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Chapitre III – Mobiliser l’Économie des Coûts de Transaction pour analyser la viabilité des

2. La notion de viabilité

Dans le langage courant, la notion de viabilité fait référence, dans un premier sens, à l’aptitude d’une entité (individu, entreprise, société, etc.) à vivre et à se développer, mais aussi à la

praticabilité d’une voie et à l’ensemble des travaux destinés à rendre cette voie praticable35. Cette notion a donc trait à la fois aux caractéristiques de l’entité et au chemin qu’elle entreprend afin d’atteindre un but.

La théorie de la viabilité (Aubin, 1991 ; Aubin et al., 2011) s’intéresse aux systèmes vivants faisant l’objet d’étude des domaines scientifiques les plus différents – de la biologie à l’économie en passant par les sciences environnementales, la finance ou encore la robotique – et à la manière dont ces systèmes s’adaptent aux contraintes de viabilité dans une situation d’incertitude. Comme l’expliquent Aubin et al. (id. p. 4), « [o]ne purpose of viability theory is to attempt to answer directly the question that some economists, biologists or engineers ask: “Complex organizations, systems and networks, yes, but for what purpose?” The answer we suggest: “to adapt to the environment” ». En d’autres termes, il s’agit de cerner les mécanismes qui permettent que la vie des systèmes se perpétue de manière durable. Ces mécanismes font que les systèmes se maintiennent ou sont maintenus dans un espace de viabilité – l’ensemble des états viables qui sont possibles – contrairement à d’autres mécanismes qui causent leur sortie de l’espace de viabilité de façon irréversible (Griffon, 2006 p. 293).

La trajectoire d’un système peut subir des oscillations mais doit demeurer à l’intérieur de son cadre de viabilité. Cette situation peut être représentée graphiquement par des courbes – les trajectoires possibles du système – qui évoluent au fil du temps, tout en restant à l’intérieur d’un « tube », qui représente le domaine de viabilité (Figure 16). Lorsque le système est piloté par une « intelligence externe », celle-ci peut également élargir le domaine de viabilité du système pour éviter que sa trajectoire n’en déborde les limites (ibid.). Prenons, à titre d’exemple, le cas d’une laiterie qui ait des capacités de transformation lui permettant d’être viable économiquement et d’obtenir des bénéfices positifs. En cas de sécheresse prolongée, cette laiterie verra son approvisionnement en lait baisser drastiquement et subira de ce fait des dommages, les recettes n’excédant plus les coûts. On peut affirmer, dans ce cas-là, que sa trajectoire sort du domaine de viabilité avec des conséquences désastreuses. Néanmoins, lorsqu’une intelligence externe – soit le gérant de l’entreprise – intervient de manière efficace, par exemple en cherchant d’autres sources d’approvisionnement ou en vendant des actifs

productifs, la viabilité de la laiterie peut être rétablie : sa trajectoire est reconduite au sein de son domaine de viabilité.

Griffon (id.) repère les deux caractères principaux de la viabilité. Le premier caractère est la capacité de renouvellement d’un système, c’est-à-dire « l’entretien et l’alimentation permanente (régulier à court terme et aussi cyclique sur des périodes de temps plus vastes) des flux de matière, d’énergie et d’information qui caractérisent un système » (id. p. 297). Cette capacité peut découler de mécanismes internes au système ou être « induite » par une intelligence externe qui pilote le régime de fonctionnement pour éviter de trop amples variations des cycles. Par exemple, dans le cas de la laiterie citée ci-dessus, sa capacité de renouvellement est assurée par le fait de disposer d’un fond de roulement permettant l’achat des actifs productifs, ainsi que par un circuit économique générant des bénéfices positifs.

Figure 16 – Trajectoires théoriques de viabilité d’un système

Source : Griffon, 2006 p. 294

Le deuxième caractère de la viabilité est la capacité de résilience d’un système, à savoir sa capacité de résistance aux chocs. La résilience peut avoir lieu par endurance, lorsque le système est en mesure d’absorber des variations de flux exceptionnelles – résultant de son environnement – tout en restant dans son domaine de viabilité. Il est également possible que la résilience du système relève de son inaltérabilité, c’est-à-dire de sa capacité de rester (quasiment) immuable face aux chocs. Il existe aussi la résilience par capacité de réhabilitation ou de réparation après un dommage, qui consiste dans la capacité du système à rétablir ses fonctionnements normaux à la suite d’un choc qui ait endommagé ses structures. Une dernière

forme de résilience résulte de la dispersion du risque par la diversité des composants du système. Il s’agit, dans ce dernier cas, d’une stratégie de répartition des risques grâce à la démultiplication du système en plusieurs unités ayant chacune des capacités particulières de résistance, ce qui fait que, lorsqu’un choc survient, certaines unités seront capables d’y faire face, assurant ainsi la survie du même système. Une laiterie qui fasse face à une phase de sécheresse sévère, par exemple, peut garder sa viabilité grâce à la vente d’un stock de produits finis de longue conservation comme des fromages (endurance), en faisant recours à de la poudre de lait pour ne pas arrêter l’activité de transformation (inaltérabilité), en réparant les dommages subis grâce à une assurance préalablement souscrite (réhabilitation), ou encore grâce au fait qu’elle avait installé plusieurs unités de transformation dans différentes zones agro-écologiques, dont certaines n’ont pas été concernées par la sécheresse (dispersion du risque). Dans le Chapitre VI, nous verrons dans quels champs thématiques se déclinent les caractères de la viabilité lorsque l’on s’intéresse à l’analyse des systèmes agroalimentaires.

