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Chapitre 1 : « [P]endant 25 ans, l’Office du film a œuvré seul » : la gestion et l’administration des moyens

1.3. Création de l’Office du film de la Province de Québec : passage d’une culture de gestion informelle

1.4.7. Un nouveau directeur de la production

Ayant annoncé sa démission de la direction de l’OFQ au lendemain d’Expo 67, André Guérin en profite pour recruter son ami et ancien collègue de l’Office national du film, responsable du programme cinématographique du Pavillon du Québec, Raymond-Marie Léger, à titre de directeur de sa Section de la production. Michel Vergnes qui occupait jusqu’alors ce poste, cède sa place pour assurer l’intérim de la direction générale à la suite de l’annonce de la démission de Guérin, qui conserve officiellement ses fonctions jusqu’en 1971. Guérin espère que Léger, un allié naturel et un homme issu des milieux du cinéma, soit nommé à sa succession.

Formé en philosophie, en économie et en théâtre287, Raymond-Marie Léger a œuvré, au cours des années

1950, à l’Office national du film du Canada à titre de producteur, puis d’agent d’information. Il fut nommé responsable officiel de l’ONF et de Radio-Canada à l’Exposition universelle de Bruxelles en 1958, et représentant de l’ONF à Londres de 1959 à 1962. Il a également collaboré à la création d’un bureau de l’ONF à Paris, en 1962, et devait en ouvrir un autre à Buenos Aires en 1964288. Il avait décidé plutôt de démissionner

de l’ONF pour occuper le poste de représentant du programme cinématographique du Pavillon du Québec à l’Exposition universelle de Montréal. Membre de l’Association professionnelle des cinéastes puis président succédant à Claude Jutra en 1968, polyglotte — il parle français, anglais, italien et possède des rudiments en russe —, Raymond-Marie Léger détient aux yeux de Guérin une crédibilité certaine pour assurer non seulement la direction de la Section de la production de l’OFQ, un poste pour lequel son réseau de contacts au sein des milieux du cinéma est essentiel, mais éventuellement pour le remplacer à la direction générale.

Ayant terminé son mandat auprès du ministère de l’Industrie et du Commerce à titre de Commissaire-adjoint du Pavillon du Québec, Léger accepte, en 1968, le poste offert par son ami André Guérin à l’Office du film. La tâche qui l’attend est importante et stimulante.

Organisée à l’occasion du centenaire de la Confédération canadienne, l’Exposition universelle de Montréal voit la visite du président français Charles de Gaulle pour son inauguration en juillet. En mars 1967, tout juste avant

287. Il détient un baccalauréat, une license, une maîtrise ainsi qu’une scolarité doctorale en philosophie de l’Université de Montréal. Entre 1960 et 1962, il fréquente la London School of Economics de Londres, ce qui lui permet d’entamer une license en économie, mais doit y renoncer alors que ses services sont requis par l’ONF pour aller créer une nouvelle représentation de cet organisme fédéral à Paris. Il est également diplômé du Conservatoire Lassalle, section mise en scène.

288. « Curriculum Vitae de Raymond-Marie Léger, 31 juillet 1975 », Archives personnelles d’Antoine Pelletier.

l’ouverture de l’Expo, la construction du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine se termine et relie l’île de Montréal à la rive sud du fleuve Saint-Laurent. L’année précédente, les premières stations du métro de Montréal sont inaugurées. De tels événements économiques et politiques ont tôt fait de nourrir les activités du personnel de la Section de la production chargé de la réalisation à l’interne de films.

Par ailleurs, lorsqu’il occupait en juillet 1966 le poste de responsable du programme cinématographique du Pavillon du Québec, Raymond-Marie Léger signalait à André Guérin qu’il fallait déjà songer « aux mesures à prendre en vue de la réorganisation de ce métrage [produit pour l’Expo] d’où pourrait sortir une série de films sur des sujets aussi variés que la fourrure, le travail en forêt, l’occupation du territoire, la ville… etc…289 » Ce

travail de récupération du programme devait donner du travail à la Section de la production de l’Office du film. Dans son premier rapport à titre de nouveau directeur de la Section de la production, Raymond-Marie Léger écrit déplorer, au contraire, que « l’année 67-68 ne démarre pas du bon pied. En effet, l’OFQ s’est vu refuser tout crédit pour couvrir les grands événements spéciaux de cette année exceptionnelle, [c.-à-d.] l’Expo, les fêtes du Centenaire et les visites d’État. […] Petit budget, peu de nouveaux titres290. » En réalité, il y a tout de même

