• Aucun résultat trouvé

Chapitre I – L’arbitrage entre lait local et lait en poudre dans le cadre de l’approvisionnement

Encadré 1 – Les acteurs de la transformation du lait en poudre

3. L’essor des minilaiteries dans les villes secondaires

3.7. Les facteurs de viabilité des minilaiteries

Il n’est pas aisé de repérer les facteurs qui contribuent à la viabilité des minilaiteries, puisque les contextes dans lesquels celles-ci évoluent diffèrent sensiblement les uns des autres. Un arrangement qui se révèle être fructueux dans une région peut en revanche être contreproductif dans une autre. Cela est dû, en amont, à la diversité des systèmes d’élevage et des services attendus par les producteurs et, en aval, à l’hétérogénéité des marchés et de la demande des consommateurs – influencée, entre autres, par le climat spécifique à chaque zone agro-écologique. Il est par contre certain que la taille et le statut des entreprises ont un poids marginal dans la viabilité des minilaiteries, dont la rentabilité dépend surtout de la juste pondération entre les volumes traités et le niveau d’investissement (Corniaux et al., 2014 p. 66).

Grâce à des études de cas menées dans quatre pays d’Afrique de l’Ouest (Sénégal, Mali, Burkina Faso, Niger), Corniaux et al. (id.) ont identifié cinq facteurs qui déterminent le succès et la viabilité des minilaiteries (Figure 9). Le premier facteur est la sécurisation de l’approvisionnement, qui implique généralement la mise en place de services aux producteurs et l’entretien de relations personnelles avec eux. À ce propos, il apparaît que le fait que le gérant de la laiterie partage avec les producteurs une même identité culturelle ou ethnique est un atout crucial pour renforcer ces liens sociaux qui sous-tendent les échanges commerciaux. Le deuxième facteur de viabilité est la maîtrise des procédés de transformation et des pratiques d’hygiène. Les laiteries qui reçoivent des formations de la part des nombreux projets et ONG sont avantagées sur cet aspect. Il s’agit d’une exigence liée d’une part à l’image de la marque chez les consommateurs, d’autre part à la réduction des pertes dues à la dégradation du produit

par contamination. Le troisième facteur de viabilité est la maîtrise des marchés et de la distribution des produits. Cette maîtrise s’acquiert notamment par l’expérience de « terrain » du gérant de la laiterie, qui, au moins dans la phase de démarrage de son activité, distribue lui-même ses produits et recueille l’avis de revendeurs et consommateurs. Le quatrième facteur concerne les capacités de financement et d’acquisition du matériel de la laiterie. En effet, le lancement de l’activité de transformation, ainsi que l’achat d’aliment de bétail en saison sèche, demandent un lourd investissement (équipement, locaux, emballages…). L’appui financier d’institutions externes, comme les ONG, ou alternativement les opportunités offertes par les banques, sont déterminants pour le succès des minilaiteries. Le cinquième et dernier facteur de viabilité a rapport au leadership du gérant de la laiterie. Celui-ci doit pouvoir faire valoir des qualités marquées d’entrepreneur, d’une bonne dose de patience et motivation et de grandes capacités de négociation. En effet, le processus de contractualisation avec les producteurs et les revendeurs n’est pas toujours une affaire facile et des conflits et incompréhensions peuvent apparaître à tout moment. Le profil du gérant est ainsi déterminant.

Figure 9 – Facteurs de succès et de viabilité des minilaiteries d’après Corniaux et al. (2014)

Source : Corniaux et al., 2014 p. 58

Ces cinq facteurs de viabilité résument bien les nœuds cruciaux de l’activité des minilaiteries ouest-africaines. Mais comment se déclinent-ils dans la réalité du terrain, notamment au Sénégal ? Par exemple, concernant la maîtrise des marchés, y a-t-il des stratégies de qualité qui seraient plus efficaces que d’autres dans l’objectif de conquérir des parts de marché ? Il reste en outre à explorer si la mise en place de services aux éleveurs suffit pour sécuriser l’approvisionnement, ou bien s’il est nécessaire de s’orienter vers d’autres types de fournisseurs qui ne soient pas soumis à de fortes variations saisonnières. Le rôle que la poudre de lait joue

Minilaiterie Maîtrise des marchés et de la

distribution des produits Maîtrise des procédés de

transformation et des pratiques d’hygiène Relations et services aux éleveurs Leadership, gestion et gouvernance Capacités de financement et d’acquisition du matériel

dans la sécurisation de l’approvisionnement demeure également une question non résolue. Le lait en poudre est-il indispensable pour la viabilité des minilaiteries, ou bien celles-ci peuvent-elles s’abstenir de l’utiliser ? Enfin, les facteurs de viabilité des minilaiteries repérés par Corniaux et al. (id.) sont-ils généralisables aux laiteries de plus grande taille ? Ou bien ces considérations sont-elles liées aux faibles capacités de transformation des minilaiteries ?

