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Des obstacles à l’étude du travail : incorporation, indéfinition et disparition du travail

CHAPITRE 1 – LE TRAVAIL, BASE DE DEFINITION POUR UN OBJET DIFFICILE A APPREHENDER

1.2 Des obstacles à l’étude du travail : incorporation, indéfinition et disparition du travail

1.2.1 Incorporation du travail

Le fait que le travail soit un facteur de production a notamment conduit les économistes à préciser la nature de ce facteur. Considérons tout d’abord le grand économiste penseur du travail pour lequel : « L’usage de la force de travail, c’est le travail proprement dit. » (Marx, 1867, p. 199, nous soulignons). Autrement dit, le travail correspond à l’utilisation de la force de travail. Et la force de travail se définit de la sorte : « Par force de travail, ou puissance de travail nous entendons le résumé de toutes les capacités physiques et intellectuelles qui existent dans la corporéité, la personnalité vivante d’un être humain […]. » (p. 188). Donc, chez Marx (1867), le travail s’inscrit dans le corps humain.

Cette caractéristique reste maintenue dans une vision contemporaine. Gautié (1998) nous indique ainsi que : « Le facteur travail n’est pas un facteur homogène. Les

catégories de travail sont supposées se différencier en fonction de leur capital humain. Ce terme désigne l’ensemble des caractéristiques productives incorporées au travailleur, en premier lieu sa santé et sa formation. » (p. 8, nous soulignons). De même, Kaufman (2010) constate que : « […] labor is embodied in human beings […]. » (p. 79). Les extraits précédents nous permettent d’identifier une spécificité du travail : il est, au sens propre, incorporé à l’individu. Cette spécificité constitue un obstacle, car elle signifie qu’il est impossible d’étudier le travail de manière directe. Les individus qui travaillent font écran à l’étude du travail, mais conditionnent la possibilité de l’appréhender. L’étude du travail doit donc procéder de manière indirecte – par l’intermédiaire des individus qui le réalisent. Il semble difficile de contourner cette spécificité toute particulière du travail. En revanche, une des clés de l’accès au travail réside vraisemblablement dans la méthodologie déployée. Nous verrons dans le chapitre 3 comment l’ergonomie opérationnalise le travail ; notre méthodologie s’inscrira donc grandement dans la démarche ergonomique (cf. chapitre 5). 1.2.2 La double indéfinition du travail (Hubault, 1999) Hubault (1999, p. 4) dresse le constat que : « que les entreprises ont à faire face à une double difficulté : − une relative indéfinition économique du travail, liée à la difficulté de comprendre la contribution du travail à la création de la valeur économique ;

− une relative indéfinition organisationnelle du travail, liée à la difficulté de comprendre comment le travail permet à l’entreprise de « faire face… » et lui donne les moyens de tenir ses « rendez-vous » [Zarifian, 95]. » (souligné par l’auteur).

Selon Hubault (1999), la double indéfinition du travail se pose comme telle aux entreprises, et constitue la « double difficulté » à laquelle elles sont confrontées. Le constat d’Hubault (1999) relève d’une incompréhension de la manière dont le travail

concourt à la réussite des entreprises. Et cette incompréhension semble générée par le travail lui-même, qui porterait en lui les éléments empêchant d’accéder à ce qu’il apporte aux entreprises, que ce soit en termes économiques ou organisationnels.

Une illustration des difficultés à étudier le travail nous est donnée par Hoogenboezem & Hoogenboezem (2005). Ils étudient l’introduction de mesures de performance dans la police néerlandaise, et notent une difficulté majeure dans la démarche : « In addition, police work seems especially averse to targets since police do not only act on crimes they see, but also prevent an unknown number of crimes by simply being somewhere, and that number is impossible to gauge […]: ‘Since there are no figures on crimes that do not occur because uniformed officers are patrolling the streets, crime

statistics tell us what the criminals, not the police, are doing’ (Reuss-Lanni, 1983, p.

