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3 Du détail à la totalité

Ce statut du détail qui évoque l’ensemble dont il est extrait devrait donc renseigner sur la structure du tout. Dans cette perspective, le détail a souvent été envisagé comme un vecteur de connaissance, un moyen d’accéder aux secrets de l’ensemble dont le sens se tiendrait caché dans ses moindres composantes. Or c’est justement au niveau de la signification qu’Anne Cauquelin, dans son Court traité du fragment124, fait porter la

122 Cité dans Henri Delaborde, Ingres : sa vie, ses travaux, sa doctrine, Brionne, G. Monfort, 1984, p. 124. 123 Philippe Hamon, « D’une gêne théorique à l’égard du fragment : Du fragment en général et au XIXe siècle

en particulier », Théorie et pratique du fragment, Lucia Omacini et Laura Este Bellini (dir.), Genève, Slatkine, 2004, p. 86.

124 « Et le promoteur du détail significatif (j’ai nommé Freud) ne serait-il pas aussi théoricien du fragment ? Et

certes, personne plus que lui n’a mis en avant l’attention aux détails, attention qui nous a lancés, tous autant que nous sommes, à la recherche de l’infiniment petit, nous branchant sur les micro-événements, sur les vides entre deux écoutes, sur ces pans de sens qui flottent en bout d’émission, et que le vent fait bouger selon nos propres mouvements, comme papiers pliés, déchirés, froissés. Cependant, je tique sur le terme « significatif » comme sur un obstacle de TAILLE, à la pratique fragmentaire. Dans ce « significatif » tient tout le principe

différence entre le fragment et le détail, car il ne peut y avoir de signification que par rapport à un tout, à un extérieur lié au détail par une relation métonymique. Alors que le fragment demeure isolé de l’ensemble dont il préserve le mystère, on attend du détail qu’il en révèle les secrets. C’est sur cette potentialité du détail que repose l’analogie récurrente entre le détail iconique, qui peut servir à l’interprétation d’un tableau dans son ensemble, et la méthode de l’analyse freudienne. Cependant, la place du détail dans l’interprétation analytique de Freud implique un rapport à la totalité différent de celui que propose l’analyse iconographique ; c’est ce que Didi-Huberman formule en ces termes :

Quant au freudisme « mal entendu », il prend appui sur une voie royale qu’ouvrit, certes, la Traumdeutung : l’interprétation doit procéder « en détail », écrivait Freud, non « en masse ». Et les deux grandes règles classiques du contrat analytique sont, on le sait, celle du tout-dire – notamment et surtout les détails -, et celle du tout-interpréter – notamment et surtout à partir du détail. Mais il y a malentendu parce que là où Freud interprétait le détail dans une chaîne, un défilé, je dirais un filé du signifiant, la méthode iconographique se plaît au contraire à rechercher un fin mot, un signifié de l’œuvre d’art 125.

Or, remarque à ce propos Philippe Hamon, « Le fragment s’oppose à la « chaîne », la « ligne » au « point » (le « punctum » de Roland Barthes), le décomposé au « fil » et au « filé » 126 ». Le fragment ne saurait s’inscrire dans un tout et instaurer un réseau de

de la liaison, de la totalisation des instants et de l’homogénéité, quoique zigzagante, linéaire. […] « Significatif » adjectivant « détail » donne le ton à la pratique ; elle fera du sens, visera l’homogène à partir de l’hétérogène. Le détail « significatif » tirant sur une reconstitution, vaudra « pour » l’ensemble qu’il éclaire. C’est la marque d’une métonymisation. Métonymie – terme que je n’aime pas beaucoup pour son emploi trop commun - est cependant ici dans son lieu. Le détail pour le tout, au prix d’une réduction et d’un morcellement. Et j’en viendrai à ce point qui devrait maintenant nous occuper : toute fragmentation, tout morcellement n’est pas fragmentiste. De même, tout aphorisme ou tout supposé fragment n’est pas de l’ordre d’une pratique du fragment. » (Anne Cauquelin, Court traité du fragment : Usages de l’œuvre d’art, Paris, Aubier, 1986, p. 79-80).

125 Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 275.

126 Philippe Hamon, « D’une gêne théorique à l’égard du fragment : Du fragment en général et au XIXe siècle

en particulier », Théorie et pratique du fragment, Lucia Omacini et Laura Este Bellini (dir.), Genève, Slatkine, 2004, p. 87.

significations comme le détail qui s’inscrit dans un rapport permanent et continuel à la totalité.

La continuité dans laquelle l’analyse freudienne situe le détail qu’elle envisage s’apparente, en termes de théorie du langage, à celle de la prose plutôt qu’à celle de la poésie. Comme le remarque Jakobson :

Le principe de similarité gouverne la poésie ; le parallélisme métrique des vers et l’équivalence phonique des rimes imposent le problème de la similitude et du contraste sémantiques ; il existe, par exemple, des rimes grammaticales et antigrammaticales, mais jamais de rimes agrammaticales. La prose, au contraire, se meut essentiellement dans les rapports de contiguïté. De sorte que la métaphore pour la poésie et la métonymie pour la prose constituent la ligne de moindre résistance, ce qui explique que les recherches sur les tropes poétiques soient orientées principalement vers la métaphore. La structure bipolaire effective a été artificiellement remplacée, dans ces recherches, par un schème unipolaire amputé, qui, de manière assez frappante, coïncide avec l’une des formes d’aphasie, en l’occurrence le trouble de la contiguïté 127.

Ainsi, quelle que soit la perspective choisie pour l’analyse, le détail doit être envisagé dans sa relation avec l’ensemble ; mais suivant quelles modalités ? Hamon, qui semble répondre à la formule d’Alain évoquée plus haut, énonce ainsi les différentes modalités que peut prendre le rapport de la partie au tout, du détail à l’ensemble :

Comprendre, c’est donc intégrer la partie dans un tout, le détail dans l’ensemble, le signe dans une consigne plus générale, le fragment dans une dominante, le hors-d’œuvre dans l’œuvre. Encore faudrait-il préciser le type de relation qui doit s’instaurer entre tout et parties : un rapport d’intégration doit-il être pensé fonctionnellement (la partie sert le tout ; le tout régit la partie) ? Doit-il être pensé […] analogiquement (la partie reproduit, en petit, le tout, en est en quelque sorte la « maquette », le « modèle réduit », la « légende » permettant de lire, en clair et localement, une globalité complexe) ? Doit-il être pensé diachroniquement (la partie précède le tout

dans le projet, dans la conception et la génération de l’œuvre, ou est-ce l’inverse ? Est-ce la rime qui suscite le vers, ou est-ce l’inverse ?)128.

Quelle que soit la forme que prend la mise en relation du tout et de la partie, le détail continue de tendre au tout comme la pensée philosophique tend à l’universel129, suivant, de la même manière, la tendance de la pensée occidentale à rechercher l’unité130. Ainsi on rencontre déjà chez Aristote l’idée que les détails doivent être subordonnés au tout et que l’auteur de représentations doit tendre à l’unité :

Aussi, de même que, dans les autres arts de représentation, l’unité de l’objet, de même l’histoire, qui est représentation d’action, doit être d’une action une et qui forme un tout ; et les parties que constituent les faits doivent être agencées de telle sorte que, si l’une d’elles est déplacée ou supprimée, le tout soit disloqué et bouleversé. Car ce dont l’adjonction ou la suppression n’a aucune conséquence visible n’est pas une partie du tout131.