À travers cette thèse, nous nous situons dans la continuité de ces analyses, nous focalisant sur les spécificités du terrain sénégalais. Plus exactement, nous creuserons trois des cinq facteurs de viabilité identifiés par Corniaux et al. (id.). Premièrement, nous verrons par quelles stratégies de qualité se traduit concrètement la maîtrise des marchés, en nous appuyant sur des données collectées auprès des consommateurs et des transformateurs. Deuxièmement, nous nous intéresserons aux stratégies de sécurisation de l’approvisionnement mises en place non seulement vis-à-vis des producteurs locaux, mais également vis-à-vis des fournisseurs de lait en poudre, en explorant les difficultés et les problèmes de coordination que les laiteries rencontrent face à ceux-ci. Troisièmement, nous identifierons les moyens concrets à travers lesquels les transformateurs valorisent leurs qualités d’entrepreneurs, en donnant lieu à la concertation avec leurs partenaires économiques et à la résolution des différends.

4. Conclusion du Chapitre I – La controverse sur l’utilisation de la poudre

de lait par les laiteries sénégalaises

Face à la saisonnalité de la production et aux problèmes d’approvisionnement, plusieurs minilaiteries ont recours à la poudre de lait pour compenser la faiblesse de la production locale en saison sèche (Corniaux, 2003 ; Corniaux et al., 2005 ; 2014). Cette pratique était sévèrement bannie par les agents du développement dans les années 1990 et au début des années 2000. Effectivement, certaines laiteries, poussées par la facilité de s’approvisionner en lait en poudre, avaient complètement délaissé la collecte du lait local. Aujourd’hui, même si des réticences demeurent, l’usage du lait en poudre est plus ou moins tacitement toléré. Les transformateurs justifient cette pratique par la nécessité d’assurer la continuité de leur activité et, de ce fait, de sécuriser les emplois et fidéliser la clientèle.

Pour illustrer l’ambivalence de cette question, nous proposons l’exemple de La Laiterie du Berger, qui est la plus grande laiterie au Sénégal collectant du lait local. Il s’agit d’une entreprise créée en 2004 à Richard-Toll (Nord du Sénégal) par des étudiants sénégalais très motivés par l’idée de valoriser le lait local et de s’ériger en intermédiaires entre deux mondes symboliquement éloignés – celui de la consommation « moderne » des grandes villes et celui de la production « traditionnelle » en milieu rural. Le marché initialement ciblé par l’entreprise était un marché de niche, constitué d’une clientèle urbaine plutôt aisée. Toutefois, la taille de ce créneau ne permettait pas d’atteindre les ambitions de production ni le seuil de rentabilité. La laiterie a donc lancé en 2009 un autre produit – des sachets de lait caillé sous la marque Dolima, ciblant une catégorie de consommateurs moins aisés. Néanmoins, pour pouvoir aligner les prix sur ceux des concurrents travaillant avec de la poudre de lait, elle a dû s’ouvrir à l’utilisation du lait en poudre, obtenant ainsi un produit « à base de lait frais ». Cela lui permet de baisser les coûts de production et de stabiliser les niveaux de transformation tout au long de l’année (Corniaux et al., 2012).

En conclusion, on voit émerger aujourd’hui au Sénégal une industrie laitière mixte, conjuguant la collecte du lait local et l’usage de la poudre de lait. Les tentatives effectuées quelques décennies plus tôt, comme l’expérience d’Ucolait (cf. section 2.7 dans ce chapitre), avaient échoué, en laissant croire qu’un processus d’industrialisation était impossible à mettre en place au Sénégal. Si d’autres opportunités s’ouvrent aujourd’hui – comme le rappellent Corniaux et al. (id.) – ce n’est pas spécialement grâce à des évolutions internes au secteur laitier, mais surtout à cause de plusieurs améliorations de l’environnement social et économique : le progrès des moyens de transport, le développement des réseaux électriques à l’échelle du pays, la disponibilité de personnel bien formé, l’émergence de nouvelles exigences de consommation chez les populations urbaines. Bien que l’emploi exclusif du lait local ne soit pas envisageable à court et moyen terme, on peut affirmer que ce même lait est aujourd’hui en mesure de se tailler une place majeure dans l’industrie.

Chapitre II – Analyse des chaînes laitières industrielles sénégalaises