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Chapitre 5 : Nature et déterminants de la sensibilité des entreprises

D. Activités industrielles : des entreprises exportatrices préoccupées par l’accès aux hubs

2. Des sensibilités ex ante sans stratégies franches d’anticipation

2.2 La LGV BPL dans le système de significations économiques et sociales des entreprises

Les assomptions précédentes tendent à réfuter la thèse d’un changement organisationnel prescrit

par le dirigeant par anticipation des améliorations d’accessibilité ferroviaire (Autissier et Moutot,

2003). Avant de discuter de l’absence presque totale d’enclenchement d’une quelconque mécanique stratégique au sein des instances dirigeantes dès avant la mise en service de la LGV BPL, il nous semble opportun de percevoir brièvement la signification économique et sociale à laquelle contribue la mobilité professionnelle à grande vitesse par le fer. En effet, le contenu discursif des acteurs économiques interrogés embrasse globalement trois maîtres-mots imbriqués : accélération, qualité

et incertitude.

Qui de mieux qu’un chef d’entreprise pour illustrer l’intensification contemporaine des temps sociaux, l’emprise de l’information dans l’économie actuelle (Lash, 2002), hyper-industrielle et concurrentielle (Klein, 2001) ? Notre propos n’est pas de revenir ici sur un ensemble d’évolutions du fonctionnement spatial des activités économiques et des formes du lien social (cf. chapitre 2). Il s’agit en revanche de cerner les manifestations de cette accélération systémique dans le vécu quotidien

des responsables d’entreprise (Wajcman, 2008), de sorte que l’essence de l’usage professionnel de la

grande vitesse ferroviaire puisse être approchée. Car malgré les motifs d’apparences divergentes mentionnés au cours des entretiens, le déplacement en TGV est constitutif de certaines normes comportementales que Maurice Chevallier évoquait déjà en 1989 comme des « figures optimales ». L’aller-retour dans la journée ou le temps de trajet inférieur à trois heures sont par exemple des référentiels communs de la sensibilité des entreprises.

Paradoxalement, la compression spatio-temporelle entretient le diktat de l’urgence (Laïdi, 2000) et l’exigence d’ubiquité386 en même temps qu’elle facilite la négociation des demandes de la vie professionnelle et de la vie privée (Belton et de Coninck, 2007). Tout est question d’usage du temps global fini dans un contexte de tensions voire de tiraillements (Crozet, 2016). L’autonomie dans l’exercice de leurs fonctions dont font preuve les usagers fréquents du TGV n’est pas étrangère à l’intensité de leur quotidien (Bouffartigue et Bocchino, 1998 ; Lesnard, 2006 ; Boboc et al., 2007). Selon Alain Chenu, « être responsable de l’organisation de son temps de travail renforce le sentiment d’être débordé » (2002, p. 151). On ne s’étonne pas dès lors d’assister à l’évocation d’éléments qualitatifs d’ordre privé par les dirigeants. « Et si je vous disais que la LGV est bénéfique uniquement parce qu’elle

va me permettre de dormir un peu plus ? » confie l’un d’entre eux, « voire d’amener ma fille à l’école »

espère un autre. Parmi les commodités de transport, confort et flexibilité priment (Givoni et Banister, 2012), si bien que « ce n'est pas tant la vitesse qui importe aux utilisateurs, mais plutôt l'assouplissement qu'elle autorise dans l'organisation des activités » (Plassard et Cointet-Pinell, 1986, p. 4).

386 Maurice Chevallier (1989), repris par Olivier Klein (2001), observe en effet que si les services ferroviaires à

grande vitesse (dans leur globalité) permettent de réduire le temps du déplacement et celui consacré à sa planification, ils exposent les individus aux sollicitations de court terme, plus fréquentes et difficilement déclinables. Ce cercle vertigineux de fonctionnement, ni entièrement vertueux ni entièrement vicieux, participe de la systématisation de l’urgence.

Le train permet par ailleurs un temps de travail particulièrement apprécié par les responsables économiques (Delaplace, 2012), même s’ils ne sont généralement pas avares de critiques et pistes d’amélioration387. Cet intervalle productif (Aguiléra et Rallet, 2016) constitue l’élément différenciant majeur par rapport aux autres moyens de transport (Chevallier, 1989 ; Crozet, 2005), faisant du TGV « le mode de déplacement naturel lorsque les conditions de temps et de desserte sont réunies »388. On retrouve l’importance précédemment évoquée des facteurs qualitatifs individuels, opérationnels et subjectifs, qui éveillent sans conteste davantage la réceptivité des enquêtés que les potentielles incidences sur la stratégie.

