• Aucun résultat trouvé

A l’heure du déjeuner : un moment central de la vie du jeune enfant Observer le déroulement du repas dans un établissement préscolaire Observer le déroulement du repas dans un établissement préscolaire

Chapitre 3 – Entrer dans l’établissement préscolaire par la cour de récréation récréation

3.1. A l’heure du déjeuner : un moment central de la vie du jeune enfant Observer le déroulement du repas dans un établissement préscolaire Observer le déroulement du repas dans un établissement préscolaire

Le repas du midi pris à l’extérieur du domicile est pour beaucoup une expérience d’initiation qui confirme au jeune enfant son appartenance à l’école et l’individualité qu’il acquiert par rapport à sa famille. Ce repas peut prendre différents aspects. Dans les structures où les plus petits sont accueillis (dès trois ans), la fonction de nutrition revêt une importance plus grande qu’ailleurs qui n’est pas sans rappeler les combats contre la malnutrition des enfants en Inde. Les repas sont souvent préparés sur place, composés de plats simples et rassasiants grâce aux aliments distribués par les anganwadis voisins. Une natte est déroulée et les enfants s’y retrouvent en petits groupes organisés autour d’un adulte qui les nourrit à la « becquée ». Cette méthode est traditionnellement employée en Inde jusqu’aux six ans de l’enfant, témoignant de la proximité physique entre lui et l’adulte ainsi que de l’importance accordée à la fonction nourricière, notamment dans le cadre de la famille élargie. Certaines écoles encouragent les parents à leur confectionner des aliments faciles à manier seuls, qualifiés de « snackable » comme les idlis, les galettes ou des samossas63, fabriqués traditionnellement dans les familles ou les petits restaurants. Ils laissent progressivement place à des biscuits industriels bon marché de type crackers à base de farine de pois ou de lentilles. Présents dans les petites échoppes et conditionnés en sachets de petite taille, ils sont vantés par les publicités intempestives s’adressant aux mères de famille et aux enfants. Ces aliments progressent peu à peu parmi les habitudes des consommateurs ou en entrant dans les foyers de manière détournée comme échantillon d’un produit plus « classique ». C’est le cas par exemple des nouilles « chinoises » instantanées64. Dans d’autres institutions, c’est l’usage de la cuillère qui est plus particulièrement encouragé. Par souci d’hygiène ou pour encourager la motricité fine, cette habitude est pourtant bien éloignée des pratiques familiales. Le repas pris en collectivité est alors considéré comme un moment d’éducation. Lundi 22 juillet 2013, à l’école Little Angels school, seize enfants de LKG (lower kinder garden) sur dix-neuf mangent avec une cuillère et quatorze enfants d’UKG (upper kinder garden) sur dix-sept. Les maîtresses confient que peu d’enfants sont habitués à manger avec une cuillère chez eux mais elles insistent pour qu’ils le fassent à l’école car cela développe leur coordination.

63

Les idlis sont confectionnés à partir d’une pâte composée d’un mélange de lentilles écossées et fermentées et de riz. Les samoussas sont des beignets composés d’une fine pâte de blé qui enrobe une farce faite de légumes, d’épices et parfois de viande.

64 Henrike Donner compare cette situation au succès dans les années 1950 de la soupe instantanée dans les foyers français (Donner, 2011 : 66).

99 Entretien avec sœur Agnès, directrice du Cluny Community College, à Tindivanam, Tamil Nadu, le 1er août 2013 :

Nous avons ouvert cette formation car la preschool nous semblait très importante. D’abord, il s’agissait de séparer la mère et l’enfant, pour les préparer mentalement à la grande séparation de l’école primaire. Aussi, nous leur apprenons quelques mots basiques en anglais et nous essayons de les rendre plus autonomes : la propreté en passant par les toilettes et en se lavant les mains, manger seul, leur donner des manières, les auto-discipliner, leur donner des connaissances sur eux-mêmes aussi, comment on doit être à l’école et à la maison.

L’eau est parfois disponible dans une bonbonne collective comme dans les écoles primaires publiques. Le plus souvent, les enfants boivent à leur bouteille en plastique réutilisable remplie d’eau de la bonbonne familiale. Cet achat est devenu courant pour les parents sensibilisés aux dangers potentiellement diffusés par l’eau, provoquant des maladies particulièrement violentes chez les enfants65. Pour les familles les plus aisées, s’y ajoute la crainte des pesticides présents dans les fruits et légumes. Cela se manifeste par la présence de publicités mettant en scène une mère de famille et son enfant vantant l’achat d’appareils qui neutraliseraient les polluants grâce à un nettoyage à l’ozone. C’est aussi un axe de communication repris par les petites unités preschool d’appellation Montessori qui s’ouvrent dans les quartiers de classes moyennes urbaines supérieures. La nourriture servie le midi est présentée comme organic et s’apparente à l’appellation « biologique » française mais sans qu’un label indien ne la garantisse pour le moment.