Relativement aux systèmes du domaine agroalimentaire, le concept de viabilité se décline dans les champs thématiques du développement durable, plus précisément dans les champs environnemental, économique et social (Tableau 8). La viabilité d’un système doit être gérée et assurée simultanément dans les trois champs, qui ne sont pas isolés, mais interagissent et s’influencent les uns les autres (id.). Par exemple, une période de sécheresse – soit un déséquilibre dans le champ écologique – peut mener au dysfonctionnement du circuit économique et financier d’une laiterie, ainsi qu’à des situations conflictuelles entre le gérant de la laiterie et ses fournisseurs. Ou encore, des règles sociales peu contraignantes – permettant par exemple à deux partenaires économiques de ne pas tenir leurs engagements – peuvent causer la faillite d’une entreprise sur le plan économique. En ce qui concerne les laiteries, nous nous intéressons, dans cette thèse, à leur viabilité économique et les analyserons en tant qu’entreprises privées, dont la performance et la probabilité de survie et de réussite dépendent de leurs caractéristiques et des stratégies mises en œuvre afin de faire face aux contraintes et de saisir les opportunités.

Tableau 8 – Exemples de facteurs de viabilité dans les champs écologique, économique et social à partir des caractères de la viabilité

Caractères de la viabilité Champs écologique Champs économique Champs social Capacité de renouvellement  Cycle des éléments

chimiques, des micronutriments, de l’eau  Circuit de l’énergie  Circuit monétaire, économique et financier

 Circuit des échanges et du marché  Circuit de la dette et des obligations sociales liées  Éducation et reproduction des savoirs  Entretien du corpus des règles sociales (justice, police) Capacité de résilience Par endurance  Stocks d’éléments chimiques, de nutriments, d’eau  Taille suffisante des

populations  Épargne monétaire  Épargne en nature (bétail, greniers...)  Procédure de prévention des conflits Par inaltérabilité  Mécanismes biologiques de résistance  Systèmes d’alerte et de réaction

 Contrôle des prix, des changes, des échanges internationaux  Stabilisation des prix, de la croissance  « Armement moral »  Observatoire  Avertissements  Éducation en nutrition et santé Par réhabilitation ou réparation  Capacités autonomes de reconstruction des systèmes  Assurances contre maladies, sinistres, catastrophes naturelles  Plans d’organisation des secours Par dispersion des risques (diversité)  Diversité génétique, spécifique, écosystémique  Régulation de la concentration des entreprises  Liberté d’expression, entreprise, organisation politique Source : Griffon, 2006 p. 304

La plupart des études de viabilité ne font appel qu’à des critères d’efficience technico-économique. Dans ce cas-là, le concept de viabilité se réduit à celui de « viabilité financière » (voir, par exemple, les études de la FAO, dont celle de Veit, 2009) et devient synonyme de productivité et de débouchés de marché (Zvinorova et al., 2013). Selon ces études, d’importance décisive est l’accès aux intrants, aux informations sur le marché et à l’assistance technique de la part des institutions. Les infrastructures de transport jouent également un rôle majeur dans la viabilité des acteurs économiques, qui nécessitent d’être reliés à leurs fournisseurs et acheteurs, notamment lorsque les distances sont longues et les acteurs enclavés. Enfin, les caractéristiques des acteurs eux-mêmes et de leurs activités économiques sont bien évidemment des facteurs cruciaux de viabilité. Par exemple, le niveau d’éducation, l’âge et le genre d’un exploitant agricole affecteront son accès aux services et son niveau de richesse, ainsi

que la taille, le type et le niveau d’équipement de l’exploitation auront un impact sur la productivité et les bénéfices financiers (id.).

En réalité, d’autres dimensions de la viabilité sont fondamentales, notamment les dimensions ayant trait à la sphère sociale, politique et institutionnelle, comme l’équité dans l’accès aux ressources ou le niveau de conflictualité des relations économiques (Griffon, 2006 ; Baron et al., 2010). Cette acception plus vaste de la notion de viabilité se rapproche de celle d’ « efficacité organisationnelle » définie par Georgopoulos et Tannenbaum (1957), à savoir « the extent to which an organization as a social system, given certain resources and means, fulfills its objectives without incapacitating its means and resources and without placing undue strain upon its members » (id. p. 535). Trois critères d’évaluation sont centraux : i) la productivité organisationnelle ; ii) la flexibilité organisationnelle en tant que bonne capacité d’adaptation aux changements internes à l’organisation et à ceux d’origine extérieure ; et iii) l’absence de tensions et conflits entre plusieurs organisations et/ou au sein de la même organisation (id. p. 536). On voit ici que les dimensions économique et financière se conjuguent à la dimension humaine, dans un environnement incertain qui requiert des acteurs des facultés d’adaptation (Gauzente, 2000).

Dans cette thèse, nous ne nous intéressons qu’aux champs économique et social de la viabilité, le champ écologique s’éloignant de notre domaine d’intérêt. Plus précisément, l’analyse de la viabilité des laiteries ne sera effectuée que relativement aux aspects économiques, alors que la viabilité des chaînes de valeurs dans leur entièreté sera discutée d’un point de vue à la fois économique et social (cf. Conclusions générales).