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Chapitre 1 : « [P]endant 25 ans, l’Office du film a œuvré seul » : la gestion et l’administration des moyens

1.1. Le film comme nouvel agent d’éducation populaire au Québec, 1920-1930

1.1.1. Joseph Morin et la Section des vues animées du ministère de l’Agriculture

Premier de ces deux « architectes » québécois de l’éducation populaire par le film, l’agronome Joseph Morin (1896-1964) est à l’origine de la première cinémathèque de l’administration publique québécoise, initiée dans les années 1920 au ministère de l’Agriculture. Spécialiste de l’aviculture formé à l’Institut agricole d’Oka, « Jos » Morin entre en service au gouvernement de la Province de Québec le 21 novembre 1916116 à titre de « secrétaire

des cours, renseignements généraux, correspondance et publicité » de la division des Cours abrégés d’Agriculture et d’Enseignement ménager au ministère de l’Agriculture. Dès 1920, le ministère intègre des projections de films didactiques aux cours et conférences données par ses agronomes auprès des cultivateurs des différents comtés de la Province : « Chaque cours est accompagné de démonstrations pratiques sur le sujet traité. Le soir, des projections lumineuses illustrent les enseignements donnés au cours de la journée117. »

Autodidacte, Morin se fait rapidement projectionniste ambulant de films éducatifs pour le compte des Semaines agricoles du ministère de l’Agriculture, en parcourant les campagnes québécoises notamment aux côtés de l’agronome Alphonse Désilet. Armé d’un appareil à projection à manivelle, il visite les cercles agricoles et autres associations et rassemblements de cultivateurs et présente des courts métrages didactiques muets118, sous-

titrés surtout en anglais119, sur pellicule 35mm120. Lors des projections, il traduit et commente les sous-titres et

images à mesure qu’ils apparaissent à l’écran, tout en répondant aux questions des spectateurs qui, on imagine bien leur émerveillement, assistent souvent pour la première fois à une projection cinématographique. Les moyens employés sont rudimentaires, mais efficaces. Morin doit même utiliser sa propre génératrice pour

115. Ibid., p. 33.

116. « Fiche du personnel (Conseil exécutif) », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 30, dossier 15.

117. Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport du ministre de l’Agriculture, 1919-1920, Éditeur officiel du Québec, p. 190.

118. Le sonore fait son apparition autour de l’année 1927.

. Les premiers films projetés par Morin proviennent de compagnies américaines et anglaises. 120. Il est à noter que la pellicule 35mm de l’époque était composée d’un support de nitrate, hautement

inflammable. Par mesure de sécurité, les projections devaient donc se faire à partir de cabines de protection à l’épreuve du feu.

alimenter son projecteur, la Province étant encore loin d’une électrification rurale généralisée121. À ses débuts,

il dispose d’à peine quatre films.

Outre son rôle de projectionniste ambulant, Joseph Morin se fait réalisateur et producteur de courts métrages. En 1921, il produit L’industrie du sucre et du sirop d’érable ainsi que La mise des porcs sur le marché, les deux premiers films muets 35 mm de l’administration provinciale qui, malheureusement, n’ont pas survécu aux années.

Joseph Morin se charge de l’acquisition des films au ministère de l’Agriculture. Il établit ainsi un réseau de commanditaires commerciaux de façon à obtenir « des sujets aptes à répondre aux besoins de l’heure. Il mit de la sorte sur pied […] ce qui devait être la première cinémathèque du gouvernement du Québec. Il faut croire que ce fut également là la première cinémathèque de caractère provincial dans tout le Canada122. »

Le développement de cette première cinémathèque s’accélère à partir de la fin des années 1920, lorsque le format 16mm fait son apparition dans l’industrie cinématographique encore naissante. Ce nouveau format réduit de pellicule, qui s’impose rapidement, est développé par des compagnies américaines telles que Eastman Kodak dans le but de répondre à la demande du cinéma semi-professionnel et amateur. « Si le 9,5 et le 8 mm servent surtout pour les films de famille, le 16 prend sa place dans la production amateur et artisanale et sert aussi de format de diffusion non commerciale123. » Le 16mm devient naturellement le format privilégié par

l’agronome Joseph Morin. Ce dernier « eut tout de suite la vision du prestigieux avenir réservé à cette pellicule de format réduit. Mieux que tout autre il entrevit les conséquences de cette innovation dans le monde du cinéma124 », spécifiquement dans le domaine du cinéma d’éducation populaire.

Joseph Morin conçoit le film comme moyen d’éducation populaire. Cette conception le mène à proposer la création d’un Bureau des vues animées au ministère de l’Agriculture. Dans une lettre au Service des Agronomes du ministère de l’Agriculture le 28 mars 1929, Morin vante les collections et initiatives fédérales et ontariennes

121. Inconnu, « Joseph Morin (1896-1964) », Le cinéma au Québec : au temps du parlant, 1930-1952 [site Web], consulté au http://www.cinemaparlantquebec.ca/Cinema1930-

52/pages/textbio/Textbio.jsp?textBioId=25.

