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DANS LES ORGANISATIONS

1 PREMIERES CONSIDERATIONS : REDUCTIONS D’EFFECTIFS ET QUESTIONS SUR LE TRAVAIL

3.1 Définition(s) de la productivité

3.1.1 Un peu d’histoire

Au regard des études historiques qui peuvent être conduites, la productivité semble être un concept assez « contemporain ». Dans leur étude des mines de charbon pendant la Révolution Industrielle britannique (1760-1850), Fleischman & Macve (2002) notent à plusieurs reprises un déficit de documentation sur la productivité : « However, labour efficiency was not yet a scientific input to be optimised through objective calculation. » (p. 141). Par la suite, leur constat est encore plus marquant : « […] what is most noticeable about the treatment of labour costs in the mining records is the relative lack of attention to and sophistication in assessing labour productivity. » (p. 144). Fleischman & Macve (2002) sont parfaitement conscients que l’absence de traces dans les archives reste insuffisante pour produire une justification, et ce malgré un faisceau de recherches concordantes (cf. pp. 136-137). Leur thèse semble néanmoins cohérente avec certaines conceptions théoriques en vigueur dans leur période de référence. Il en va ainsi de Smith (1776) qui fonde pourtant son œuvre, et donc la « Richesse des Nations », sur la « Division du travail » (qui est l’objet du premier chapitre du livre premier) et son exemple désormais célèbre de la fabrique d’épingles1. Pour Smith (1776, p. 11) : « Cependant, la division du travail, dans la

mesure où elle peut être introduite, cause dans chaque art une augmentation proportionnelle des puissances productives du travail. ». Pour abonder dans le sens de Fleischman & Macve (2002), la définition proposée par Smith (1776) contient certes un élément de calcul (la proportionnalité), mais dans un sens peu « sophistiqué », dans la mesure où les assiettes de calcul sont absentes, que ce soit pour calculer la « division du travail » ou sa contrepartie, « l’augmentation des puissances productives ». Sur cette contrepartie, justement, l’accent porte finalement sur l’augmentation globale de la production, et non, comme nous le verrons par la suite, sur un ratio de production rapportée à un dénominateur.

1 Selon JM. Servet qui assuré la direction scientifique de la nouvelle traduction, cet exemple est très

Notre propos « historique » visait simplement à éclairer l’acception « moderne » de la productivité en tant que ratio. Examinons à présent l’acception « moderne » de la productivité.

3.1.2 Un ratio sur le travail …

L’acception « moderne » consiste à considérer la productivité sous la forme d’un ratio. Cette conception est déjà à l’œuvre chez Taylor (1911), dont il fait l’une des conditions de la prospérité : « […] the greatest prosperity can exist only as the result of the greatest possible productivity of the men and machines of the establishment – that is, when each man and each machine are turning out the largest possible output ; […]. » (p. 12). Taylor (1911) conçoit donc un ratio qui serait la « production par machine » ou la « production par individu ». D’une certaine manière, notre conception de la productivité, tout en restant un ratio, s’est élargie à des catégories plus larges : « La productivité, on le sait, est le rapport d’un output sur un input. » (Jacot, 1999, p. 78). Il semble cependant acquis que la productivité s’applique préférentiellement, voire « naturellement » et « exclusivement » au travail : « Lorsque l’on parle de productivité sans précision, on envisage généralement la productivité du travail. » (Bremond & Gélédan, 1990, p. 313). Beaujolin (1995) montre que la mise en œuvre de la réduction d’effectifs s’appuie principalement sur des calculs de productivité et qu’« [à] cet égard, un élément nous a en premier lieu frappé : nombre de personnes rencontrées entendaient, derrière ce terme, le seul concept de productivité du travail. » (p. 62). 3.1.3 … Ou des ratios ? Le projet de cette sous-section consiste plutôt à illustrer la diversité des ratios dits de productivité, qu’à en dresser un inventaire complet. Cet aperçu nous permettra tout de même de pointer une question conceptuelle relative à l’objet de la productivité : est-ce bien du travail que l’on mesure ?

L’apparente simplicité de la productivité masque quelques questions techniques : « Mais même la productivité du travail n’est pas définie par une seule mesure mais par plusieurs indicateurs. » (Bremond & Gélédan, 1990, p. 313). Ainsi ces auteurs rappellent la définition statistique de la productivité du travail (p. 314, souligné par les auteurs) : « Pour l’INSEE, la productivité apparente du travail mesure l’efficacité productive des travailleurs employés par le rapport :

Valeur ajoutée Effectifs employés ».

