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F Vers la notion de détail

Nous nous sommes appliquée dans cette introduction à décrire la méthode et le corpus à travers lesquels nous allons aborder la notion de détail. À présent, nous devons impérativement nous livrer à un travail de définition et de problématisation de l’objet d’étude. En effet, les différentes transformations auxquelles a été soumise la notion de détail ne peuvent être mesurées qu’à l’aune d’une définition historique à laquelle se référer. Comme l’a écrit Daniel Arasse, le détail est réfractaire à « une prise conceptuelle sûre »77; aussi, faut-il compenser la nature fuyante de l’objet par un examen rigoureux de la notion dont on va étudier, tout au long du XIXe siècle, la réception et les efforts de conceptualisation auxquels elle a donné lieu.

I – Le détail

Treplev : La description du clair de lune est longue et recherchée… Trigorine s’est mis au point des procédés ; c’est facile pour lui… Lui, un tesson de bouteille qui brille sur une digue, l’ombre d’une roue de moulin qui fait une tache noire – et tiens, voilà une nuit de lune toute prête, et moi, j’ai à la fois la lumière frissonnante, le calme miroitement des étoiles, les accords lointains du piano qui se meurent dans l’air calme et parfumé… C’est une torture !

Tchekhov, La Mouette, Acte IV (Trad. André Markowicz et Françoise Morvan).

Afin de bien circonscrire l’objet de notre recherche et d’introduire l’historicisation d’une notion qui se manifeste avant tout par l’utilisation récurrente d’un mot, il est indispensable de procéder à un travail préliminaire de définition du terme détail. On pourra ainsi voir comment s’articulent entre elles la définition actuelle du mot, qui se trouve à l’origine de ce travail, et ses acceptions au XIXe siècle, à l’époque des textes étudiés.

A - Définitions

1 - Définition

Depuis le XVIe siècle, les dictionnaires de langue française définissent tout d’abord le mot détail à partir de son usage commercial. Le commerce de détail impliquant la division de la marchandise en petites parties, le mot y référant dans le champ littéraire a très tôt désigné l’ensemble des éléments circonstanciels ajoutés à un récit. Le sens principal du mot détail est donc celui suggéré par sa construction même : le détail est une partie taillée dans un ensemble dont il a ensuite été retranché.

La deuxième acception du mot détail, présente dès la première édition du dictionnaire de l’Académie française78, est encore usitée aujourd’hui ; elle témoigne de ce

que le sens commun reconnaît, dans l’acte de raconter, la liberté de choisir et d’isoler des éléments du réel pour les faire entrer dans le récit. Le détail d’un récit découlant d’un découpage indique ainsi l’action d’une volonté individuelle79. Cela devient d’autant plus sensible si l’on compare cette acception du mot détail à la définition de son corollaire, le fragment. Le fragment, en effet, correspond à un « morceau de quelque chose qui a été cassé80 », il désigne plutôt un reste, le résidu d’un tout disparu ; il n’a pas fait l’objet d’une opération volontaire et n’existe que par l’absence de l’ensemble auquel il était rattaché81.

Ce découpage du réel en petites parties peut viser l’élaboration d’une totalité dont témoigne l’expression « faire le détail ». Il véhicule des sèmes associés à la précision, à la rigueur et à l’exactitude, sèmes qui permettent au détail de prendre une place importante dans la définition d’intentions telles que « finir », « fignoler », « examiner à la loupe », etc. Cependant, l’acte de division du réel perçu dont émerge le détail est potentiellement reconductible à l’infini, de sorte que décrire quelque chose en détail n’est plus seulement le fait de l’observateur minutieux ; le détail peut aussi être le résultat d’un excès de précision qui ennuie, place tous les éléments sur le même plan et valorise des informations dérisoires. On peut expliquer par là les connotations péjoratives contenues dans les expressions « esprit de détail », « moindre détail » ou encore « point de détail ». Ainsi, la célèbre formule de Boileau : « Et ne vous chargez point d’un détail inutile »82 revient-elle de manière récurrente dans les définitions du mot détail données par les différents dictionnaires. Outre la peur de faire apparaître des détails inutiles, le caractère infini des possibilités de découpage en détails engendre la crainte d’une dispersion ou d’une

