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Chapitre 1 : « [P]endant 25 ans, l’Office du film a œuvré seul » : la gestion et l’administration des moyens

1.3. Création de l’Office du film de la Province de Québec : passage d’une culture de gestion informelle

1.4.1. L’unification des services cinématographiques de l’État

Depuis 1962, le directeur de l’Office du tourisme Robert Prévost assure l’intérim de la direction de l’Office du film. Le choix d’un remplaçant officiel à Joseph Morin s’arrête finalement sur André Guérin, nommé le 26 avril 1963 par un arrêté ministériel qui modifie la structure de l’OFQ en plaçant sous l’autorité d’une même personne l’OFQ et le Bureau de censure. Guérin est un ami du président du Bureau de censure Maurice Leroux, lui-même proche collaborateur du premier ministre Jean Lesage, « qui l’a recruté comme conseiller personnel aux

222. Robert Bernier, « Les communications et les communicateurs gouvernementaux au Québec, 1933- 1985 », septembre 1990, p. 11.

communications télévisuelles, surtout pour peaufiner sa propre image publique224 » lors des élections de 1960.

Leroux, « qui se fait son mentor et qui le met au courant de tout ce qui grouille et grenouille au Bureau de censure […] le recommande au premier ministre Jean Lesage comme son successeur à la présidence du Bureau225. » La nomination est certes partisane. Néanmoins, le Secrétaire de la province Bona Arsenault justifie

tout de même la valeur du nouveau directeur Guérin en Chambre, le 9 mai 1963 :

M. le Président, à la demande du chef de l'Opposition, je crois de mon devoir de donner quelques notes biographiques sur M. André Guérin, le nouveau chef du Bureau de la censure. Il est âgé de 35 ans. Il a fait ses études, ses humanités classiques, au collège Jean-de- Brébeuf; sa philosophie à la faculté de philosophie à l'Université de Montréal; ses sciences sociales, économiques et politiques à l'Université de Montréal: ses sciences politiques au School of Public Administration de l'Université de Harvard à Cambridge; il est gradué de Harvard, M. A.; ses grades universitaires : diplôme en philosophie de l’Université de Montréal en 1951, Master of Public Administration de Harvard University en 1955 ; reçu avec succès au concours d’entrée du service diplomatique canadien, 1955. Parmi ses activités: il a été secrétaire du Centre catholique des intellectuels canadiens 1951-1952 et 1952-1953; secrétaire de l'Association générale des étudiants à l'Université de Montréal, 1953-1954. depuis 1955, il était agent des affaires extérieures au ministère des Affaires extérieures, de 1955 à 1957. Il a le rang diplomatique de troisième secrétaire d'ambassade. Il était assistant secrétaire de la délégation du Canada à la dixième session annuelle de l'Assemblée générale des Nations-Unies à New York, en 1955. En 1957-1962, il a été agent de distribution à l'Office national du film...

Rangs administratifs: il était chef adjoint du Service commercial de 1957 à 1959 et chef adjoint du Service international de 1959 à 1962 à l'Office national du film. Expérience à l'étranger: négociations avec de nombreux ministères de l'Éducation nationale et autres agences gouvernementales en Afrique, en Europe, au Mexique, aux Antilles pour la distribution des films, pour l'Office national du film, et délégué officiel de l'Office national du film aux fêtes anniversaires de l'indépendance de la république du Niger en décembre 1961. Il a également une décoration, c'est celle du mérite de bronze décernée par l'Association générale des étudiants de l'Université de Montréal, pour reconnaissance des services rendus à la cause étudiante.226

224. Yves Lever, Anastasie ou la censure du cinéma au Québec, Québec, Septentrion, 2008, p. 193. 225. Ibid., p. 200.

226. Québec (Province). Assemblée législative, Débats de l’Assemblée législative du Québec : 27e Législature, 1ère session, 9 mai 1963, Éditeur officiel du Québec, p. 1313-1314.

Le moins qu’on puisse le dire, le curriculum d’André Guérin en fait un directeur hautement qualifié pour la tâche, en dépit de cette nomination partisane. L’ancien fonctionnaire Jean Laliberté souligne d’ailleurs que le principe de rationalité en matière de sélection de personnel au sein de la fonction publique est parfois malléable :

La règles de base de la sélection est le principe du mérite qui se traduit par la pratique des concours. […] La plupart des observateurs s’entendent cependant pour dire que, dans au moins les trois quarts des bas, les gagnants des concours de promotion sont choisis à l’avance. La grande majorité des gestionnaires, en effet, ne veulent pas prendre le risque de se fier à un concours pour pourvoir un poste qui exige compétence et loyauté. Si le choix doit être effectué entre des personnes qu’ils connaissent, ils sont persuadés que leur jugement est supérieur aux résultats des concours227.