13 nouvelles productions pour cette année, dont certaines sont bel et bien spécifiques aux grands événements du moment : Le Québec à l’heure de l’Expo de Gilles Carle tourné dans les dernières semaines de l’Exposition universelle et Du général au particulier de Claude Fournier et Paul Vézina sur la visite du président français Charles de Gaulle ; plusieurs prises de vues diverses, des visionnements, des enregistrements sur bande magnétique, des copies de rubans magnétiques et plusieurs collaborations notamment avec l’Office de Radiodiffusion-Télévision française (ORTF) et le Musée du Québec291. Le nombre de productions-maison

correspond d’ailleurs à la moyenne annuelle des dernières années à la Section de la production. On ne peut donc pas dire que la Section se porte si mal… Autrefois à l’Office national du film, où la production jouit d’un budget beaucoup plus élevé que celui de l’Office du film, Raymond-Marie Léger éprouve peut-être un certain malaise dans ses nouvelles fonctions ; à tout le moins, il nourrit de grandes ambitions pour l’institution. Par ailleurs, l’année 1967-68 correspond au transfert de l’Office du film aux Affaires culturelles, qui entraîne une nécessaire période de transition dans les activités de production.

289. « Lettre de Raymond-Marie Léger à André Guérin, 14 juillet 1966 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 35, dossier 27.

290. « Rapport annuel de l’Office du film du Québec, 1967-1968 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61.

291. « Rapport annuel du ministère des Affaires culturelles du Québec, 1967-1968 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61.

Chose certaine, quant à elle, la Section de la photographie connaît une période faste. Au bureau de Montréal, l’Expo a mobilisé presque tous ses effectifs. Tous les événements en importance au Pavillon du Québec ont été photographiés et les techniciens de la Section y ont installé un laboratoire et entraîné le personnel qui avait été engagé pour la durée de l’événement. Au bureau de Québec, la priorité a été donnée là aussi aux événements spéciaux : les visites d’État et les manifestations du Centenaire de la Confédération canadienne.

1.5. « [T]enir, servir, lutter, parfois jusqu’à l’absurde

292

» : l’Office

du film du Québec à la croisée des chemins, 1967-1976

On ne peut étudier la coopération et la solidarité sans étudier simultanément le rejet et la défiance. La solidarité signifie qu’il y a des individus qui sont prêts à souffrir au nom du groupe et qui attendent des autres le même comportement en leur faveur. […] Parfois, une obstination naïve conduit les dirigeants à ignorer les besoins publics. Parfois, la confiance est temporaire et précaire, laissant aisément place à un sentiment de panique. Parfois, la défiance est si grande qu’elle rend impossible toute coopération.293

Mary Douglas Cette citation de l’anthropologue anglaise Mary Douglas résume bien l’un des principaux enjeux auquel l’administration de l’Office du film du Québec fait face entre 1967 et 1976, soit la période au cours de laquelle l’institution est placée sous la responsabilité des Affaires culturelles. Cette période en est une de grands bouleversements dans la structure de l’OFQ. Des tensions sur le plan des relations politiques entre sa direction et les autorités du ministère des Affaires culturelles surgissent, mais des élans de solidarité et de loyauté se manifestent au sein de son administration et assurent la cohésion de son personnel. L’Office du film vit une véritable crise identitaire résultant de la contradiction entre son rôle — particulièrement la nature de ses activités —, son nouveau mandat et sa place « forcée » au sein des Affaires culturelles. L’Office du film qui, il y a quelques années encore, se développait à bon rythme s’atrophie désormais peu à peu jusqu’à la stagnation complète qui annonce une fin imminente.

Comment expliquer cette situation alors qu’un vent nouveau vient à peine de lui être insufflé par la production des films du Pavillon du Québec de l’Exposition universelle de 1967 ?

Le contexte socioéconomique offre une partie de réponse. Les années 1960 voient l’essor fulgurant d’une nouvelle conception administrative de l’État, soit celle de la technocratie. Les dépenses publiques explosent littéralement en dépit d’une hausse des revenus. Tant et si bien que les déficits s’accumulent année après année, et à un rythme alarmant, pour bientôt atteindre des sommets au milieu des années 1970. Le gouvernement libéral de Robert Bourassa n’a d’autre choix que de procéder à des compressions budgétaires.