79 Comme le remarque très justement Denis Boisseau : « … la moitié d’un ensemble ne peut être considérée

comme détail de l’ensemble, ni le quart, ni même le huitième ou le seizième. La question est ailleurs, et, même si l’on sait que le détail ne peut rien valoir qu’en dessous d’une certaine fraction – mais laquelle ? –, le rapport du détail à l’ensemble n’est pas un rapport de quantité. » (Denis Boisseau, « De l’"inexistence" du détail », Liliane Louvel (dir.), Op. cit., p. 19.)

80 Dictionnaire de l’Académie française (Tome I), Paris, Firmin Didot Frères, 1835, p. 795.

81 Le fragment peut aussi être une forme littéraire ; voir à ce sujet : André Guyaux, « Baudelaire et le

fragment », Théorie et pratique du fragment, Genève, Slatkine, 2004, p. 144.

dissolution pure et simple que trahissent les expressions telles que : « se perdre dans les détails », « descendre dans les détails » ou « se noyer dans les détails », lesquelles utilisent le pluriel comme amplificateur. À un degré moindre, la formule « entrer dans le détail » semble postuler une situation d’enfermement qui préfigure les problèmes soulevés par les questions de distance dans l’observation des rapports que le détail entretient avec le tout.

Parfois, l’attention aux détails est envisagée comme un signe de mesquinerie, peut- être en raison de l’image persistante de l’avare qui compte chaque pièce de son trésor ou, plus sûrement, à cause des connotations attachées à l’acception commerciale présente dès l’origine du mot. Ce type d’association ne suffit cependant pas à justifier qu’une connotation de trivialité ait été attachée au détail. Cela tiendrait plutôt à son mode de relation avec le réel qui privilégie le particulier au détriment de toute visée totalisante. Ainsi, plusieurs dictionnaires, dont le Littré en 1881, définissent les détails, dans le contexte d’un récit, comme autant de « circonstances particulières » qui relèguent le détail au domaine du contingent.

Au tout début de la période étudiée, en 1835, dans la sixième édition du Dictionnaire de l’Académie française, la définition du détail est enrichie d’un paragraphe concernant spécifiquement les beaux-arts83. Cette référence témoigne de ce que le mot détail était déjà en usage pour parler d’un tableau. Dans ce contexte, le détail correspond moins à une circonstance particulière du réel dont le peintre aurait rendu compte qu’à une circonstance particulière du tableau lui-même ; il devient un élément par lequel l’artiste confère à son œuvre une certaine « note » ou « touche » personnelle ; son statut de détail suppose néanmoins qu’il a dû faire l’objet d’un découpage par un observateur. Élément ajouté et retranchable, le détail est alors souvent associé à un ornement, comme lorsqu’il s’agit d’un « détail architectural ». Il entre donc ainsi parmi les connotations et les significations de substantifs tels qu’« ornement », « luxuriance », ou de qualificatifs comme « précieux ». Enfin, le détail pictural s’oppose à l’ensemble, entendu comme totalité du

tableau dont on l’a retranché ; son absence pourrait enfin s’associer à des étapes préliminaires d’exécution et révéler un état de non fini.

De tout cela, il ressort que la définition actuelle du mot détail comme opération de découpage84, définition qui accorde une place prépondérante à la perception, bien qu’elle se soit déplacée de l’objet vers le sujet, apparaissait déjà en filigrane des acceptions du terme au XIXe siècle. En effet, la présence de petits éléments repérables dans un récit ou dans un tableau postule implicitement un regard, une conscience opérante capable de les appréhender et de les choisir. Ainsi, en envisageant le détail comme la trace d’un acte de perception, nous n’échappons pas à l’anachronisme de toute pratique historienne, dans la mesure où nous aurons nous-même à nous livrer à de semblables opérations de découpage dans le but de bien circonscrire notre objet.