65

100

101

La dimension symbolique des déjeuners gratuits au Tamil Nadu et à Pondichéry

En Inde, l’éducation et le repas du midi sont intimement liés. L’observation du moment des repas renseigne sur un aspect de l’éducation qui est loin d’être anodin. En effet, la distribution gratuite des déjeuners aux enfants a revêtu une dimension symbolique au Tamil Nadu, particulièrement impliqué depuis les années 1960-1970. Dans un contexte de très grande pauvreté et de relations sociales oppressives, les groupes défavorisés se sont organisés en luttant contre les inégalités, pour le principe de citoyenneté égale et l’universalité des droits (Drèze & Sen, 2014 : 96, chapitre 1 et 5). Ils ont exercé une pression sur le gouvernement qui a répondu en lançant de vaste programmes sociaux (création d’écoles, de centres de soins, de centre de distribution de nourriture) et en étendant d’autres comme le programme des déjeuners gratuits dans les écoles primaires lancé dès 1956 à Chennai66 et instauré en 1982 pour toutes les écoles et les anganwadis accueillant les préscolaires. Cette distribution dans les écoles publiques puis dans les centres de soins (ICDS) a depuis été suivie par d’autres Etats, notamment avec la décision de la Cour Suprême de l’étendre à tous en 2001. La distribution d’un repas équilibré et d’une supplémentation nutritionnelle (en vitamine A, fer, calcium…) agit sur la malnutrition chronique des enfants indiens et peut-être perçue par les familles les plus modestes comme une motivation pour fréquenter l’école.

En ce qui concerne les jeunes enfants, la lutte contre la malnutrition et les maladies infantiles s’est faite par le biais des anganwadis, animés par des actions locales menées par les employées des centres directement auprès des familles. En effet, l’expérience indienne met en exergue la complexité du problème de la malnutrition. Le possible recul sur l’action du gouvernement indien ou plus précisément le Tamil Nadu montre que les seules augmentations du niveau de vie ou de l’amélioration du système public de distribution ne peuvent être suffisantes. La malnutrition des jeunes enfants n’est pas seulement liée à la pauvreté. Une étude menée en Asie du sud dans les années 2000 montre ainsi que la part des enfants de moins de cinq ans en déficit pondéral est plus importante (50% des enfants) que la part de la population vivant avec moins d’un dollar par jour (33%) (Rajivan, 2006). D’autres variables comme les réductions des disparités urbaines et rurales et des inégalités de revenus, la stabilisation des prix à la consommation et l’alphabétisation des mères peuvent avoir des effets remarqués (Gaiha ; Imai ; Kulkarni & Pandey, 2012). Dans notre cas, pour que la distribution de nourriture profite directement aux enfants, il a été décidé qu’elle se ferait au centre de proximité67. Elle s’accompagne alors de la surveillance de la croissance régulière des enfants et de discussions autour de la modification durable du régime alimentaire et la diversification des aliments. En effet, les jeunes enfants partagent la nourriture familiale

66

En 1957, le rôle de Tara Cherian, activiste sociale et première femme maire de Madras (devenu depuis Chennai) a été particulièrement décisif.

67 La distribution de repas au sein des anganwadis est également encouragée pour les femmes enceintes et allaitantes et les personnes âgées (Gosh, 2006). Ce public constitue avec les jeunes enfants de 0 à 6 ans un groupe souvent nommé « populations fragiles » dans les textes prescriptifs relatifs à l’organisation des anganwadis.

102 qui est souvent peu adaptée à leurs besoins nutritionnels, et dans le même temps, certains aliments pourtant fortement nutritifs peuvent leur être traditionnellement interdit comme le dhal (plat à base de lentilles) ou la banane.

Synthèse d’un entretien mené le 22 juillet 2015 à Marakkanam, Tamil Nadu : Depuis trente-trois ans, D. est employée dans un des dix-sept anganwadis de Marakkanam. Le local qu’elle occupait est

en travaux depuis plusieurs mois alors elle accueille les enfants chez elle dans la pièce en façade qui s’ouvre sur la route. Elle a quelques jouets dans une caisse mais la pièce est presque entièrement occupée par des sacs de riz, d’huile, de lentilles, des œufs et de la farine protéinée qui servent pour le repas de la vingtaine d’enfants régulièrement inscrits. Comme son

assistante est partie à la retraite, c’est elle qui pour le moment prépare le déjeuner pendant qu’une voisine surveille bénévolement les enfants. Dans trois mois, D. aussi sera à la retraite pour ses soixante ans. Elle sera remplacée par une jeune femme, employée dans un « mini-centre » où elle travaille seule et s’occupe d’une quinzaine d’enfants. Ce sera pour cette dernière une promotion, son salaire mensuel passera de 4 000 à 8 000 Rs.

