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Chapitre 1 : Transport ferroviaire et développement local : indéterminations théoriques et

B. Les réseaux de transport au centre d’une mythologie séduisante et prolifique

1.2 Des observations ex post limitées : l’exemple des bilans LOTI

Les appels à la mesure précédemment formulés vis-à-vis de toute conclusion prospective hâtive confèrent aux observations ex post des enjeux capitaux d’affirmation ou d’infirmation. Rapport incontournable de l’évaluation a posteriori, « précieuse pépite de la culture économique de la puissance publique » (Crozet, 2010, p. 89), le bilan LOTI présente les atouts théoriques pour une analyse ambitieuse. A la mi-2018, six bilans LOTI consacrés à des LGV françaises ont été produits et diffusés40, un septième étant en cours de finalisation41. Rappelons qu’il s’agit d’un dossier règlementaire d’évaluation environnementale et socio-économique instauré par l’article 14 de la Loi 82-1153 d'orientation des transports intérieurs (LOTI) du 30 décembre 1982. Il est en principe produit 3 à 5 ans après la mise en service des grandes infrastructures de transport. Le maître d’ouvrage a ainsi la charge d’analyser et d’expliquer les écarts entre l’évaluation économique et sociale du projet établie

précédente) repose sur le fait d’affirmer ce qui est sans démonstration en lieu et place de ce qui pourrait après tout être. Il ne s’agit aucunement d’affirmer que l’accessibilité accrue ne peut favoriser le développement économique, mais que les conditions sont multiples et complexes. Dans le cas de la LGV BPL, il ne fut pas inintéressant d’énoncer un scénario de différenciation entre Rennes, désormais à 1h39 en moyenne de Paris en TGV, et Nantes à 2h07 en moyenne de la capitale. Nous constaterons néanmoins rapidement que les chefs d’entreprise se prononcent difficilement sur la question. Ils sont par ailleurs peu réceptifs à l’idée d’opposer les deux villes dans leurs relations, leurs activités faisant en règle générale davantage le jeu de la complémentarité productive.

39 Le terme de mythe est d’usage fréquent dans le champ des transports et des politiques publiques depuis le

célèbre article de Jean-Marc Offner paru en 1993 : « Les ‘‘effets structurants’’ du transport : mythe politique, mystification scientifique ». Particulièrement éclairant dans les travaux de Robert Belot (2015) sur les « fictions instituantes » attachées au projet de LGV Rhin-Rhône, on retrouve également le mythe en bonne place dans les thèses de Raymond Woessner (1996), de Guillaume Carrouet (2013) ou même de Josselin Tallec (2014).

40 Concernant la LGV Atlantique (2001), la LGV Nord (2005), la LGV Interconnexion Île-de-France (2005), la LGV

Rhône-Alpes (2006), la LGV Méditerranée (2007) et la LGV Est européenne phase 1 (2013). Ces documents sont accessibles sur le site internet de SNCF Réseau.

à l’issue de l’enquête publique (situation initiale ou ex ante) et les observations réelles après la mise en service (situation ex post)42.

On constate, en première analyse, que la place – absolue et relative – consacrée à l’étude des évolutions liées au développement économique et à l’aménagement du territoire connaît une tendance haussière dans les rapports LOTI finaux (cf. figure 5 ci-dessous). Cette évolution tend à transcrire toute l’acuité scientifique de ces problématiques dans l’appréciation globale des grandes infrastructures ferroviaires à l’échelle nationale.

Figure 5 : Evolution de la place relative des thématiques économiques et territoriales dans les bilans

LOTI des LGV (diffusés à la mi-2018) LGV Atlantique LGV Nord LGV Interconnexion Île-de-France LGV Rhône- Alpes LGV Méditerranée LGV Est euro. Année de diffusion 2001 2005 2005 2006 2007 2013