122. « Document remis à M. Rainville à l’occasion du décès de Joseph Morin, 21 août 1964 », BAnQ- CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61.

123. Inconnu, « Le 16mm », Le cinéma au Québec : au temps du parlant, 1930-1952 [site Web], consulté au http://www.cinemaparlantquebec.ca/Cinema1930-

52/pages/textbio/Textbio.jsp?textBioId=19&lang=fr.

124. Alphonse Proulx, « Document remis à M. Rainville à l’occasion du décès de Joseph Morin, 21 août 1964 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61.

en la matière, de même que celles de « maisons d’éducation, de maisons de commerce intéressées dans le mouvement agricole ». Cependant, il recommande une initiative distincte de la Province :

Le Ministère de l’Agriculture de Québec possède, depuis plusieurs années déjà, un matériel nécessaire à l’enseignement agricole, sous forme de vues animées, transparents (vues fixes), etc. Cet enseignement par l’image s’impose de plus en plus à la vulgarisation de l’enseignement agricole dans cette province […]. [Nous] pourrions nous procurer certains films [du gouvernement de l’Ontario], qui je crois, pourraient très bien servir pour notre province. Cependant, je crois que la production de films agricoles propres à notre région s’impose.125

Sa recommandation ne reste pas lettre morte. Au début des années 1930, Joseph Morin devient directeur de la nouvelle Section des vues animées et des expositions du Service des Agronomes du ministère de l’Agriculture, flanqué de son collègue et projectionniste Paul Roy126. Les installations et l’organisation de la Section des vues

animées demeurent rustres. Selon ses propres mots, elles résident dans des « salles ou bureaux temporairement aménagés, avec des installations de fortune127 ».

Au cours de leur première année d’opération au Service des vues animées (1930-1931), Morin et Roy organisent près de 200 représentations un peu partout en Province, rejoignant près de 30 mille spectateurs. Déjà bien occupés par ces nombreuses projections, ils réalisent également un film et en annoncent deux en préparation, l’un sur le drainage et l’égouttement des terres, l’autre sur la culture fruitière. Morin écrit que les « scénarios sont probablement avancés, mais la prise de scènes sera longue et dispendieuse128. » Pour leur cinémathèque,

ils acquièrent huit nouveaux films et en traduisent dix autres déjà dans leur collection.

Au cours de l’année 1933-1934, le ministère de l’Agriculture inaugure en son sein un nouveau Service administratif résultant de l’expansion considérable du travail consacré à la propagande agricole. La Section des

125. « Suggestions pour production de films et projections lumineuses », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61, « Documents 1929-1945 (divers) ».

126. Morin et Roy sont payés par la Division de l’Encouragement à l’agriculture en général. Voir Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport du ministre de l’Agriculture de la Province de Québec, 1930-1931, Éditeur officiel du Québec, p. 16. À partir de 1937, Joseph Morin travaille officiellement à la Commission de l’Industrie laitière de la province de Québec en plus de son titre de directeur de la Section des vues animées.

127. « Mémoire pour la Section de Cinématographie, 3 novembre 1936 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61, dossier « Documents 1929-1945 (divers) ».

128. Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport annuel du ministre de l’Agriculture de la Province de Québec, 1930-1931, Éditeur officiel du Québec, p. 16.

vues animées et des expositions est ainsi intégrée dans cette nouvelle structure administrative dirigée par Narcisse Savoie, renommée l’année suivante Section de la Cinématographie et des Expositions129. La popularité

de l’enseignement agricole par le film ne cesse de croître, ce qui pose son lot de défis. Déjà en 1934, Morin soutient qu’il ne leur est plus possible de répondre à toutes les demandes reçues. Dans son rapport pour l’année 1935-1936, le chef du Service administratif Narcisse Savoie confirme que :

La popularité de l’enseignement agricole par la cinématographie est maintenant un fait établi. Ce genre d’enseignement qui a prouvé son efficacité est devenu nécessaire. Malgré un budget limité, nos opérateurs de vues animées ont pu se rendre aux demandes les plus importantes. […] Mais le manque de temps vu le personnel restreint de cette section, nous a maintes fois obligé de refuser les demandes des agronomes, propagandistes ou autre.130

Le nombre de représentations données par les deux opérateurs de la Section de Cinématographie et des Expositions — Morin et Roy — ne varient pas tellement d’une année à l’autre, soit plus ou moins 200. Le nombre de spectateurs qui assistent à ces séances de projection augmente toutefois à un rythme annuel moyen de 2 mille personnes. En 1936, ils sont plus de 44 mille personnes à suivre les enseignements agricoles de Joseph Morin et Paul Roy par le film. Morin appelle bientôt ses supérieurs au ministère de l’Agriculture à engendrer des moyens accrus pour remplir le mandat qui leur est imparti :