292. « Lettre de Raymond-Marie Léger à Guy Frégault, 15 avril 1975 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61. 293. Mary Douglas, Comment pensent les institutions, Paris, La Découverte, 2004, p. 29.

L’Office du film, comme bien d’autres organismes et services gouvernementaux de l’époque, est victime de la croissance — trop ? — rapide de l’État et des débordements qui s’en suivent.

Le contexte de préparation et de négociations entourant la Loi sur le cinéma adoptée en 1975, première véritable loi-cadre en la matière, engendre également de vives discussions quant à l’avenir de l’Office du film. Ses directeurs André Guérin, dont le rôle est passablement effacé jusqu’en 1970, mais surtout Raymond-Marie Léger, qui lui succède, souhaitent ardemment l’élargissement du rôle et du statut de l’institution, qu’ils veulent à celui de l’Office national du film. Ils visent le développement d’un réel organisme central indépendant de cinématographie nationale au sein de l’administration publique québécoise, en intégrant du coup l’OFQ avec le Bureau de surveillance. Ainsi, on pourrait espérer la création de répertoires de longs métrages documentaires et même de fiction. Toutefois, Denis Hardy, le ministre des Affaires culturelles dans le deuxième gouvernement Bourassa, se fait le défenseur du mandat traditionnel de l’institution en proposant sa transformation en une Direction générale du cinéma et de l’audiovisuel rattachée au MAC, répondant strictement aux besoins des ministères et des services administratifs de l’État et ayant pour fonctions principales la coordination et l’encadrement des projets de films. Ces prises de position antinomiques engendrent évidemment un durcissement des relations politiques entre l’administration de l’Office du film et les autorités du ministère des Affaires culturelles. Enfin, le transfert de la responsabilité de l’OFQ aux Affaires culturelles en 1967 s’accompagne d’une sérieuse amputation de son mandat : l’Office du film se voit retirer, dès 1969, la coordination et le contrôle des activités cinématographiques de l’État touchant au domaine de l’éducation au profit de Radio-Québec pour le matériel télévisuel, et du Service des moyens techniques d’enseignement (SMTE) du ministère de l’Éducation pour les films éducatifs et pédagogiques294.

Toute cette situation contribue à isoler politiquement l’Office du film. Lorsque les Libéraux de Robert Bourassa prennent le pouvoir en mai 1970, les discussions entourant le projet de loi-cadre sur le cinéma qui, pour une première fois, soulignent la distinction du mandat de l’OFQ par rapport à l’objet cinéma, redonnent un peu d’espoir à ses dirigeants. Toutefois, la direction de l’Office est dès 1973 à couteaux tirés avec le ministre des Affaires culturelles Denis Hardy et ne bénéficie bientôt plus de l’appui du gouvernement. En intégrant en 1975 l’Office du film dans une nouvelle Direction générale du cinéma et de l’audiovisuel (DGCA) sous la responsabilité du ministère des Communications, le gouvernement réaffirme la nature de ses fonctions véritables, à savoir le champ des communications et non celui de la culture, mais plusieurs crises politiques et administratives créent un climat de tension perpétuelle à la DGCA. Des clans se forment et la gestion des activités devient impossible.

294. Yves Lever, Histoire générale du cinéma au Québec, nouvelle édition refondue et mise à jour, Montréal, Boréal, 1995, p. 283.

La DGCA ne parvient jamais à s’organiser convenablement et à coexister avec les autres institutions cinématographiques de l’État.

Par ailleurs, à peine vient-elle de recevoir la sanction royale en 1975, la Loi sur le cinéma est critiquée par l’industrie et les institutions. Le gouvernement n’a d’autre choix que d’entamer une nouvelle ronde de discussions pour la modifier. Le ministre péquiste des Affaires culturelles Denis Vaugeois met sur pied en janvier 1981 une Commission d’étude sur le cinéma et l’audiovisuel, sous la direction du producteur Guy Fournier, chargée de faire le point sur l’industrie du cinéma au Québec. La Commission dépose son rapport le 2 septembre 1982. Le ministre des Communications Clément Richard lui donne suite en déposant, le 17 décembre 1982, le projet de loi 109 qui l’élaboration, par le ministère des Affaires culturelles, d’une politique du cinéma et de la vidéo295. La sanction royale de la loi, le 23 juin 1983, entraîne l’abolition de la DGCA.

La période 1967-1975 place ainsi l’Office du film à la croisée des chemins.