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Chapitre 2 : Le fonctionnement spatial des activités économiques : une approche théorique du

B. Le modèle de localisation des activités industrielles de Weber

1.3 L’étude initiale et renouvelée des phénomènes d’agglomération

Un demi-siècle avant August Lösch, l’économiste britannique Alfred Marshall (1890)89 avait éveillé l’attention scientifique sur les phénomènes d’agglomération des activités économiques. Selon lui, les coûts de transport, mais plus largement tout obstacle levé à la libre circulation90, affectent les comportements de localisation des agents suivant trois principaux éléments91. Marshall distingue en effet – de manière relativement implicite au travers d’exemples (Duranton et Puga, 2004) – les coûts de déplacement des biens, des individus et des idées (Ellison et al., 2010).

De ces trois natures de la fonction de transport naît le célèbre triptyque des sources d’agglomération des entreprises d’une même branche (Fujita et Thisse, 2003). La proximité des fournisseurs de biens intermédiaires, de services spécialisés ou des consommateurs permet d’économiser sur les frais d’acheminement des marchandises et de réduire les coûts de transaction92 (Scott et Storper, 2003). On parle alors d’externalités pécuniaires. Ensuite, la présence d’un marché du travail stable, actif et

spécialisé favorise les mécanismes d’appariement entre les besoins en ressources humaines des

entreprises et la main d’œuvre locale. Enfin, la proximité physique est supposée favoriser l’établissement d’externalités technologiques à travers la diffusion des informations et des

connaissances93. L’échange n’est plus réduit aux seuls biens, il intègre désormais des contenus distinctifs de savoirs et d’expériences.

A travers le paradigme de la division du travail94, qui structure pour Marshall la forme générale de toute organisation des faits économiques (Pélissier, 2002), l’auteur britannique introduit une vision de

la proximité spatiale non seulement réductrice de coûts, mais également créatrice d’avantages non

marchands. La mise en évidence des relations entre les facteurs de production et l’environnement des firmes renouvelle ainsi l’appréciation de l’arbitrage entre les coûts de transport et les rendements croissants (Fujita et Thisse, 2003).

89 L’ouvrage d’Alfred Marshall « Principles of economics » (traduit en français par F. Sauvaire-Jourdan en 1906),

sur lequel nous nous basons principalement dans ce qui suit, est accessible à l’adresse suivante (consulté le 25/03/2018) :

https://ia802605.us.archive.org/13/items/principlesecono00marsgoog/principlesecono00marsgoog.pdf

90 Selon lui, « the chief obstacle is the cost of transport » (Marshall, 1919, p. 29), mais « many hindrances to

communication are of a personal rather than a mechanical nature » (p. 30).

91 « Every cheapening of the means of communication, every new facility for the free interchange of ideas

between distant places alters the action of the forces which tend to localize industries » (Marshall, 1890, p. 334).

92 Pour Williamson, « the economic counterpart of friction is transaction cost » (1989, p. 142). Néanmoins, les

définitions varient de façon considérable selon les courants de pensée. Globalement, nous considérons les coûts de transaction comme l’ensemble des facteurs susceptibles de rompre l’harmonie idéale de l’échange entre acteurs, comme des asymétries d’information entre les partenaires, la rationalité limitée des agents, la tendance à favoriser des intérêts personnels, etc.

93 Alfred Marshall utilise une formule rendue célèbre : « the mysteries of the trade become no mystery, but are,

as it were, in the air » (Marshall, 1890, p. 332). En réalité, certains mécanismes que l’on impute aujourd’hui à l’agglomération des activités économiques ont été précisés par les continuateurs de son œuvre, au premier rang desquels figure Paul Krugman.

94 Ce paradigme sera notamment repris par les tenants d’une approche marxiste des localisations. En économie,

Philippe Aydalot (1985) développera par exemple une théorie du développement inégal à travers la différenciation spatiale du coût du travail durant les Trente Glorieuses. En géographie, Doreen Massey (1984) s’attachera, elle, à l’observation des disparités régionales de classe sociale et de genre.

Dans les années 1980, Paul Krugman renoue avec le constat de la sélectivité des activités industrielles quant à leur choix de localisation (Krugman, 1991a). Ce qu’il considère comme la « nouvelle économie

géographique » tend à réintroduire l’espace dans la théorie économique95. Le courant dont il est l’instigateur principal prend acte de certaines différences conceptuelles et conjoncturelles avec les formalisations néoclassiques précédentes. Tout d’abord, en puisant dans l’approche marshallienne, Krugman instaure les facteurs d’agglomération comme mécanismes principaux de la formation et de

la pérennité des trajectoires économiques des régions96. Il reformule ainsi « un modèle simple qui montre comment un pays peut de manière endogène devenir différencié par un "cœur" industriel et une "périphérie" agricole » (Krugman, 1991b, p. 483), confortant de façon manifeste l’hégémonie paradigmatique du modèle centre-périphérie.