Il est suggéré de donner un nouvel essor à la Section de Cinématographie du Département de l’agriculture [sic] et de lui donner les moyens de jouer pleinement son rôle dans l’enseignement agricole provincial, de telle sorte qu’elle devienne l’interprète toujours plus fidèle des autorités du Ministère auprès de la classe agricole, le propagandiste le plus éloquent, le plus versatile et le plus recherché, en même temps que le plus adapté aux besoins généraux, et qu’ainsi elle seconde éminemment le Gouvernement Provincial [sic] dans sa grande entreprise de Rénovation Rurale [sic].131

129. Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport annuel du ministre de l’Agriculture de la Province de Québec, 1933-1934, Éditeur officiel du Québec, p. 6-7 ; Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport annuel du ministre de l’Agriculture de la Province de Québec, 1934-1935, Éditeur officiel du Québec, p. 9.

130. Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport annuel du ministre de l’Agriculture de la Province de Québec, 1935-1936, Éditeur officiel du Québec, p. 6.

131. « Mémoire pour la Section de Cinématographie, 3 novembre 1936 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61, dossier « Documents 1929-1945 (divers) ».

Morin formule une série de demandes précises concernant l’organisation des installations, le personnel132, les

outillages ainsi que les inventaires de pellicule. Pour l’année fiscale qui se termine en 1935-1936, le budget des opérations de la Section de Cinématographie et des Expositions s’élève à un peu plus de 6000$. Les demandes énoncées feraient grimper le budget des opérations de 700 pour cent (!) pour l’année 1936-1937, des prévisions budgétaires se situant à près de 42 000$133. Il n’a certes pas froid aux yeux !

Il requiert notamment l’usage de six locaux dédiés, aménagés de la façon suivante : « une salle de projection avec écran, etc., une salle d’opération (annexée à la salle de projection), une salle constituée en « Humidor » automatique contenant la cinémathèque, une salle de réparation avec outillage complet, une salle pour le bureau du chef, et une salle pour le secrétaire et les autres employés134. »

Il réclame également un mécanicien-messager, deux opérateurs ainsi qu’un « secrétaire, bachelier ès arts, pour faire toute correspondance et suffisamment qualifié pour faire la traduction des films […] ; [et contrôler], de plus, la circulation de tout le matériel pour éviter que rien ne s’égare.135 » Il va même jusqu’à proposer les salaires

pour chaque corps de métier. Quant aux inventaires de pellicule, il mentionne clairement l’opportunité d’acquérir de la pellicule 16mm synchronisée — images et son —, tout en maintenant l’utilisation généralisée du film silencieux, de façon à entamer une transition progressive vers le film sonore. Il préconise enfin la centralisation de tous les appareils et outillages de projection dans les nouveaux locaux de cette Section de Cinématographie afin d’en contrôler la circulation.

À la lumière de l’importance que prennent l’éducation et l’instruction agricoles dans la Province, le ministère de l’Agriculture modifie son organisation et crée, en 1937, le Service de l’enseignement agricole. Ce nouveau service comprend cinq sections : la jeunesse rurale, les écoles d’agriculture, l’enseignement agricole et la collaboration avec l’Instruction publique, les expositions et le cinéma agricoles, et les renseignements et la propagande. De cette façon, le ministère facilite la gestion de son circuit de projections agricoles rurales en mettant à profit ses écoles d’agriculture. Pour l’année 1938-1939, 263 séances sont ainsi données un peu partout en Province, devant une assistance évaluée à plus de 78 mille personnes136.

132. Dans le mémoire qu’il soumet à ses supérieurs, il propose en outre l’embauche d’un chef alors qu’il aurait très bien pu se proposer lui-même à ce poste. Il s’attribue plutôt le poste de sous-chef. À noter que la seule autre personne nommée dans ce mémoire est Paul Roy.

133. « Mémoire pour la Section de Cinématographie, 3 novembre 1936 », BAnQ-CAQ, fonds MCC, série Office du film du Québec, sous-série Documents audiovisuels, versement 1983-04-000, boîte 61, dossier « Documents 1929-1945 (divers) ».

134. Ibidem. 135. Ibidem.

136. Québec (Province). Ministère de l’Agriculture, Rapport annuel du ministre de l’Agriculture de la Province de Québec, 1938-1939, Éditeur officiel du Québec, p. 60.

Bien que impressionnants pour l’époque, les efforts et l’ingéniosité de « Jos » Morin et Paul Roy au chapitre de la production et de la distribution cinématographiques au ministère de l’Agriculture ne sont pas uniques au sein de l’administration provinciale. D’autres ministères et services gouvernementaux se servent également du film comme moyen d’enseignement : les ministères de la Colonisation, de la Voirie, des Terres et Forêts, le Département de l’Instruction publique, ainsi que le Service provincial d’hygiène. Déployées surtout dans les années 1930, ces initiatives jettent les assises de ce qui allait devenir, en 1940, un véritable service gouvernemental centralisé de production et de distribution cinématographiques.

1.1.2. Gilbert Fournier et les campagnes d’éducation populaire au Service