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Chapitre 2 : Le fonctionnement spatial des activités économiques : une approche théorique du

A. Le modèle pionnier de Von Thünen : les principes fondateurs de la localisation des

En 1826, la première édition de l’ouvrage de Johann Heinrich von Thünen, l’Etat isolé62, marque le

renouveau des considérations spatiales au sein de l’analyse économique (Benko, 1998). Alors que les

auteurs dits « pré-classiques » s’étaient amplement penchés sur le rôle de l’espace63 (Claval, 1981), l’hégémonie des thèses libérales d’économie politique au courant du XIXème siècle relègue le concept hors des principales préoccupations scientifiques64 (Dockès, 1969 ; Thisse, 1997). Jean-François Thisse (1997) explique cet oubli flagrant de l’espace chez les économistes classiques anglais par une évolution de paradigme et de méthode. L’induction et la modélisation essentiellement rhétorique chez les auteurs « pré-classiques » a en effet perdu de sa superbe au profit d’une logique mathématique de modélisation hypothético-déductive visant l’abstraction de phénomènes économiques valables en tout lieu (Belhedi, 2010).

Dans ce contexte, l’œuvre de Von Thünen dénote quelque peu. Bien qu’abstraite, nomothétique et générale, elle renoue avec une forme d’induction dans le sens où les matériaux menant aux conclusions modélisées sont le fruit de près de quarante années d’expérience de l’auteur en tant qu’agronome et dirigeant d’une grande exploitation agricole dans le Nord-Est de l’Allemagne (Huriot, 1989). De l’observation locale et de la gestion rigoureuse d’un important domaine65, von Thünen détermine un modèle d’affectation du sol agricole à des cultures divisibles66, dans lequel « le seul facteur de structuration de l’espace est constitué par la distance des terres au marché » (Aydalot, 1985, p. 29). Il pose pour ce faire la série d’hypothèses suivante (Beckerich, 2000 ; Crosier, 2001) :

- la production est localisée au sein d’une plaine homogène qui ne présente aucune irrégularité géographique et au sein de laquelle la fertilité de la terre est invariante. Cette plaine isotrope, isolée par un désert aride infranchissable empêchant tout échange avec le reste du monde, dispose par ailleurs de moyens de communication identiques en tout point et dans toutes les directions.

62 Une seconde version, enrichie et largement modifiée, est publiée en 1842 sous le titre : L’Etat isolé, recherches

sur l’influence du prix des grains, de la richesse des sols et du chiffre des impôts en agriculture. Jules Laverrière

en proposera une traduction partielle en français parue en 1851 et accessible à l’adresse suivante (consultée le 16 mars 2018): https://drive.google.com/file/d/0B1Ll7ACjwbSaTUwyQmRzc3NLSzA/view

63 Sans entrer ici dans le débat d’une quelconque partition de la pensée économique, on considère comme « pré-

classiques » les représentants mercantilistes et physiocrates ayant précédé les travaux d’Adam Smith. S’appuyant sur les tableaux historiques de la pensée économique élaborés par Schumpeter (1954), Ponsard (1958) et Dockès (1969), Paul Claval (1981) évoque les apports aux questions spatiales d’auteurs comme William Petty (notamment sur les localisations agricoles), Pierre Le Pesant de Boisguilbert et Richard Cantillon.

64 A l’exception peut-être de la théorie de l’échange international faisant apparaître une modélisation à partir de

deux pays ou régions.

65 Celles-ci lui permettent un calcul exact des frais de chaque système de culture selon des principes novateurs

de statistique agricole. Von Thünen se livre ainsi au principe énoncé par Harvey et Scott, selon lequel « toute abstraction doit partir d'une observation de la vie courante » (1988, p. 298).

66 En économie, la notion de divisibilité ne renvoie pas au sens courant de partage ou de partition mais à l’idée

de rivalité. Des activités économiques divisibles voient ainsi leurs conditions d’existence en cause directe ou directe les unes des autres.

- La commercialisation se tient en un lieu unique central qui fait office de marché pour l’ensemble des produits. Cette « Ville de l’Etat isolé », selon les termes de von Thünen, détermine elle seule le prix des produits agricoles qui y sont vendus.

- Tous les lieux de la plaine cultivable ont un accès identique aux facteurs de production. De plus, le coût de production unitaire est supposé constant pour chacun des produits agricoles cultivés.

- Les coûts de transport augmentent de manière linéaire avec la distance, la nature et le poids du produit acheminé.

- Les exploitants agricoles sont supposés rationnels dans leurs choix afin d’optimiser le profit, l’information est diffusée partout et les propriétaires terriens confient leurs parcelles aux producteurs les plus offrants.

Von Thünen définit dès lors la rente d’un espace comme le résidu de la différence entre le prix auquel le produit agricole est vendu sur le marché et l’ensemble des coûts constitué par les frais de production et les coûts de transport. Cette rente diminue à mesure qu’augmente la distance pour servir le marché central. Les activités qui sont localisées à proximité du centre tirent donc profit d'une rente maximale, qui diminue avec l’éloignement du fait de l’accroissement des coûts de transport. La distance à laquelle la rente devient nulle fonde la portée limite théorique de l’aire de culture du produit puisque la production n’est plus rentable. L’allocation du sol à un autre type de culture est alors considérée. Les différentes productions agricoles étant en concurrence, chaque parcelle de terre, définie par sa distance par rapport au centre, est attribuée au produit qui présente la rente la plus élevée au propriétaire.