Le deuxième complément de la nouvelle économie géographique tient à l’actualisation du contexte macro-économique dans lequel s’insère l’appréhension scientifique. La mondialisation de l’économie et les progrès technologiques ont en effet contribué à la baisse considérable des coûts de transport (Glaeser et Kohlhase, 2004) et à l’augmentation des rendements d’échelle croissants. Le socle analytique de la répartition spatiale relativement homogène avancé par les auteurs néoclassiques, caractérisé par des coûts de transport élevés et de faibles rendements d’échelle, perd de sa pertinence explicative97. Le décloisonnement des marchés accentuant la concurrence par les prix, les firmes tendent désormais à adopter une différenciation par les produits qui réduit le risque de la proximité spatiale avec les autres producteurs. L’utilité protectrice de l’espace n’est plus, dans la mesure où les biens vendus expriment des préférences pour la variété et sont de plus en plus indépendants98. En conséquence, la spécialisation exige des entreprises qu’elles se localisent à proximité des marchés les plus importants afin de pouvoir écouler leur production singulière, créant des effets cumulatifs d’offre et de demande99 favorables au développement d’un nombre limité de pôles (Combes et al., 2006) et aux situations de monopole (Crozet et Lafourcade, 2009).

En définitive, Krugman met en évidence une boucle de rétroaction positive encourageant la

concentration spatiale des activités et des populations fondée sur quatre facteurs : les coûts de

transport, les rendements croissants, la différenciation des biens et la taille du marché. L’accumulation des activités économiques et humaines introduisant potentiellement une hausse du coût du travail dans les centres dynamiques, les acteurs seraient prêts à assumer des localisations plus périphériques dès lors que le différentiel de coût de transport vers le marché n’excède pas le différentiel de coût du travail entre le centre et la zone périphérique considérée (Crozet et Lafourcade, 2009).

95 Krugman résume ainsi son ambition: « it […] serves the important purpose of placing geographical analysis

squarely in the economic mainstream » (1998, p. 7).

96 Paul Krugman (1991a) cherche à démontrer que le développement économique marqué et durable de la

Manufacturing belt (Nord-Est des Etats-Unis) ne peut s’expliquer uniquement par la dotation en riches

ressources naturelles et autres facteurs traditionnels de localisation des activités de production industrielle.

97 A leur époque déjà, ces mêmes auteurs sont pleinement conscients de la tendance à la diminution des coûts

de transport.

98 Ce qui n’est pas incompatible avec la multiplication des acteurs complémentaires entrant dans la chaîne de

production des biens.

99 Selon les tenants de la nouvelle économie géographique, la préférence des consommateurs pour la variété

tend à attirer dans les principaux centres urbains des firmes qui produisent des biens différenciés. A leur tour, ces entreprises susciteraient l’agglomération des consommateurs dotés d’un degré de préférence élevé pour la variété.

En fondant le comportement des firmes sur les seuls principes de rentabilité interne et d’accès optimal au marché, on peut cependant regretter que les apports de la nouvelle économie géographique soient aussi hermétiques à l’appréhension du territoire100. Ils ne renseignent en effet ni sur les formes précises que prennent les relations sociales entre les acteurs, ni l’incidence concrète de ces liens sur le niveau d’agglomération des agents économiques (Coissard, 2007). Impossible dès lors d’extraire de ces théories le rôle des transports dans la localisation des entreprises au-delà d’une logique quantitative et modélisatrice de rentabilité interne.

Aussi, face aux redéfinitions des modes d’organisation productive modernes et en réaction aux limites manifestes de la nouvelle économie géographique, une émulation scientifique fleurit au sein de nombreuses disciplines autour d’un renouveau de la pensée spatiale. En témoignent les terminologies de « nouvelle géographie » (Massey, 1984 ; Cochrane, 1987 ; Harvey et Scott, 1988), de « nouvelle géographie socioéconomique » (Benko et Lipietz, 2000), de « nouvelle sociologie économique » (Granovetter, 2000), ainsi que les figures du « tournant », que celui-ci soit territorial (Pecqueur, 2006), relationnel (Yeung, 2005101) ou mobilitaire (Urry, 2002102 ; Costas, 2013103).

2. Vers la diversification des sources de proximités : de la proximité