En outre, le principe majoritaire de gestion de la distance dans les entreprises semble être celui de la

rationalisation des déplacements longue distance389 (cf. chapitre 3). Plusieurs responsables ont mentionné les signes tendanciels d’une acceptabilité sociale plus limitée envers une mobilité d’affaires exacerbée390 . S’appuyant notamment sur les travaux de Sven Kesselring, Yves Crozet souligne que « la multiplication des voyages d’affaires et le coût que cela représente en fatigue commencent à devenir un problème spécifique de gestion des ressources humaines dans les entreprises » (2016, p. 158). Selon un spécialiste du recrutement, « les chefs d’entreprise ont dû accepter de plus en plus de

souplesse dans le temps et les conditions de travail des forces commerciales ». Alors que la LGV BPL

satisfait les partisans d’un effacement de la distance, elle interroge aussi les pourfendeurs d’un effacement du trajet lui-même391. « Aujourd’hui le plus grand gain [serait] dans la suppression du

voyage, aussi court soit-il ». Bien que la littérature s’attache à illustrer la complexité de l’incidence des

technologies de communication à distance sur les déplacements392, les outils virtuels semblent pour

387 Certaines offres, comme le complément parking ou les services d’un voiturier, peu connues et peu lisibles à

la date des entretiens, ont été intégrées depuis dans la Business Première, un service TGV inOui accessible à la clientèle professionnelle sur le réseau Grandes lignes principal. L’un des principaux employeurs privés du Grand Ouest plaide néanmoins pour la création d’un Pass dématérialisé et non nominatif. Selon le dirigeant, il pourrait permettre le déplacement non individualisé d’un ensemble de salariés sur de nombreuses origines-destinations, le service étant facturé en fonction des kilomètres parcourus.

388 Plusieurs responsables interrogés indiquent par ailleurs différentes contraintes dans les choix modaux de

déplacement. Dans certaines entreprises, des restrictions hiérarchiques interdisent aux directeurs de se déplacer en voiture sur de longues distances pour des raisons de sécurité. Dans l’avion (et plus rarement dans le train), certains profils aux activités « sensibles » se voient interdire l’utilisation des ordinateurs portables pour des soucis de confidentialité de l’information.

389 La reprise économique pourrait ceci étant alléger la contrainte qui pèse sur le budget déplacement des

sociétés. La comptabilité nationale constate d’ailleurs une nouvelle tendance haussière du nombre de déplacements professionnels, après des années de baisse (Dorolle, 2018, cf. chapitre 3). Déjà à l’époque des entretiens, certains observateurs notaient un assouplissement des règles des voyages d’affaires aériens et ferroviaires.

390 Cette tendance serait en opposition avec le constat de Cresswell (2006), pour qui « the kinetic elite are

voluntarily mobile. They take pleasure in their mobility and experience mobility as freedom » (p. 256). A noter que les limitations proviennent parfois de l’employeur, en ce qui concerne les trajets domicile-travail à longue distance en TGV par exemple : « je vais vous dire, les navettes entre Paris et Rennes me gênent, nous y sommes

opposés. Pour cause évidente de fatigue, de stress dans les transports, pour l’équilibre personnel et familial du salarié aussi. Et je pense fondamentalement qu’il est bon de respirer l’environnement économique de là où on travaille ».

391 On est tenté d’y voir la pensée de Jean-Louis Servan-Schreiber, pour qui « la vitesse ultime, c’est l’immobilité »

(source : intervention à TEDx Paris en janvier 2011, http://www.tedxparis.com/jean-louis-servan-schreiber-les- quatre-paradoxes-de-la-vitesse/).

392 Entre complémentarité et substitution partielle, les recherches empiriques sur l’usage des nouvelles

technologies de communication à distance dans les entreprises s’illustrent par la grande variété de leurs conclusions (Gaspar et Glaeser, 1998 ; Rallet et Burmeister, 2002 ; Aguiléra et al., 2007 ; Aguiléra et Rallet, 2016).

les dirigeants rencontrés contribuer globalement à une réduction de la mobilité d’affaires. Une façon bien souvent non pas de gagner du temps mais de limiter le risque d’en perdre (de Lapparent, 2004).

En conséquence, ce retournement pourrait expliquer qu’en situation d’incertitude dans laquelle les acteurs économiques sont plongés avant la mise en service d’une LGV, la dormance de la stratégie contribue à se garder d’arrangements organisationnels risqués susceptibles d’augmenter la nécessité de la vitesse pour l’activité393. Dans cette limitation de la stratégie à un effet d’aubaine, on est tenté d’y voir un parallèle avec le concept de motilité avancé par Vincent Kaufmann (cf. chapitre 1), qui fait de la mobilité une forme de capital pour se prémunir des irréversibilités socio-spatiales (Kaufmann et Jemelin, 2008). Si une refonte horaire majeure des services ferroviaires est rarement une situation objectivable de décision stratégique, un avenir plus assuré peut éventuellement conduire à moyen terme à capitaliser sur l’opportunité ou la nécessité de la vitesse.

