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L’interférence de deux logiques différentes au sein des rapports de pouvoir entre

Chapitre II – Analyse des chaînes laitières industrielles sénégalaises selon l’approche Chaîne

3. La chaîne de valeur du lait en poudre et celle du lait local en comparaison : une analyse

3.7. L’interférence de deux logiques différentes au sein des rapports de pouvoir entre

Concernant la qualité du produit échangé, les laiteries fixent un cahier des charges qu’elles imposent à leurs fournisseurs. Ce cahier des charges concerne l’observation des animaux traits (dépistage des mammites), les techniques de traite et de conservation du lait et l’entretien du matériel utilisé. On peut par exemple remarquer cet aspect de l’échange dans cet extrait d’entretien issu du discours de l’un des transformateurs, lorsqu’il explique les exigences qu’il impose à ses fournisseurs quant à la technique de nettoyage du matériel utilisé pour le transport du lait :

« Tu [le fournisseur] amènes ton bidon. […] Je te dis : ‘voilà du savon, voilà de l’eau de javel, voilà de l’eau. Lave le bidon sous mes yeux. Si c’est propre, je te

mets de l’eau de javel. Demain, tu rinces, tu chauffes de l’eau, ainsi de suite, avant de mettre… Sinon, le lait va se gâter’ » (entretien 14.1, Volume II).

Cette disparité dans le pouvoir d’influence sur le cahier des charges découle du décalage entre les compétences des producteurs et celles des transformateurs. Ces derniers ont en général un niveau d’éducation formelle plus élevé que leurs fournisseurs, grâce aussi à l’appui en termes de formation de la part des agents du développement. Ils peuvent ainsi faire valoir de plus grandes compétences dans le cadre du respect des standards qualitatifs des produits alimentaires.

On observe des inégalités au sein des échanges marchands entre laiteries et fournisseurs aussi quand on considère les critères d’octroi du crédit pour l’achat d’aliment de bétail. Voyons, par exemple, ce qu’affirme l’un des transformateurs par rapport au traitement réservé aux fournisseurs de lait :

« La graine de coton je l’accorde seulement à ceux qui sont constants, aux producteurs les plus constants. […] C’est eux qui me livrent le lait depuis longtemps et qui sont réguliers » (entretien 15.2, Volume II).

Pour citer un autre exemple, La Laiterie du Berger octroie le crédit de manière raisonnée, sur la base du comportement du producteur. Ce sont normalement les collecteurs de la laiterie qui ont le pouvoir de décider d’accorder ou de refuser le crédit, en analysant la situation économique du producteur : si ce dernier achète trop d’aliment de bétail, le crédit lui sera refusé pour que son solde comptable auprès de la laiterie demeure positif.

Bien que le prix d’achat du lait cru soit négocié dans des enceintes réunissant transformateur et fournisseurs, ces derniers peuvent percevoir ce prix comme une imposition de la part de la laiterie, comme en témoigne par exemple le producteur ci-dessous :

« Le prix d’achat du lait… ça nous pose un peu de problèmes parce que… aujourd’hui tu peux voir le marché [informel] acheter [le lait cru à] 350 [francs], [alors que] la laiterie n’accepte pas de dépasser 300 » (entretien 16.3, Volume II).

En effet, les producteurs se sentent souvent « piégés » par les transformateurs relativement aux clauses de l’échange, comme si ces dernières étaient imposées d’en haut. Cette perception peut

déboucher sur un sentiment de méfiance vis-à-vis du transformateur. Les fournisseurs de La Laiterie du Berger, par exemple, dénoncent l’« avarice » du transformateur lorsque celui-ci refuse d’augmenter le prix d’achat du lait, tout en effectuant des investissements et faisant ainsi ostentation de ses bénéfices. On retrouve cette méfiance aussi chez les éleveurs de Kolda, comme l’illustre parfaitement l’extrait d’entretien ci-dessous :

« [On ne sait pas combien gagne le gérant de la laiterie] il ne nous a jamais dit ça. […] C’est beaucoup ! parce que moi… nous faisons exprès pour savoir à combien il revend le litre de lait. Nous […] on lui vend le litre de lait à 300 francs. Maintenant, si nous avons besoin de lait caillé [industriel], […] on lui que dit que bon, […] nous voulons cinq litres de lait caillé sucré. Il dit que bon, ‘je vais vous revendre le litre à 1 000 francs’. C’est des choses qui sont arrivées plusieurs fois. Tu vas, tu lui as vendu le litre à 300 francs, au retour si tu veux du lait caillé là-bas il te dit ‘j’ai fait du sucre… j’ai pasteurisé… j’ai refroidi… j’ai fait un peu de… j’ai fait…’ il te liste tout ce qu’il a fait, il te dit que bon, ‘je vais revendre le litre à 1 000 francs’. Ça arrive. C’est comme ça que nous savons à peu près combien il revend le litre » (entretien 16.3, Volume II).

Cette méfiance ne passe pas inaperçue aux yeux des transformateurs, comme le révèle clairement le discours de l’un d’eux :

« Il y a des producteurs foncièrement… qui sont foncièrement méchants, qui peuvent pas concevoir qu’un transformateur gagne plus, alors qu’ils ne font pas le même travail. Moi… par exemple, si je travaille sur 500 litres, 300 litres, je ne peux pas me mettre au même niveau de revenu que quelqu’un qui a 10-15 vaches ! Il n’a même pas 20 litres ! je ne peux pas être au même niveau de quelqu’un qui a même 20 vaches qu’il peut traire, mais qui n’a pas d’intrants parce qu’il ne s’occupe pas bien de son troupeau, [qui n’arrive même pas à] avoir au moins ses 10 litres par jour ! il est là, il ne fait rien, il n’a que 3 litres » (entretien 14.1, Volume II).