Dans le cas d’André Guérin, les principes de la compétence et de la loyauté priment sur celui du mérite par concours. Fondateur de la compagnie de production et de distribution Cinepix en 1962, André Link juge favorablement la nomination d’un diplomate et administrateur voué aux relations internationales comme Guérin, avec toute son expérience et ses compétences. Le fait que Guérin ait accepté le poste de directeur du Bureau de la censure, un organisme alors corrompu et rétrograde, et d’un petit service de films commandités témoigne d’un engagement solennel à l’endroit du devoir public : « He felt that probably he could do something because the state of cinema… prior to his arrival at the [censor] board was positively scandalous228. » Dans sa thèse

consacrée à la loi québécoise sur le cinéma de 1975, Constance Dilley le suggère: « Guérin’s hand on memo after memo in the various archives through the years seems to confirm that he had a personal mission : to drag the province into modernity, via the light from the cinema screen229. » En acceptant la direction de l’OFQ et du

Bureau de la censure, l’intention réelle d’André Guérin est de créer un organisme central de gestion cinématographique au sein de l’administration publique québécoise.

Ce réaménagement sur le plan de la direction amorce l’unification des services cinématographiques de l’État québécois. Toutefois, il ne faut pas oublier que le Bureau de censure se charge de l’évaluation des films de fiction et documentaires à être projetés dans les salles de cinéma, tandis que l’Office du film se charge de la production et de la distribution de films d’information pour les ministères et les services de l’administration publique québécoise. Il s’agit du même médium, mais l’objet cinématographique diffère considérablement d’un cas à l’autre. S’agit-il alors d’une fausse bonne idée ?

227. Jean Laliberté, Les Fonctionnaires : politique, bureaucratie et jeux de pouvoir, Québec, Septentrion, 2009, p. 108-109.

228. Propos recueillis par Constance Dilley dans « Framing Quebec’s Film Policy : An Archival Exploration, 1960-1975 », thèse (communications), York University, 2008, p. 65.

À titre de président du Bureau de censure, Guérin touche un salaire de 12 mille dollars. Aucun salaire supplémentaire ne lui est versé pour ses fonctions de directeur de l’Office du film, ce qui a tôt fait d’étonner le chef de l’Opposition Daniel Johnson en Chambre230. En effet, les Comptes publics n’indiquent aucun traitement

pour André Guérin à l’Office du film. Son salaire au Bureau de censure est légèrement supérieur à son prédécesseur Maurice Leroux, qui siégeait à temps partiel seulement, mais le gouvernement économise ainsi plusieurs milliers de dollars en ne lui versant pas de salaire pour ses fonctions de directeur de l’OFQ. Toutefois, Guérin sait qu’il s’agit là d’une première étape menant à l’unification prochaine, souhaitée par Arsenault et lui- même, des activités cinématographiques de l’État en un futur organisme central. Peut-être Guérin a-t-il espoir même d’en recevoir la direction ? Cette volonté se heurte toutefois à la réalité de l’organisation administrative et spatiale des deux institutions.

Le bureau-chef de l’Office du film se trouve à Québec, tandis que le Bureau de censure loge à la même enseigne que son bureau de Montréal, au 360 de la rue McGill. André Guérin doit se rendre périodiquement à Québec pour assumer ses fonctions de directeur de l’Office du film, alors qu’il doit siéger à Montréal à titre de président du Bureau de censure. La situation est loin d’être idéale. Pour être assisté dans ses fonctions et déléguer l’administration des activités quotidiennes de l’Office du film à Québec, il revendique alors la nomination d’un adjoint. Le gouvernement Lesage acquiesce à sa demande.

Lors des débats du comité des subsides en juillet 1963, les Libéraux demandent un crédit de 10 mille dollars pour l’OFQ en vue du recrutement d’un adjoint au directeur Guérin231. Le 23 octobre 1963, par un arrêté

ministériel, Roland Rainville est officiellement nommé directeur-adjoint de l’Office du film du Québec, en remplacement de Gilbert Fournier qui demeure tout de même chef du bureau de Montréal. Le gouvernement justifie cette nomination par la qualité et l’expérience du candidat. Rainville a fait ses études classiques au Séminaire de Chicoutimi et a obtenu une maîtrise en sciences sociales de l’Université Laval. Il a occupé plusieurs postes à l’Office national du film dont directeur commercial pour le Québec et directeur du bureau de l’ONF pour le Bas St-Laurent.

Il est à noter qu’il s’agit de la deuxième nomination d’un cadre supérieur ayant œuvré par le passé à l’Office national du film. Si le gouvernement peut se réjouir d’avoir ainsi placé à la tête de l’Office du film du Québec des gens pleinement qualifiés et disposant d’une expérience considérable dans le milieu de la production et de la distribution cinématographiques, certains parmi les plus anciens du feu Service de Ciné-photographie, Alphonse Proulx, Michel Vergnes et Dorothée Brisson notamment, ne voient pas la situation du même œil. On se

230. Québec (Province). Assemblée législative, Débats de l’Assemblée législative du Québec : 27e Législature, 1ère session, 9 mai 1963, Éditeur officiel du Québec, p. 1302.

231. Québec (Province). Assemblée législative, Débats de l’Assemblée législative du Québec : 27e Législature, 1ère session, 4 juillet 1963, Éditeur officiel du Québec, p. 2765.

souviendra de la relation houleuse qui unissait le Service de Ciné-photographie et l’Office national du film dans les années 1940 et 1950. Pour ces vétérans du SCP, la nomination successive de deux cadres supérieurs ayant travaillé à l’ONF est perçue comme une intrusion du fédéral dans les activités de leur institution232.