93). » (pp. 568-569, nous soulignons).

La double indéfinition du travail définie par Hubault (1999) nous permet donc de mieux comprendre en quoi le travail constitue en lui-même un objet difficile à appréhender. Nous verrons dans le chapitre 3 en quoi le recours à l’ergonomie peut nous permettre de le contourner, en partie du moins. Nous consacrons la prochaine section à un dernier obstacle : la relative désaffection des sciences de gestion pour le travail. 1.2.3 Le travail, objet de recherche en sciences de gestion ? Barley & Kunda (2001) ont constaté, dans une perspective historique, le désintérêt des chercheurs en organisation pour le travail. Ils attribuent ce désintérêt à trois raisons (p. 81). La première tient à l’émergence des théories systémiques, au premier rang desquelles la théorie sociotechnique1. En seconde place vient la normalisation

méthodologique vers des données quantitatives par nature plus abstraites. Et enfin, la spécialisation des chercheurs dans des champs particuliers autour du travail, notamment : l’organisation, les emplois, les relations industrielles, la sociologie et la

1 Ceci semble d’ailleurs paradoxal, car les travaux fondateurs de la socio-technique se situaient au

psychologie au travail. Cette spécialisation a généré des agendas de recherche distincts et très spécifiques.

Ces trois raisons au désintérêt pour le travail ont conduit à créer des « images pétrifiées du travail » (« Petrified images of work », Barley & Kunda, 2001, p. 82), principalement issues de l’ère industrielle : « Evidence that our concepts of work remain rooted in industrialism can be found in the language we use to talk about work, in the images of occupations that serve as archetypes for our theories, and in the formal systems in which we classify work. » (id., p. 82). Barley & Kunda (2001) interrogent ainsi la distinction entre travail manuel et intellectuel, à mesure que les usines disparaissent (p. 83). Par exemple, la compréhension du travail à la chaîne reste largement débitrice de la séquence du film Les temps modernes de Charlie Chaplin. Ce sont alors les idéaux-types du travail que les auteurs questionnent (p. 83). Enfin, Barley & Kunda (2001) notent qu’en dépit de révisions successives, les statistiques états- uniennes sur le travail regorgent de précisions sur les « cols bleus », et moins sur les autres types de travail : « […] it is still the case that we can presently make much finer distinctions among blue-collar work than among managerial, clerical, service, sales, professional, and technical work. » (id., p. 84).

Outre leur focalisation sur les Organization Studies, Barley & Kunda (2001) remarquent que : « Issues of work are generally relegated to colleagues in human resource or production management, where work processes are usually treated as problems of personnel management and logistics. » (p. 81). Barley & Kunda (2001) soulignent ainsi que d’autres champs des sciences de gestion qui auraient pu étudier le travail (les ressources humaines ou le management des opérations) semblent se restreindre, respectivement, au management des hommes et femmes, et à la logistique1.

Si le constat de Barley & Kunda (2001) semble être quelque peu élargi comme nous venons de le voir, le champ du contrôle de gestion reste absent de leur propos. Il nous faut alors nous tourner vers des théoriciens du contrôle de gestion pour entrevoir comment le travail est appréhendé dans ce champ. Lorino (1995) identifie un « paradigme du contrôle » (p. 21) qui repose sur deux hypothèses : la simplicité et la

