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DANS LES ORGANISATIONS

CHAPITRE 3 – LES APPORTS DE L’ERGONOMIE A NOTRE RECHERCHE

3 DEUX CARACTERISTIQUES PRINCIPALES DU TRAVAIL EN ERGONOMIE, ET LEURS CONSEQUENCES POUR LA DEFINITION DU TRAVAIL

3.1 La caractérisation fondatrice : l’écart tâche/activité

Nous définissons tout d’abord à la caractérisation fondatrice de l’ergonomie : l’écart tâche/activité (2.1.1). Nous distinguerons ensuite cet écart de deux notions assez proches : la catachrèse et la discretion (2.1.2).

3.1.1 L’écart tâche/activité

Dans le champ de l’ergonomie, le travail est abordé par une distinction fondatrice : l’écart entre le travail prescrit et le travail réel (Guérin & al., 1991 ; Hubault & al., 1996 ; Falzon, 2004b). Le travail prescrit prend généralement la dénomination de tâche

ou de prescription, l’activité désignant le travail réel : « La tâche est ce qui est à faire, ce qui est prescrit par l’organisation. L’activité est ce qui est fait, ce qui est mis en jeu par le sujet pour effectuer la tâche. » (Falzon, 2004b, p. 24). Il s’agit là d’une définition de base. Les développements sont en effet nombreux. Falzon (2004b) établit par exemple une revue des travaux ayant conduit à l’explicitation de différentes natures de tâche : explicite, implicite, comprise, appropriée, effective. Hubault & al. (1996) explorent quant à eux les dimensions relatives à l’activité : instrumentale,

opérationnelle et existentielle.

Nombre d’ergonomes admettent que l’identification d’un écart tâche/activité relève d’un constat somme toute banal (Hubault & al., 1996). C’est pourtant là que réside la spécificité de l’ergonomie de langue française. L’écart devient en effet objet d’étude en tant que tel : « L’intérêt du concept d’activité n’est donc pas tant de nommer une différence mais de donner sens à l’écart qu’elle construit. » (Hubault & al., 1996, p. 289). Le concept d’activité occupe ainsi le champ ergonomique.

La spécificité de l’écart tâche/activité est en outre reconnue en-dehors de l’ergonomie. Dejours (2000) en fait l’apologie :

« Cette discipline fait alors état d’une découverte fondamentale (Laville Duraffourg, 1973) : l’existence d’un décalage irréductible entre tâche prescrite et activité réelle de travail. Ce décalage, démontrable jusque dans les tâches les plus morcelées, considérées comme tâches de stricte exécution, est à différencier du décalage plus connu, avancé par la sociologie, entre organisation formelle et organisation informelle. […] Dans la distinction faite par l’ergonomie, en revanche, la contradiction ne se situe plus seulement dans les rapports de pouvoir, elle resurgit

dans l’ordre même de la technique. Jusque dans les modes opératoires, dans l’ordonnancement des gestes, dans l’engagement des corps, dans les processus d’exploration ou de recueil d’information, la technique est tout entière traversée par la contradiction. » (p. 213-214, souligné par l’auteur). 1 Certains auteurs utilisent parfois « activité de travail », pour bien distinguer d’un autre type d’activité.

La mise en évidence d’un écart tâche/activité (ou travail prescrit/travail réel) comme caractérisation fondatrice du travail nous permet de situer la spécificité de l’ergonomie. Elle nous permet également de comprendre que l’activité (le travail réel) se déploie par rapport à la tâche. La tâche fournit donc un cadre que l’activité tend à dépasser – d’où l’apparition d’un écart.