Si la portée globale de la théorie de von Thünen est aisément décelable, son application concrète soulève des distorsions simplificatrices majeures de la réalité67 (Plassard-Buguet, 1987). Plusieurs points éclairants la conception de l’espace et du transport peuvent être mentionnés. Tout d’abord,

l’espace est postulé sans aucune aspérité physique, tel un contenant pour l’activité économique, si

bien qu’on ne peut entrevoir l’effet des modulations géographiques sur les activités humaines68. L’isotropie de l’espace masque les composantes topographiques, démographiques, culturelles, politiques ou sociales qui fondent l’identité des territoires réels. En outre, la ville-centre, lieu de

marché unique, est réduite à un point. La pensée mathématique de von Thünen en fait l’un des

postulats premiers sans qu’on ne sache son origine, sa composition, ni même son fonctionnement au- delà de son rôle de centre décisionnel d’échange. Les répartitions humaines sont ainsi des variables secondaires, exogènes, expliquées par la localisation des activités productives (Claval, 1984). Les

mécanismes d’interactions interindividuelles sont par ailleurs notablement absents, au sein de

l’espace modélisé comme avec l’extérieur, puisqu’un régime d’autosuffisance est postulé. Seules les conditions comptables et économiques d’existence des systèmes de production agricole fondées sur la compétitivité-prix sont appréciées. Enfin, les préoccupations sont étrangères à la variabilité des

coûts des transports, liée aux modes, aux lieux, aux quantités transportées, à l’énergie consommée69,

67 François Plassard-Buguet évoque sans détour une « réduction mutilante » de l’espace (1987, p. 145) chez « les

‘‘pères fondateurs’’ de l’économie spatiale » (p. 144) que sont Von Thünen, Weber ou Lösch (Polèse et Shearmur, 2005).

68 Von Thünen a néanmoins effectué plusieurs tentatives de relâchement de l’hypothèse d’isotropie spatiale. 69 Même si Von Thünen teste un système de « fonte » du produit de certaines cultures éloignées prenant en

compte la nourriture des animaux et des hommes durant le transport jusqu’au marché. Le coût principal du transport est ainsi défini à partir du coût du grain consommé (Coissard, 2007).

etc. Les besoins de déplacement ponctuels des individus sont totalement éludés devant l’importance accordée à l’acheminement des marchandises.

Il faut toutefois souligner que les préoccupations de von Thünen sont celles de son temps et de son environnement. Joseph Schumpeter affirme d’ailleurs que « tout traité qui essaie de présenter ‘‘l’état actuel de la science’’ traduit en réalité des méthodes, des problèmes et des résultats qui sont historiquement conditionnés » (1954, p. 4 cité dans Baumont et Huriot, 1996, p. 270). A la différence de l’Angleterre des économistes classiques, dont l’affirmation fut construite sur le commerce maritime extérieur, l’essor de la nation allemande advint largement du développement d’un marché intérieur et d’un commerce terrestre caractérisé par des coûts de transport élevés (Thisse, 1997). La formation de l’esprit scientifique des économistes allemands du XIXème jusqu’au milieu du XXème siècle et l’acuité de leurs apports à la pensée spatiale traduisent dès lors un « tempérament national » (Thisse, 1997, p. 20) qui n’est pas sans ressemblance avec l’influence des modèles nationaux au sein de la littérature sur la grande vitesse ferroviaire (cf. chapitre 1, p. 22-23).

Toujours est-il que malgré leurs imperfections, les travaux pionniers de von Thünen sur la localisation

des activités agricoles ont laissé un héritage considérable, en ouvrant la voie au-delà même de

l’économie spatiale (Huriot, 1994 ; Baumont et Huriot, 1996). Certains principes d’organisation de l’espace ont ainsi durablement marqué l’appréhension spatiale dans la discipline économique71 et font encore débat aujourd’hui (Dumont, 2017). On retiendra en particulier, dans l’optique de leur persistance ou de leur dépassement dans des travaux ultérieurs présentés infra :

- un postulat qui célèbre la distance spatiale et les coûts de transport permettant de couvrir cette distance comme les architectes incontestés de la distribution des activités dans l’espace. Dans les conditions supposées d’un espace homogène et isotrope, seule la distance spatiale préside à la différenciation des lieux par les agents économiques. Pour Amor Belhedi, « la distance en général et le coût du transport en particulier sont devenus une donne centrale de la question de la localisation et de l’interaction » (2010, p. 8).

- La référence et l’interdépendance à un centre d’attraction duquel on s’approche ou on s’éloigne. Von Thünen dégage dès les premières lignes de son ouvrage que « la ville centrale doit fournir aux campagnes tous les produits manufacturés dont elle a besoin ; qu’en revanche, elle est obligée de tirer de ces mêmes campagnes tous ses produits alimentaires » (von Thünen, 1842, traduction de Laverrière, 1851, p. 1). La fonction économique de la ville-centre (rappelons que c’est elle qui fixe le prix des produits) entraîne et commande les activités productives subordonnées des espaces environnants. Le transport se révèle être l’instrument de cette interdépendance asymétrique. L’établissement d’une relation radiale et concentrique forge ainsi les bases d’un modèle centre- périphérie vivace dont les manifestations sont encore aujourd’hui prégnantes dans l’organisation du territoire français (Dumont, 2017).

70Les auteurs font directement référence à la traduction française de l’œuvre de Schumpeter, page 27, parue en

1983 sous la direction de Casanova.

71 Baumont et Huriot (1996) évoquent par exemple l’influence incontestable du principe de la rente dans les

travaux d'Alonso (1964), Mills (1967) et de Muth (1969) à l’origine de la Nouvelle Economie Urbaine. Ils indiquent en outre des applications circonstanciées dans des théories de l’économie industrielle et du commerce international (Thisse, 1997).