• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5 : Nature et déterminants de la sensibilité des entreprises

D. Activités industrielles : des entreprises exportatrices préoccupées par l’accès aux hubs

2. Des sensibilités ex ante sans stratégies franches d’anticipation

2.1 Ces facteurs personnels déguisés qui ne disent pas leur nom

L’appréhension des modalités d’inscription des entreprises dans l’espace géographique ne saurait exclure l’analyse du rapport du dirigeant, en tant qu’individu, à l’espace. Au-delà des relations économiques, l’intégration des liens sociaux étendus à la sphère privée appelle à la reconsidération des stratégies d’entreprise. Dans une logique de remise en cause des hypothèses néoclassiques de rationalité absolue (cf. chapitre 2), l’élargissement du processus décisionnel à un système de choix global hors du cloisonnement apparent de l’activité professionnelle, souligne la place décisive des

facteurs subjectifs attachés à l’histoire et à l’espace vécu des dirigeants.

Dans la lignée des travaux empiriques en management stratégique ou en sociologie, notre recherche fait état de multiples manifestations de l’intégration – parfois implicite – de référents spatiaux privés d’origine identitaire, amicale ou familiale dans les pratiques organisationnelles et les choix stratégiques (Aydalot, 1985 ; Figueiredo et al., 2002 ; Torrès, 2003 ; Sergot, 2007 ; Ejermo et Hansen, 2015 ; Grossetti et Bouba-Olga, 2018)385. Qu’elle ne fut pas notamment notre surprise d’entendre l’une des figures de proue françaises des services aux entreprises louer la LGV BPL comme l’élément principal de son investissement récent en Bretagne, avant de reconnaître en toute fin d’entretien qu’il séjournait dans les alentours durant son enfance, qu’il y possède aujourd’hui une résidence secondaire

384 C’est d’ailleurs pour la britannique Doreen Massey le fondement d’une ‘‘nouvelle géographie’’ caractérisée

par « a rigorous analytical framework, with some understanding of the relation between the general and the particular » (1984, p. 120).

385 Bertrand Sergot estime par exemple que les secteurs de l’édition logicielle et de l’industrie agroalimentaire se

caractérisent par « une prégnance persistante des phénomènes d’agglomération et d’inertie spatiale qui signale l’intervention potentielle de facteurs personnels » (2006, p. 120). Reprenant à leur compte cette hypothèse, Grossetti et al. (2016), constatent qu’au sein des entreprises dites innovantes « presque les deux tiers des fondateurs sont nés dans la région où ils décident de créer leur entreprise » (p. 81). On renverra enfin à l’analyse passionnante de la genèse de l’entreprise Armor Lux (dont les dirigeants ont été rencontrés dans cette étude) proposée par Josselin Tallec dans sa thèse (2014, p. 504). Elle parvient en effet à transcrire l’incidence combinée des réseaux extra-professionnels, des relations amicales, du contexte familial et des événements fortuits dans le parcours souvent sinueux d’une aventure industrielle.

et qu’il considère le promoteur local en charge de la construction des nouveaux bureaux comme son ami. Dans cet exemple, nous apprendrons plus tard par un tiers que la décision d’implantation s’est en partie faite contre l’avis général des salariés. Invités à faire part de leurs préférences par le biais d’un sondage en ligne, ils avaient en effet été plus nombreux à imaginer leur déménagement prochain dans l’agglomération nantaise. Des auteurs comme Igalens et Roussel (1998) évoquent ainsi un potentiel biais de désirabilité sociale dans la communication de certains chefs d’entreprise lorsque la véritable pondération des facteurs de choix reflète un intérêt particulier inavouable du décideur.

Cette situation témoigne donc de la force avec laquelle les préférences individuelles des dirigeants pour des lieux familiers peuvent affecter le contexte décisionnel des organisations. Potentiellement, les biais induits tendent d’une part à conduire l’interlocuteur à la survalorisation de l’incidence de l’infrastructure à grande vitesse et d’autre part, à encastrer la décision dans un système de référents spatiaux parcellaires, subjectifs voire irrationnels qui contraint la projection sur des lieux étrangers (Greve, 2000 ; Suire, 2003 ; Fache, 2008) (cf. chapitre 4). D’autant plus que dans un contexte d’incertitude et d’anticipation tel que l’arrivée prochaine d’une LGV, la mobilisation de situations individuelles connues apparaît sur l’instant comme la plus engageante.

A plusieurs reprises au cours de notre enquête nous nous sommes interrogés sur les limites du

discours du seul dirigeant (Pesqueux, 2015). Des biais communs de personnalisation, qui tendent à

faire valoir la figure économique et sa mobilité individuelle plus que les comportements des composantes de l’entreprise, étaient parfois manifestes. Dans d’autres cas, il s’agissait d’une variabilité criante dans les propos des dirigeants d’une même entreprise (Markusen, 1994). Ce fut le cas par exemple lors d’une entrevue avec la présidente d’une société ligérienne qui, en tout état de cause, n’était guère convaincue du bien-fondé de la « Virgule de Sablé-sur-Sarthe » pour ses activités avant que ne fasse irruption le directeur général. Ce dernier, immédiatement invité par la dirigeante à formuler un avis, s’est alors livré à une argumentation particulièrement éclairée et convaincante sur les opportunités nouvellement permises par la Liaison rapide. Parfois enfin, c’est devant la méconnaissance de la mobilité des collaborateurs par le dirigeant que nous sommes restés perplexes (Lejoux et Ortar, 2015). Force est de constater dès lors que « les entreprises ont une faible perception de [certaines] mobilité[s] et de ses liens avec les choix d’organisation et de division spatiale du travail » (Aguiléra et al., 2007, p. 32).

Ouvrir les entretiens aux collaborateurs aurait accordé une place plus directe aux différentes composantes des entreprises, dans une approche à la fois stratégique et opérationnelle. Nous aurions sans doute décelé dans l’examen des comportements individuels des actifs certains principes professionnels communs à l’entreprise ou au secteur mentionnés par le dirigeant, mais aussi des logiques dérivées et singulières qu’encourage l’autonomie conférée aux postes à responsabilité. A plusieurs reprises en effet, la perspective de décision et de conduite du changement nous a semblé

relever davantage de la discrétion individuelle que de la prescription managériale générique. Selon

Chrystelle Gaujard (2008), l’idéaltype organisationnel contemporain « répond au besoin d’autonomie [et] encourage les individus de la communauté à avoir une libre appréciation dans l’organisation de leur travail » (p. 173). Ainsi, pour des fonctions d’encadrement soumises à l’exigence de la « mission », les moyens du déplacement incombent d’ordinaire auxdits intéressés dans la limite des règles communes de l’entreprise (Bouffartigue et Bocchino, 1998).

2.2 La LGV BPL dans le système de significations économiques et sociales des