En somme, on ne saurait affirmer qu’aucune stratégie n’est envisagée, mais plutôt qu’elle demeure tout au mieux hésitante, encore à l’état de germe. Quelques acteurs évoquent informellement entre eux des possibilités de relocalisation interne à moyen terme, restant pour l’heure en veille sur la tournure de l’offre tertiaire locale. L’usage du TGV comme facteur premier de localisation s’efface ainsi, dans l’esprit des décideurs privés, devant les évolutions urbanistiques de l’offre de bureaux que la réalisation de l’infrastructure nouvelle a généralement contribué à dynamiser (cf. chapitre 6). Le ressenti global d’un manque d’informations sur la nouvelle offre de service ferroviaire394 (Delaplace et

al., 2006), conjugué aux carcans personnels qui reflètent une connaissance limitée des territoires,

contribue également à la frilosité de l’action anticipatrice des entreprises (Bikchandani et al., 1992). « Ce n’est pas comme si nous avions toutes les cartes en main » déclare un dirigeant rennais.

On est tenté de voir dans cette attente observatrice ce que Farrell et Saloner (1986) ont appelé un « effet pingouin ». L’aversion au risque variable des firmes peut en effet être comparée au comportement des pingouins craignant que l’eau ne soit infestée de prédateurs et préférant qu’un congénère s’aventure en premier dans l’inconnu (cf. chapitre 6).

Certains travaux ont par ailleurs émis des critiques sur l’engouement démesuré et l’idéalisation des relations professionnelles d’acteurs médiatisées par la technologie (Batazzi-Alexis, 2002 ; Gallaud et Torre, 2007).

393 Sur la base de données d’enquête d’usagers fréquents du TGV à Lyon et Valence, Maurice Chevallier distingue

« deux types d’effet-TGV » (1989, p. 5). Le premier fait figure de déclencheur d’une mobilité disruptive, grâce à la vitesse, aux fréquences augmentées, mais aussi par le biais des modalités et fonctions nouvelles que la grande vitesse ferroviaire autorise. L’accessibilité renforcée engendre des changements opérationnels et stratégiques au sein des organisations. Olivier Klein apparente ce type d’effet à « la vitesse comme nécessité » (2001, p. 200). Le second confine à l’effet d’aubaine, dans la mesure où les paramètres qualitatifs globaux des déplacements longue distance n’évoluent pas. Olivier Klein avance dès lors une logique de « vitesse comme opportunité » (2001, p. 200).

394 Rappelons que trois-quarts des dirigeants ont indiqué ne pas avoir pris connaissance de l’offre TGV Atlantique

2017 avant que nous ne la leur communiquions au cours des échanges (cf. chapitre 3). Difficile dans ces conditions d’imaginer de franches et générales stratégies d’anticipation de la part des chefs d’entreprise. Pour d’autres dirigeants, c’est l’incertitude sur l’évolution de l’offre ferroviaire à grande vitesse à moyen terme qui entrave les perspectives de relocalisation du siège social de l’entreprise.

2.3 La pratique préalable à l’action

Se figurer le déplacement en TGV comme l’usage d’un outil de communication tend à asseoir

l’hypothèse selon laquelle l’action est soumise à des expériences préalables. Des facteurs valorisés

par les décideurs privés dans l’absolu, avant la mise en service de la LGV, ne le seront plus nécessairement une fois l’infrastructure en service, lorsque la situation de décision éventuelle se présentera (Sergot, 2004). L’expérience est conçue comme expérimentation, comme épreuve de l’environnement dès lors que « les pratiques produisent du sens » (Muller, 1998, p. 65). Elle fait également figure d’outil de projection vers l’avenir (Zollo et Winter, 2002), à la fois ressource individuelle et collective, tout comme elle permet d’expliquer la forte émotivité associée à l’usage du train. La force d’une stratégie se nourrit de l’expérience vécue à travers un travail de représentation-

expérimentation (Husser, 2010) qui donne à l’acteur compétent la capacité de s’approprier le sens du

changement.