Depuis 1982, la décision du premier ministre du Tamil Nadu, réglemente les repas qui seront distribués aux jeunes enfants des anganwadis. Chaque jour, chaque enfant doit recevoir 80 grammes de riz, 10 grammes de lentilles (sous forme de dhal), 2 grammes d’huile, 1,9 gramme de sel et des légumes frais et cuits. Ces quantités sont théoriquement exigibles dans tous les centres de l’Etat, tous les jours de l’année et les familles peuvent saisir les services en cas de dysfonctionnement. Petit à petit, des améliorations ont été apportées : 20 grammes de pois (Black ou Green Bengal Gram) le mardi, 20 grammes de pommes de terre bouillies (environ la moitié d’une très petite pomme de terre) le vendredi, des œufs (ou des bananes selon les interdits alimentaires liés à la religion) le lundi, le mercredi et le jeudi. Pour varier les repas et encourager les enfants « à partager », le programme « Akshaya Pathiram » demande aux familles d’amener chaque semaine un légume directement à la cuisinière qui le mélangera au repas pris en commun. Si je n’ai pu l’observer lors du terrain, il semble néanmoins fréquent que les parents participent selon leurs possibilités au paiement de certaines factures comme l’électricité.

103 Affiché dans les centres du Tamil Nadu et élaboré à Chennai, les cuisinières sont donc encouragées à suivre ce menu qui s’adresse aux jeunes enfants:

Lundi Riz à la tomate et de l’œuf dur

Mardi Riz cuisiné avec des pois

Mercredi Des légumes frits avec du riz et de l’œuf dur

Jeudi Riz citronné et de l’œuf dur

Vendredi Lentilles et riz avec des pommes de terre bouillies.

Samedi et dimanche (selon

l’ouverture des centres) Riz cuisiné avec des légumes

Dans un premier temps, la préparation des repas se faisait donc sur place. Comme dans les écoles publiques, un certain nombre de problèmes sont apparus : si l’assistante était absente, ce sont les enseignantes voire les élèves qui devaient s’y atteler, le stockage et la préparation se faisaient dans de mauvaises conditions d’hygiène, la nourriture était parfois gaspillée voire revendue sans bénéficier aux enfants (Rajivan, 2006). Dans certains cas, des cuisines centrales ont été créés ainsi que des systèmes de livraison de repas emballés, la qualité était plus standardisée mais les coûts de fabrication plus élevés réduisaient le nombre de repas fournis. Les centres se sont ensuite localement adaptés : des comités villageois peuvent fournir le gaz ou entretenir un potager, dans certains centres de la ville de Pondichéry seront distribués des sacs de farine protéinée que les parents réhydratent chez eux, des comptes sont ouverts chez les fournisseurs pour que l’assistante puisse acheter ce dont elle a besoin, d’autres centres fournissent les repas aux enfants mais aussi aux personnes nécessiteuses du voisinage68

68

Les critères peuvent être variables selon les centres, généralement sont concernées les femmes enceintes ou allaitantes et les personnes âgées ou handicapées.

104 A Pondichéry, Lakshmi prépare les repas pour

les enfants et également pour les familles du voisinage qui en ont besoin trois fois par semaine. Elle alterne le riz avec le channa (des pois chiche) et du ragi puttu avec du sucre (une sorte de bouillie de millet), elle agrémente le sambar le lundi avec des pois et le mercredi avec un œuf.

Exemple d’une cuisine bien équipée : point d’eau courante, feu au gaz, étagères pour stocker les aliments et la vaisselle (Chennai, 2014).

Ce besoin ciblé n’est pas une forme de charité classique mais plutôt une manière pour l’Etat d’être représenté dans les villes et les villages au quotidien. Ce programme engage le déplacement de personnes, de marchandises, de dossiers ou de demandes. Le lieu où il se déroule, école publique ou anganwadi, est un lieu d’interaction entre les agents de l’Etat et le public mais aussi le lieu de représentation lors des inspections ou des inaugurations. Ce programme qui s’adresse théoriquement à tous, sans condition de ressources au Tamil Nadu, pourrait paraître mal ciblé. Pourtant, les centres et les écoles publiques sont avant tout fréquentés par les segments les plus modestes de la population, et donc les familles à qui sont destinés en priorité ces programmes. Dans le cas des anganwadis du Tamil Nadu, l’ouverture y est plus régulière qu’ailleurs et le « programme d’alimentation supplémentaire » est présent dans 90% des villages (Drèze & Sen, 2014 :185). Ce sont deux aspects essentiels car visibles aux yeux des utilisateurs, garantissant une fréquentation régulière. J. Drèze et A. Sen soulignent la corrélation positive entre ces deux points et l’adhésion des mères de famille : au Kérala et au Tamil Nadu, placés en exemple, la proportion des femmes conscientes des droits à la nourriture des enfants est respectivement de 96% et de 88% alors qu’elle n’est que de 20% dans la plupart des Etats pauvres. La pratique des services publics spécialement orientés vers les enfants semble importante chez les familles du Tamil Nadu. Cependant, la relation de confiance qui existe entre les parents et les employés dispensant ces services publics peut être fragile.