Dans ce dernier extrait d’entretien, on peut également remarquer la prise de conscience, chez les transformateurs, de leur « supériorité » par rapport à leurs fournisseurs – supériorité qui est fondée sur de plus grandes compétences en gestion d’entreprise.

À la lumière de ce qui précède, nous pouvons affirmer que les rapports de pouvoir au sein de la relation marchande entre laiteries et producteurs penchent en faveur des premières, du fait de leur capacité à imposer un cahier des charges et de leur pouvoir de discrétion quant au traitement réservé aux fournisseurs. En d’autres termes, les laiteries deviennent les agents « pilotes » des transactions avec les fournisseurs, en établissant la qualité du produit et les primes pour les éleveurs. Cela répond à une logique marchande avec laquelle, cependant, interfère une deuxième logique, qu’on peut définir « amicale ». En effet, entre laiteries et producteurs il existe, dans la plupart des cas, des relations familiales et amicales préalables. Cela assouplit la rigidité des relations marchandes et distribue le pouvoir de négociation et de coercition entre les deux parties de la transaction. C’est ce qu’illustre de manière exemplaire le discours du gérant d’une laiterie à propos d’un de ses fournisseurs, qui avait interrompu l’approvisionnement sans le prévenir :

« Je lui ai demandé carrément de ne plus venir chez moi pour des raisons de lait. Maintenant, s’il a besoin de moi, ou pour rendre visite, il n’y a pas de problèmes, mais pour des raisons professionnelles je ne peux plus travailler avec lui. Et ça je l’ai fait pour une année, la deuxième année il est venu pour me supplier… parce que […] je faisais beaucoup pour lui ! Il m’arrivait même parfois de faire des crédits, et même ces crédits parfois je lui demandais de ne pas [les] payer. Il avait une famille, il a des enfants qui sont à l’école, et la quantité qu’il amenait, ne pouvait pas vraiment… survivre avec ça. […] Donc il est revenu me supplier, me dire vraiment, ce qu’il a fait il va plus le refaire… [Je lui ai dit] ‘il n’y a pas de problèmes’. Depuis lors il n’a plus triché » (entretien 11.1, Volume II).

Dans ce dernier extrait d’entretien, on peut constater clairement l’interférence entre les deux logiques : si selon la logique marchande l’éleveur est en position de faiblesse vis-à-vis du gérant de la laiterie (ce qui est bien illustré par l’expression « il est venu me supplier »), la logique amicale fait que l’éleveur garde un certain pouvoir de négociation qui lui permet de convaincre le transformateur.

La logique amicale intervient également dans le cadre des systèmes de contrôle au sein des transactions, rendant ces systèmes plus souples qu’ils ne le seraient autrement. Par exemple, laiterie et fournisseur sont censés tenir deux comptabilités distinctes, à l’aide de carnets, afin de

vérifier séparément la quantité de lait vendu le long du mois. Néanmoins, ce système de contrôle est souvent abandonné par ces fournisseurs qui nourrissent un sentiment de confiance à l’égard du transformateur. Ci-dessous, le discours du gérant d’une laiterie de Kolda qui témoigne clairement de cet aspect :

« Quand un nouvel éleveur vient, je lui dis ‘tu amènes ton carnet, chaque jour tu vas noter ce que tu as livré’. Mais quand il fait ça, un mois, deux mois, la plupart ils abandonnent, parce que… il n’y a pas… il n’y a pas de problèmes majeurs en tout cas. Même les éleveurs du village avant ils faisaient comme ça ! il y a des carnets mais maintenant ils ont… ils ont une confiance… » (entretien 12.1, Volume II).

Le pouvoir de pilotage des laiteries est également atténué par la dépendance bilatérale vis-à-vis des éleveurs – dépendance qui fait que la réussite des deux types d’acteurs dépend de la collaboration mutuelle. Cette dépendance se manifeste notamment dans les investissements très spécifiques aux transactions que les acteurs effectuent. D’une part, les producteurs adaptent en mesure importante leurs pratiques d’élevage et commercialisation selon les exigences des laiteries. Ils cherchent à respecter les horaires de livraison demandés et les techniques de nettoyage du matériel utilisé pour la traite et le transport du lait. Ils pratiquent des formes de stabulation du bétail et de complémentation alimentaire afin de ne pas interrompre l’approvisionnement en saison sèche. Il peut même arriver, comme dans le cas des fournisseurs de La Laiterie du Berger, que les campements de producteurs se déplacent pour se rapprocher des axes de collecte de la laiterie. D’autre part, les laiteries installent leur propre unité de transformation en proximité des bassins de production, investissent dans la formation de leurs fournisseurs et peuvent s’endetter auprès des banques pour pouvoir mettre en place des incitations. C’est ce que résume parfaitement l’affirmation suivante, émise par un transformateur interrogé à propos de l’éventualité que ses fournisseurs interrompent l’approvisionnement :

« Ce serait pas bien [qu’ils interrompent l’approvisionnement]. Vous savez, la laiterie naît pour les éleveurs de Bantancountou. Si les éleveurs de Bantancountou ne viennent plus, à quoi ça sert ? » (entretien 12.2, Volume II).

On peut également constater, ici, que les acteurs ne sont pas anonymes, au contraire ils ont une identité marquée qui les rend difficilement remplaçables.