Selon Bachet (1995), c’est ce concept qui définit la productivité dérivée des théories de F. W. Taylor : « Le type de productivité taylorien-fordien constitue sans doute la forme la plus repérable que produit la gestion industrielle. Il se caractérise par le concept économique de « productivité apparente du travail » […]. » (p. 152).

Bremond & Geledan (1990) distinguent en outre la « productivité physique » de la « productivité en valeur ». La productivité physique semble largement redevable de la mesure du temps. Malgré les propos de Bouffartigue & Bouteiller (1999) selon lesquels : « […] le temps de travail immédiat cesse d’être le principal ressort de la performance […]. » (cités par Allain & Gervais, 2008, p. 126), l’utilisation du temps de travail reste une préoccupation générale dans les entreprises : « As current managerial interest in bell-to-bell working and similar practices illustrates, this issue of non- productive work time continues to be a significant one for twenty-first century management as was the case for their nineteenth century counterparts. » (Noon & Blyton, 2002, p. 109). On sait bien que l’une des motivations à l’origine du « management scientifique » de F. W. Taylor s’ancre dans la lutte contre la fainéantise des travailleurs : « The natural laziness of men is serious […]. » (Taylor, 1903, p. 32). Mais plus encore, ce dernier abhorre le « systematic soldiering »1 (id., p. 32), qu’il définit par : « […] the deliberate object of keeping their employers ignorant of how fast work can be done. » (ibid, p. 33). Dans la continuité de son mémoire de 1895 « A Piece

1 Le terme « soldiering » est de l’anglais américain et du registre familier. La définition qu’en donne le

dictionnaire Oxford est la suivante : « Work more slowly than one’s capacity » (http://www.oxforddictionaries.com/definition/american_english/soldier, page consultée le 25/06/14). On pourrait, en perdant la référence au contexte militaire, le traduire par « traînasser ».

Rate System », Taylor (1903) insiste sur la mesure des temps unitaires, qui deviendra l’un des piliers1 de ses Principles of Scientific Management (Taylor, 1911). La productivité constitue bien l’objectif recherché puisque sa méthode de détermination des temps standard comporte cinq étapes, dont :

« Fourth. Eliminate all false movements, slow movements, and useless movements.

Fifth. After doing away with all unnecessary movements, collect into

one series the quickest and best movements as well as the best implements. » (Taylor, 1911, pp. 117-118).

Cette méthode de détermination des temps standard constitue toujours la base du calcul de « l’engagement » des postes de travail à la chaîne dans l’industrie automobile ; cet engagement s’exprime par le ratio « temps opératoire standard / temps de cycle ».

Si F. W. Taylor est fortement associé à la mesure des temps, il s’inscrit largement dans un courant hérité de Marx (1867, p. 354) : « Par augmentation de la force productive du travail, nous entendrons ici, de manière générale, une modification dans le procès de travail qui fait que le temps de travail requis socialement pour la production d’une marchandise est raccourci

[…]. ». Si le terme « productivité » n’est pas ici employé, l’extrait permet tout de même d’y lire un ratio de type quantité / temps ; l’« augmentation de la force productive » permettant d’augmenter le résultat du ratio grâce à la diminution du dénominateur.

Si l’on s’essaye à une humble typologie, Marx et Taylor nous ont permis de présenter des indicateurs de productivité physique de type « temps / temps » et « quantité / temps ».

En ce qui concerne la productivité en valeur, Alcouffe & al. (2013) nous donnent un aperçu des indicateurs qui peuvent être utilisés : « Les indicateurs de productivité retenus sont en général : Chiffre d’affaires/effectifs ETP, Valeur ajoutée/effectifs ETP (ou masse salariale chargée + frais de personnel externe intérimaire), Résultat d’exploitation/ETP … » (p. 140-141).

1 Malgré ce que certains ouvrages pourtant sérieux exposent, la mesure des temps ne constitue pas l’un

Cette sous-section nous a permis d’illustrer la diversité des ratios dits de productivité, sans chercher à en dresser un inventaire complet. La prochaine section est consacrée à l’examen des critiques de la productivité.

3.2 Critiques de la productivité

Cette section formule une critique de la productivité en deux points. Elle s’interroge tout d’abord la validité du ratio avant de questionner comment le travail y est défini. Une synthèse clôt la section. 3.2.1 Un ratio conceptuellement valide ?

