique qui ne se trouve pas ailleurs. La particularité de Constantine1 définie par son industrie, ses nombreuses

mosquées, ses écoles, ses ulémas, son tribunal supérieur, faisait d’elle une sorte de ville sainte et lui donnait ainsi, une influence réelle sur toute sa région. Ce qui explique, la soumission de la majorité des puissantes tribus immédiatement après sa chute. Il y avait donc un intérêt puissant à la maintenir autant que possible sous la surveillance directe de l’autorité nouvelle. Cette cohérence et homogénéité dans la vie et les échanges devait en être impérativement maintenu sous surveillance, pour éviter tout déséquilibre et ouvrir ainsi, une porte à l’anarchie, foyer de résistance dans des lieux inaccessibles au contrôle sous risque de se développer d’une manière hostile. Il y avait donc, une préoccupation majeure à fixer les arabes au sol, pour rendre leur administration plus facile en les amenant à se créer des intérêts difficiles à déplacer et préserver ainsi, cet équilibre favorable à sa domination. Or, il était sérieusement à craindre que l’éparpillement désormais de l’élément européen au milieu de la masse compacte des indigènes ne vienne déranger prématurément cet équilibre. La brusque introduction de la vie bruyante et tourmentée de l’élément européen, à côté de l’existence calme et différente de celle de l’Arabe, avait donné naissance à des besoins nouveaux qui avaient du mal à s’adapter, par le fait d’introduire une population européenne et la préservation d’une autre indigène. Ceci laissait se profiler à l’horizon de sérieuses appréhensions de la part de l’administration coloniale, qui avait cru nécessaire de désigner deux quartiers séparés pour les deux races, jusqu’au moment où elles pourraient se confondre sans inconvénients. Cette pensée fût adoptée par le gouvernement par la mise en place de l’ordonnance royale du 09 juin 1844.

La bipartition de l’espace sur le rocher, n’est pas uniquement la conséquence mécanique de la colonisation, car aussi bien les agents économiques locaux que ceux impulsés par l’Europe ont participé à la genèse de cette métamorphose, dont la forme d’urbanisation s’est développée aux portes et à l’intérieur de la ville. (Fig. 30)

Cependant, des hésitations ont accompagné cette politique d’aménagement de la part des officiers du Génie œuvrant souvent à protéger l’espace indigène restant, contrairement aux autorités civiles pressées d’installer leurs activités commerciales, en modernisant et souvent en détruisant partiellement ou totalement, et progressivement le rocher. Le technique d’urbanisme, se joint au politique colonial : « l’urbanisme militaire se met au service de la formation idéologique du nouvel état ». Ainsi l’ordonnance du 09 juin 1844, annonce la

108 division de la ville en deux autres, et à partir de cette date on parlera de la ville basse (terme qui va au-delà d’une simple reconnaissance de particularité du relief), marquée par son propre centre1 et de ville haute. Dans la ville basse (quartier indigène), seules les

transactions entre Musulmans et Israélites indigènes sont permises. Dans la ville haute (quartier européen), toutes transactions entre Européens, Musulmans et Israélites sont possibles, favorisant ainsi, l’établissement des Européens, encore peu nombreux dans la ville : (840 personnes en 1843, ensuite, 1478 personnes en 1844)2. Un marché foncier est en

train de naître impliquant des attitudes économiques nouvelles. (Fig. 31)