Part du rapport consacrée au développement

économique/aménagement du territoire*

4 % 9 % 6 % 15 % 19 % 14 %

* Incluant selon les cas une analyse de la localisation des gares, de la composition socioéconomique de la clientèle, des effets sur le développement local, sur le tourisme, sur les prix de l’immobilier ou sur l’emploi. Le calcul correspond au nombre de pages traitant de ces thématiques rapporté au nombre de pages total du rapport (y compris page de garde, pages réduites ou laissées intentionnellement vides et annexes). Les chiffres présentés sont donc approximatifs et ne reflètent pas le contenu. Sources : d’après Conseil général des Ponts et Chaussées, RFF (réalisation de l’auteur)

Pour autant, les évolutions observées attribuables à la mise en service d’une infrastructure

ferroviaire nouvelle sont difficilement identifiables – et encore moins quantifiables – en ce qui

concerne le développement économique43 et l’aménagement du territoire. Le bilan LOTI de la LGV

Atlantique, source la plus ancienne, indique par exemple, non sans ambiguïté, que « l’impact sur l’aménagement du territoire est peu perceptible mais ne peut être négligé » (p. 27). Ce document donne le ton des productions suivantes, qui reprennent des formulations similaires soulignant la faiblesse générale des « effets » relevés, sans les exclure totalement44. Lorsque certains points

42 Néanmoins, il ne faudrait pas opposer des démarches ex ante qui seraient de l’ordre de la supputation, du

ressenti, aux évaluations ex post reposant sur des données chiffrées et des constats univoques. Nombre d’observations inclues dans les bilans LOTI finaux correspondent explicitement à des ressentis peu affirmés recueillis quelques années après la mise en service de la LGV.

43 Nous excluons ici le tourisme, cas particulier qui présente fréquemment des nuances plus positives que les

autres thématiques économiques.

44 En ce sens, le bilan LOTI de la LGV Nord établit que « l’impact sur l’investissement et sur l’emploi local est

difficile à évaluer » (p. 45). Celui de la LGV Rhône-Alpes mentionne, non sans ressemblance, que « les effets de l'opération sur l’aménagement du territoire, les activités économiques et l'emploi sont assez difficiles à mettre en évidence » (p. 58). Alain Bonnafous écrit par ailleurs que si « la LGV Est était réputée conforter le rôle de capitale européenne de Strasbourg, en toute candeur le bilan LOTI fait état d’une citation de la Chambre de

semblent faire exception, l’imprécision qui les entoure ne permet pas de prendre pleinement conscience des évolutions avancées. Des entretiens avec plusieurs membres du Conseil Régional du Nord-Pas-de-Calais ont par exemple mis en exergue l’atout décisif que constitue la liaison ferroviaire directe Roissy-Lille pour attirer les entreprises japonaises, sans expliciter toutefois davantage cette nouvelle donne dans les investissements étrangers ni même la quantifier45.

Apparaissant donc généralement modestes, les constats sur le développement économique sont par

ailleurs sensiblement en retrait par rapport aux attentes initiales. Autrement dit, s’il existe bien de

nombreuses transformations territoriales attendues ex ante, les études ex post convergent vers leur minimisation. Même sur les éléments de réussite évoqués plus haut dans la capitale des Flandres, il s’avère que « l’arrivée d’entreprises attirées par la position centrale de Lille entre Paris, Bruxelles et Londres a été plus faible que ce que l’on escomptait initialement »46 (bilan LOTI de la LGV Nord, p. 48).

Un examen transversal du dossier des six LGV étudiées autorise cependant à entrevoir certains enseignements généraux, certaines interrogations ou hypothèses intéressantes qu’il convient de considérer dans la suite de notre approche :

- ainsi que l’indique le bilan LOTI de la LGV Est européenne, les évaluations a posteriori tendent à démontrer « qu’il n’y a pas d’automatisme dans l’apparition des développements économiques et

territoriaux, mais bien plutôt une capacité plus ou moins importante des acteurs locaux à se saisir de

l’opportunité qui leur est apportée et à s’organiser pour en maximiser les effets potentiels à travers différentes mesures d’accompagnement » (p. 77). On note donc une convergence certaine entre les travaux académiques et les retours d’expériences réglementaires de la grande vitesse française.