Il nous semble à présent légitime de situer l’écart tâche/activité par rapport à deux notions qui lui sont proches : la catachrèse et la discretion1. 3.1.2 Distinction d’avec discretion et catachrèse L’objectif de cette section est de distinguer l’écart tâche/activité de deux concepts qui en sont proches : la discretion et catachrèse. Débutons par « catachrèse ». Selon Clot (1997), le concept de catachrèse, hérité de la linguistique, se définit comme suit : « C’est l’usage d’un mot qui reçoit un autre sens dans une situation où l’on n’a pas trouvé mieux pour dire ce que l’on voulait dire. » (p. 113-114). Il donne ainsi l’exemple de « bras de fauteuil ». Des chercheurs en ergonomie se sont emparés du terme « catachrèse » pour décrire des situations d’utilisation d’outils dans un sens inhabituel (Faverge, 1977 ; De Keyser, 1982). La catachrèse dénote donc l’utilisation d’un outil différente d’une utilisation « normale » ou du moins « prescrite ». La catachrèse caractérise donc un cas particulier de l’écart tâche/activité – l’utilisation d’un outil.

Examinons à présent le concept de discretion. L’utilisation originelle de ce terme remonte aux travaux d’Eliott Jaques. Shimmin (1966) soutient que Jaques apporte une distinction clarificatrice : « [the] distinction between the ‘prescribed’ and the ‘discretionary’ aspects of work […]. » (Shimmin, 1966, p. 199). Formulée en ces termes,

1 Terme anglophone. En français, discretion renvoie traditionnellement à l’autonomie (Cadin & al.,

la distinction proposée par Jaques est similaire à celle établie en ergonomie entre le travail prescrit et le travail réel. Mais que représente effectivement la discretion ? S’appuyant toujours sur les travaux de Jaques (1965), Shimmin (1966) explicite le concept : « The prescribed elements of a job set the limits to what a person on the job may do, the content of his work about which he is left no authorised choice ; within these limits he has to use discretion and decide for himself the best courses of action in a given situation. » (p. 199). Bien des années après, Noon & Blyton (2002) en donnent la définition suivante : « […] the discretion in work: this refers to the extent to which an employee has the ability to exercise choice over how the work is performed, deciding such aspects as the pace, quality, quantity and scheduling of work. » (p. 166). Ces extraits placent la discretion directement au sein de la prescription. La discretion vient tout d’abord combler un vide dans la prescription (« within these limits » chez Shimmin), ou marquer une discretion concédée (« the extent to which », chez Noon & Blyton). Ensuite, de manière plus subtile, elle vient s’ajouter à la prescription en devenant une règle pour Shimmin (« he has to use discretion », nous soulignons). Cet aspect prescriptif de la discretion est d’ailleurs repris dans les travaux portant sur les compétences (skills). Peu après la publication des travaux de Jaques, Hazlehurst & al. (1969) mènent une étude sur les compétences des ouvriers dans le contexte d’une automatisation naissante. Ils mesurent alors 5 niveaux de compétence. Le niveau 1 des compétences discrétionnaires affirme : « Content of job entirely prescribed. Employee told what to do and how to do it and has no choice as to procedures. » (p. 181). Ce niveau 1 ne contient en fait aucune discretion. Les niveaux 2 à 5 suivants intègrent la

discretion à la prescription : « Requires little discretion […] » (niveau 2, p. 181), ou

encore « Requires the use of considerable discretion […] » (niveau 5, p. 182). La

discretion devient ainsi un élément constitutif de la prescription1.

Au terme de cette revue du concept, la discretion endosse une perspective largement prescriptive, encastrée dans la tâche pour en combler ses vides, ou la constituer

partiellement. Pour revenir à la distinction opérée en ergonomie, la discretion relève donc de la tâche, et non, comme nous aurions pu nous y attendre, de l’activité.

Nous avons donc proposé dans cette section une définition positive de la caractérisation fondamentale du travail en ergonomie, et une définition en négatif, en distinguant l’écart prescrit/réel des notions de catachrèse et discretion. La prochaine section expose la seconde caractérisation ergonomique que nous intégrons : la variabilité intrinsèque du travail.