stabilité. Au sein de ce paradigme, « Le contenu concret de l’activité humaine, en termes d’actions et de savoirs, est supposé modélisé, stable et transparent : le contrôle peut donc le traiter par omission (sous-entendre sa prise en compte, comme une chose évidente) […]. » (Lorino, 1995, p. 23). Comme nous le verrons ultérieurement dans ce chapitre (section 2), ce « contenu concret de l’activité humaine, en termes d’actions et de savoirs » correspond au travail. En somme, selon le paradigme du contrôle de Lorino (1995), le contrôle de gestion omet de considérer le travail comme un objet de recherche en tant que tel, puisqu’il constitue un paramètre figé (« modélisé, stable et transparent »). Si ce paradigme ne peut être considéré comme le seul en contrôle de gestion, il est certainement significatif de la manière dont le contrôle de gestion traite du travail. Il pourrait d’ailleurs expliquer le fait que nous n’ayons quasiment pas trouvé de publications sur le travail dans ce champ. Les travaux que nous venons d’évoquer mettent ainsi en lumière le fait que le travail est un objet qui a été très peu étudié en sciences de gestion. Ils nous permettent de comprendre que le travail, en tant que tel, reste « pétrifié », donc sous-conceptualisé, dans ce domaine – en particulier pour le contrôle de gestion. Afin de pouvoir étudier le travail dans notre recherche, il nous semble alors nécessaire de recourir à des travaux extérieurs aux sciences de gestion, principalement en ergonomie, mais aussi en sociologie du travail.

Barley & Kunda (2001) appellent à reprendre les recherches sur le travail dans le champ des Organization Studies, ce qui légitime l’ancrage de notre recherche en sciences de gestion. En dépit du paradigme du contrôle de Lorino (1995), nous considérons comme légitime d’étendre l’appel de Barley & Kunda (2001) au contrôle de gestion. Nous reviendrons sur cet aspect dans notre discussion au chapitre 8.

Nous venons d’exposer dans cette section plusieurs obstacles qui se dressent face à l’étude du travail : la pluralité sémantique et conceptuelle du travail, l’incorporation aux individus, la double indéfinition qui le caractérise dans les entreprises, et sa quasi- disparition des recherches en sciences de gestion. Concomitamment à l’exposé de ces obstacles, nous avons introduit la manière dont nous pensons les contourner : en nous

focalisant sur les organisations, et en nous appuyant sur des disciplines extérieures aux sciences de gestion – l’ergonomie en particulier.

Nous proposons désormais une base de définition du travail qui s’inscrit dans la perspective que nous avons adoptée : celle des entreprises.

2 PROPOSITION D’UNE BASE DE DEFINITION POUR LE TRAVAIL

Dans cette section, nous analysons les définitions générales du travail que nous avons pu relever dans des publications dont le but consiste effectivement à établir ce que recouvre le travail. Nous débutons par celle de Shimmin (1966), puis celle de Noon & Blyton (2002), et enfin celle de Méda (2004). Nous proposerons tour à tour une critique de ces définitions pour justifier que nous retenons celle de Méda (2004).

2.1 Shimmin (1966)

Shimmin (1966) constate les limites des définitions traditionnelles en vogue à son époque (difficulté à distinguer le travail du jardinage, ou encore du jeu). Shimmin (1966) définit alors le travail de la sorte :

« Work, then, may be regarded as employment within the social and economic system which is perceived by the individual as his main occupation, by the title of which he is known and from which he derives his role in society. » (p. 197).

Pour notre recherche, la définition proposée par Shimmin (1966) comporte quelques faiblesses. Premièrement, elle se place d’un point de vue résolument individuel. Certes le travail confère un rôle et un statut sociaux aux individus, mais ce n’est pas la perspective que nous avons adoptée (cf. supra 1.1.2). Deuxièmement, Shimmin (1966) définit le travail comme un emploi. L’emploi se distingue du travail par le fait qu’il détermine les conditions externes de réalisation du travail (horaires, qualifications, rémunération, etc.). Pour reprendre, à ce stade, des termes de Marx (1867) que nous

avons précédemment mentionnés, disons que le l’emploi ne reflète pas l’usage concret de la force de travail ; c’est-à-dire qu’il ne reflète pas le travail.

Pour ces raisons, nous ne retenons pas la définition de Shimmin (1966) pour notre recherche.

Examinons à présent une seconde définition générale.