L’absence de pratique de l’outil technologique nouveau que constitue la LGV confère ainsi un caractère relativement abstrait à l’offre ferroviaire avant la mise en service. L’expression des dirigeants s’en ressent : « c’est un peu difficile d’évaluer l’effet TGV, ce n’est pas encore concret » ; « pour des

réorientations stratégiques c’est trop tôt et encore flou ». En outre, la modestie des stratégies

préalables à l’expérimentation expliquerait en partie l’écart que certains travaux ont mis en évidence entre perceptions ex ante et ex post des acteurs économiques. Dans la région de Nantes notamment, Lacostes et al. (1997) remarquent qu’environ 40 % des établissements enquêtés en 1996 indiquaient avoir fait évoluer l’organisation de leur marché tandis que 12 % seulement l’envisageaient avant la mise en service sept ans plus tôt395. L’effet de nouveauté que pouvait représenter le TGV à la fin des années 1980 et que nous évoquions dans le chapitre 3 ne saurait influencer aujourd’hui la réceptivité des acteurs économiques du Grand Ouest. Si changement il y a, force est de constater qu’il se concrétise dès lors dans la réaction à l’expérience effective de l’offre ferroviaire nouvelle plus que dans une anticipation ex ante, balbutiante, incertaine et risquée.

395 On ne peut néanmoins totalement exclure un « doctus post factum » (Akrich et al., 1988, p. 4), tendance

implicite de l’esprit à la légitimation, à la recomposition et à l’imputation a posteriori d’effets au TGV, et ce sans qu’on ne puisse réellement s’assurer des liens de causalité avancés (Bonnafous, 2014).

Conclusion

Ce chapitre avait pour objectif de mettre en évidence certaines conditions de l’influence entre accessibilité accrue et organisation des entreprises. En pointant les facteurs générateurs du déplacement longue distance, nous avons ainsi cherché à identifier les sources de la sensibilité à l’accessibilité TGV inscrites dans l’organisation de chaque grand secteur économique.

La démarche se veut essentiellement inductive, par-delà les monolithes sectoriels usuels dont les limites sont manifestes (cf. chapitre 3). Il s’agissait non seulement de distinguer des déterminants sectoriels, mais également, par le biais du croisement de certaines dimensions organisationnelles (étendue de marché, relations siège-établissements, phase de développement, taille, caractéristiques de l’emploi), les dynamiques différenciées les plus typiques au sein même des secteurs. Quand on étudie les rouages de 179 entreprises, chacune marquée par le poids écrasant de ses spécificités, parvenir à des propositions d’ordre général n’est pas chose aisée. Notre propos est dès lors moins de montrer que tel ou tel secteur d’activité est davantage sensible à l’accessibilité ferroviaire accrue que de pointer les éléments constitutifs contextuels de sensibilités de natures différentes. Les enseignements passés, issus pour la plupart des enquêtes de mobilité conduites dans le cadre des projets français de LGV, permettent d’initier une segmentation.Pour riches qu’ils soient, ces travaux abordent toutefois que partiellement les articulations organisationnelles qui conditionnent les besoins de déplacement et d’accessibilité ferroviaires au sein des entreprises.

Nous faisons tout d’abord valoir les logiques commerciales et professionnelles différenciées au sein des activités informatiques locales. Celles-ci donnent lieu à des vecteurs de sensibilité distincts entre sociétés d’édition de logiciels et entreprises de services du numérique. Dans l’univers de la bancassurance, caractérisé par la nette prédominance des motifs de déplacements organisationnels internes vers l’Île-de-France, la principale ligne de partage semble se situer au niveau des statuts fondateurs des groupes plus qu’entre les métiers. De la même manière, la sensibilité au sein des services supérieurs aux entreprises résiderait moins dans les composantes des métiers que dans le positionnement et la nature de la relation de service. Un écart significatif, qu’il s’agirait néanmoins de vérifier plus spécifiquement, a pu être constaté entre les activités immatérielles de conseil et celles plus opérationnelles et distanciées d’étude ou de support. Enfin, malgré leur grande diversité, les acteurs industriels font preuve d’une sensibilité relativement élevée à l’accessibilité ferroviaire accrue entre le Grand Ouest et la capitale. Les mutations professionnelles de la main-d’œuvre et l’enjeu permanent de l’internationalisation apparaissent comme les deux promoteurs majeurs des espoirs d’attractivité et des attentes de préacheminement en TGV vers les aéroports franciliens.

Pour autant, très peu de stratégies d’anticipation émergent avant la mise en service de la LGV BPL. Des considérations personnelles parviennent parfois à lever le voile d’incertitude et d’information limitée qui entrave l’appropriation ainsi que l’action des chefs d’entreprise. Mais en règle générale, lorsque des changements organisationnels semblent envisageables, le processus stratégique apparaît en attente de formes d’apprentissage individuel et collectif par la pratique de l’accessibilité ferroviaire accrue du Grand Ouest.

PARTIE 3 : Inclure les comportements des entreprises