105 Article intitulé “Anganwadi teacher held for pilfering health products”, paru dans The Hindu le 31 août 2013.

An Anganwadi teacher and a milk businessman were arrested by the city police on Friday for allegedly indulging in pilferage of health products sanctioned by the State and selling them illegally. Police said Shashikala was working as a teacher for the past 15 years at Boya Basthi Anganwadi centre in Musheerabad.

As part of Integrated Child Development Scheme (ICDS), the government provides nutritious powder to children aged between six months and three years, and to pregnant women. Instead of supplying them to children and pregnant women, Shashikala was selling these packets to milk businessman, A. Sridhar Yadav, of Parsigutta, the police said. She was selling each 10 gm powder sachet for Rs.60 to Yadav who would lace it with cattle feed, the police said. Based on a tip-off, the police arrested Shashikala and Yadav, and seized 135 bags of notorious powder.

Les journaux regorgent d’articles et d’entrefilets fustigeant les anomalies repérées dans les anganwadis ou les écoles, comme dans le document ci-dessus où une enseignante spoliait une partie des denrées reçues au centre et les revendait à un marchand de lait. Plus généralement, les familles perçoivent différemment l’action du gouvernement en fonction de la disponibilité et de l’autonomie du personnel et de l’adéquation entre les moyens théoriques et réels. Par exemple, si les assistantes des centres reçoivent les mêmes produits bruts, elles les cuisinent grâce au matériel et au combustible mis à disposition par l’administration locale, ce qui varie d’un centre à l’autre, d’une école à l’autre. Les quantités de nourriture sont en théorie les mêmes, calculées en fonction des besoins de l’enfant, auxquelles s’ajoute un apport en vitamines et en minéraux mais les légumes doivent être acheté au jour le jour.

Entretien avec Lakshmi, assistante d’un anganwadi à Pondichéry, le 24 juillet 2015 :

Le matin, je vais au marché et j’achète les légumes pour les enfants, à la fin du mois les marchands font la note et, souvent, je suis obligée d’avancer l’argent. Les commerçants me font confiance. Le gouvernement, sur présentation de la facture, me rembourse mais c’est parfois plusieurs mois après.

La qualité des repas est aléatoire : les denrées peuvent être de faible qualité, stockées et conservées de manière incertaine, les plats fades ou agrémentés d’épices et de légumes selon les possibilités des cuisinières. De manière générale, les menus alternent entre le riz accompagné de sambar et les bouillies de millet et de légumineuses, parfois ils s’agrémentent d’œufs, d’un peu d’huile, de laitage, d’un fruit ou d’une sucrerie. Trois raisons expliquent la quasi-absence de produits d’origine animale: l’impossibilité d’établir une conservation satisfaisante des aliments, la nécessité d’offrir un repas qui convient aux préceptes religieux de tous et le prix qui reste un élément dissuasif. Là où

106 l’offre préscolaire privée est présente et lorsqu’elle s’adresse aux familles les plus modestes, il n’est pas rare qu’un accord soit trouvé quand à l’approvisionnement en denrées de l’école par le centre voisin. C’est une manière éprouvée d’attirer les jeunes enfants vers l’école, qu’elle soit publique ou privée, et d’inciter les parents à les y amener de manière régulière et sur la journée entière comme cela a été incitatif pour la fréquentation de l’école primaire. Les familles qui y confient leurs jeunes enfants sont conscientes de pouvoir contrebalancer certaines inégalités grâce à un meilleur accès aux soins et à une nourriture équilibrée. Moment visible en entrant dans la cour de l’école ou de l’anganwadi, ce repas pris en commun est un signe d’adhésion à l’action publique et d’appartenance au groupe. Il serait pourtant réducteur de limiter le souhait des parents au repas gratuit, mêmes pour les jeunes enfants. L’engouement actuel pour la scolarisation précoce nécessite des changements ou des adaptations sur l’espace même de la cour. Situé au premier plan, elle est le premier espace perçu par les élèves et leurs familles, aussi est-il important de considérer ce qu’elle nous donne à voir.

3.2. Aménagement de la cour dans les écoles préscolaires : entre usages et

Outline

Documents relatifs