Jacot (1999) reconnaît que : « Toute mesure de la productivité soulève donc d’énormes questions qui touchent tant au numérateur qu’au dénominateur. » (Jacot, 1999, p. 78), et au rapport qui les lie. Ginsbourger (1998) nous laisse entendre « qu’une productivité strictement volumique […] ne rend compte que très sommairement de la valeur ajoutée par du travail à l’entreprise. » (p. 129). Ce propos compromet donc la capacité de bon nombre d’indicateurs dits de productivité à restituer ce qu’apporte le travail. Selon les stricts propos de Ginsbourger, le volume de production, pourtant préconisé par Chevalier & Dure (1993, p. 5 – cf. supra), est illégitime. Le chiffre d’affaires pouvant être défini comme un volume multiplié par un prix (de vente), les indicateurs proposés par Alcouffe & al. (2013) perdent également de leur pertinence à restituer quelque chose du travail – cf. supra).

Par ailleurs, quel que soit la production, l’output ou le résultat considéré, le travail constitue l’une des composantes concourant à la réalisation. Or la difficulté à séparer le « capital » du « travail » dans la production semble acquise depuis longtemps et maintes fois confortée depuis. Marx (1867) note ainsi : « La productivité du travail ne dépend pas uniquement de la virtuosité du travailleur, mais encore de la perfection de ses instruments. » (p. 383). Lorino (1989) renchérit : « L’hypothèse de séparabilité du capital et du travail est de moins en moins compatible avec l’imbrication étroite des deux « facteurs » dans une architecture technico-organisationnelle intégrée. » (p. 169).

Thévenet (1999, p. 6) tient le même discours en ouvrant à une certaine modernité dans les « outils » : « Mais un nombre croissant de personnes voient la technologie intervenir à un point tel dans leur travail qu’il est de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de la personne ou de l’outil, que ce soit un automate de production ou un ordinateur. » (p. 6). Enfin, tout dernièrement, Stuebs & Sun (2010) admettent une limite majeure dans le projet de corréler la réputation d’une entreprise à sa productivité du travail : « Disaggregating and isolating labor production from capital production is a limiting challenge if not impossible. » (p. 279). Autrement dit, le numérateur du ratio de productivité ne contient pas uniquement ce qui provient uniquement du travail.

Interrogeons-nous désormais sur le travail contenu dans la productivité. 3.2.2 Quel « travail » dans la productivité ?

Les ratios de productivité précédemment identifiés au 3.1 intègrent divers éléments pour restituer le travail : du temps, des effectifs physiques et/ou équivalent-temps- plein (ETP).

Chevalier & Dure (1993) considèrent que le volume de travail reste effectivement difficile à définir :

« […] si l’estimation du volume de production ne soulève, en apparence, pas de difficulté insurmontable, comment définir le volume de travail effectué ? Est-ce le volume horaire total, qui prendrait notamment en compte les heures supplémentaires et les heures effectuées par les travailleurs sous CDD ou en intérim ? Ou doit-on se limiter au nombre d’employés permanents ? » (pp. 5-6).

La difficulté identifiée tient principalement au fait que le « volume de travail » ne correspond pas tout à fait à du travail. Les valeurs mentionnées constituent simplement des approximations du travail qui restituent partiellement l’activité humaine (cf. chapitre 1) déployée par les individus dans les organisations.

Ainsi, au-delà de la diversité des types de ratios de productivité qui peuvent être définis (cf. supra 3.1.3), cette section a souligné le fait le dénominateur ne correspond pas véritablement à du travail.

3.2.3 Synthèse des critiques

Au terme de ce parcours en terres de productivité, nous avons montré que la productivité se définit par un ratio (rapport) exclusivement centré sur le travail. La critique de ce ratio a permis de mettre en évidence ses nombreuses failles (techniques, conceptuelles) relatives à la définition des numérateur et dénominateur et à la mise en rapport de l’un avec l’autre. A ce stade, il nous apparaît que la productivité en elle- même n’est pas en mesure de restituer une quelconque contribution du travail à la performance1. Après avoir écarté la productivité comme manière de représenter la contribution du travail à la performance, intéressons-nous à des recherches qui voient dans l’individu une source de performance.

4 L’INDIVIDU COMME SOURCE DE PERFORMANCE

Cette section vise à montrer que plusieurs champs de littérature considèrent l’individu comme source de performance dans les organisations. Ces travaux renforcent indirectement l’intérêt de notre questionnement autour de la contribution du travail à la performance. En revanche, ils ne s’intéressent pas, précisément, au travail. Cette section porte tout d’abord sur la comptabilité (4.1), puis le contrôle de gestion sociale (4.2) et enfin la gestion des ressources humaines (4.3).

1 Et avec Lorino (1989), nous invitons les décideurs au sens large à : « dépasser les indicateurs de

productivité du travail hérités du passé. Ceux-ci peuvent avoir en effet des effets pervers. Ils incitent à mener une politique d’automatisation à outrance, sans veiller suffisamment aux conséquences en matière d’emploi, de climat social, de qualité des produits, de rotation des matières ou d’utilisation des machines. » (p. 100).