- L’accessibilité accrue ne serait pas apte à « modifier les qualités intrinsèques des activités » (bilan LOTI de la LGV Interconnexion Île-de-France, p. 68) quelques années après l’ouverture commerciale de la ligne nouvelle. Aussi le TGV « ne vient pas bouleverser les structures existantes. On pourrait presque dire, contrairement à l’idée reçue, il en facilite la stabilité » (bilan LOTI de la LGV Méditerranée, p. 100). Il s’agit là d’une approche intéressante, qui invite à pouvoir appréhender autant la permanence que le changement dans le cadre de la mise en service d’une LGV. Car l’un n’exclut pas l’autre. Plutôt qu’un changement additif, créatif, extensif, qui élargit le paradigme des entreprises, pourrait en réalité intervenir un changement transformatif, peu expansible, qui n’altérerait guère le cadre organisationnel général existant47 (Porras et Silvers, 1991).

Commerce de Strasbourg évoquant le fait que la ville ‘‘est entrée dans cette classe des grandes villes du TGV’’ » (2014, p. 11).

45 On pourrait penser que l’implantation de l’usine Toyota d’Onnaing (Nord), inaugurée en 1999, fait partie de

ces investissements facilités par la mise en service de la LGV Nord en 1993. En l’absence de précision du rapport, on ne peut cependant dépasser le stade de la supputation. Il apparaît dans tous les cas difficilement concevable et frustrant qu’une telle opportunité d’apport d’informations n’ait pas été saisie.

46 Cela n’est pas sans rappeler la déclaration devenue célèbre de Rem Koolhaas, pour qui « Euralille n’est pas fait

pour les Lillois mais pour les Anglais, les Japonais, les managers du monde entier » (Menerault, 2011 ; Bathellier et Marie, 2015 ; Baudelle, 2016). Seulement, malgré une dynamique tardive, l’effet d’entraînement n’est pas celui espéré.

47 On pourrait illustrer notre propos à partir de l’analogie du glaçon dans l’eau. En effet, si la fonde d’un glaçon

n’entraîne pas la variation du niveau de l’eau dans le verre, son impact sur le changement de température de la boisson n’en n’est pas moins irréfutable.

- La place dévolue aux synthèses d’entretiens auprès des responsables d’entreprise est faible et

épisodique. Les observations de la LGV Atlantique s’appuient sur une campagne d’entretiens avec des

dirigeants, sans qu’il en soit cependant fait explicitement mention dans le rapport final. Les dossiers des LGV Nord et Interconnexion Île-de-France, produits simultanément, invoquent une quinzaine d’entretiens auprès des acteurs institutionnels et économiques, mais aucune sollicitation directe de chefs d’entreprise n’est à signaler. Le bilan LOTI intermédiaire de la LGV Rhin-Rhône, qui préfigure ce que devrait être le rapport final, tire parti de rencontres avec une trentaine d’acteurs, mais aucun n’est à notre connaissance sollicité en sa qualité de responsable d’entreprise. Seul le rapport consacré à la LGV Méditerranée accorde une place significative aux entretiens en général et à la rencontre avec des entreprises en particulier48. Sur 238 entrevues conduites dans 11 sites du quart Sud-Est, près d’une centaine relève de l’échange avec des dirigeants de société49.

Toujours est-il qu’à l’issue de l’appréciation de ces bilans LOTI, une question fondamentale se pose, nous rapprochant en quelque sorte de la citation introductive d’Alain Bonnafous et François Plassard : l’absence de mise en évidence d’importants effets territoriaux résulte-t-elle d’une capacité contributive inexistante de l’infrastructure ou d’une incapacité du paradigme d’identification des effets à remplir sa finalité ?

L’interrogation demeure. A coup sûr, l’incertitude appelle à renouveler certaines approches et méthodes, en privilégiant notamment l’analyse des enjeux par les acteurs eux-mêmes. Ce décalage dans la focale d’observation agrée particulièrement à la notion générale d’accessibilité, qu’aucune connaissance quantitative exclusivement technique ou économique ne pourrait pleinement aborder. Nous proposons ainsi dans la seconde partie de ce chapitre un développement des dimensions de l’accessibilité, comme autant d’éléments de base et d’inspiration méthodologiques.

2. L’accessibilité, notion centrale multidimensionnelle et complexe par