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1 Le connoisseurship avant Morell

Dans le document La notion de détail et ses enjeux (1830-1890) (Page 137-140)

Comme l’explique Ginzburg, si la recherche des indices a constitué une tendance lourde des sciences humaines à partir des années 1870, l’appropriation d’un objet par l’examen de ses moindres détails était néanmoins un principe depuis longtemps reconnu. C’est en tout cas un des postulats qui sous-tendent le connoisseurship avant Morelli. En

331 Roland Recht, « La mise en ordre : note sur l’histoire du catalogue », Cahiers du MNAM, n° 56/57, 1995. 332 Giovanni Morelli, « Introduction », Op. cit., p. 157.

effet, ce type de compétence provient d’une longue tradition d’attribution que Gibson- Wood fait remonter au XVIe siècle333. Martial Guédron abonde dans le même sens :

Il se trouve que ce credo de l’histoire de l’art attributionniste avait déjà été formulé par Vasari au milieu du XVIe siècle, lorsqu’il déclarait qu’un œil exercé pouvait pénétrer l’individualité de chaque œuvre avec autant de certitudes qu’un chancelier identifiait l’écriture de ses fonctionnaires. En fait, dès le début de la Renaissance, il n’était pas rare que l’on prétende pouvoir reconnaître les grands peintres à travers leurs compositions. Par la suite, l’art d’attribuer les œuvres contribua incontestablement à développer la mystique de la personnalité de l’artiste, dont l’histoire de l’art n’est pas prête d’être dégagée.334

Martial Guédron situe la systématisation de ces méthodes au cours de la première moitié du XVIIIe siècle, lors de l’apparition du catalogue335.

C’est à partir du moment où s’est imposée la tâche d’attribution que le terme connaisseur s’est, selon cet historien, distingué de celui du curieux ou de l’amateur. Il s’agissait pour les connaisseurs de développer le sentiment de la qualité des œuvres, de pouvoir identifier l’artiste qui avait peint un tableau et, enfin, d’être en mesure de déceler des copies. Guédron écrit ainsi au sujet d’un connaisseur anglais animé par la même ambition : « Pour Richardson, le connaisseur devait être capable de déceler ce je ne sais quoi cher aux hommes du XVIIIe siècle, une entité indéfinissable que les yeux du commun des mortels ne pouvaient voir et qui distinguait pourtant les œuvres des grands maîtres »336. Le connoisseurship relevait alors du jugement de goût dont nous avons déjà signalé que Kant, à la même époque, a montré le caractère subjectif.

Pour savoir ce qu’était un connaisseur du XIXe siècle avant Morelli, nous pouvons nous en remettre à Champfleury qui, dans un court roman publié en 1861 et intitulé Le violon de Faïence, fait le récit de l’apprentissage d’un bourgeois de province (Dalègre)

333 Carol Gibson-Wood, Studies in the Theory of Connoisseurshir from Vasari to Morelli, New York,

Garland, 1988.

334 Martial Guédron, Op. cit., p. 55. 335 Ibid, p. 12.

formé par un ami parisien (Gardillanne) à devenir connaisseur en céramique. Le maître adresse à son élève l’injonction suivante «… regarde avec attention les pièces que je fais passer devant tes yeux et tâche de ne pas oublier leurs formes »337. La leçon s’accompagne d’un complément d’information : « Comme Dalègre avait manié ces objets, et que le chef de bureau était certain que leur forme resterait gravée dans l’esprit de son ami, Gardillanne jugea à propos de joindre à ses remerciements quelques mots d’explication sur ces faïences, leurs dates approximatives, les marques peintes derrière et certains détails précis qui devaient s’accrocher à la pensée de Dalègre »338. Alors que s’achève la formation de l’élève, on voit s’affirmer la conscience qu’une expertise vient de s’installer : « Dalègre ne cacha pas l’origine de sa science et en rapporta tout l’honneur à Gardillanne qui, à mesure qu’il lui expédiait quelques pièces, lui en donnait l’origine, la fabrique, et lui faisait remarquer divers détails auxquels un ignorant ne s’attache pas »339.

Le propos est assez clair : bien avant Morelli, c’est déjà sur l’attachement aux détails que repose la science du connaisseur340. Cependant, il n’est pas vraiment précisé, au- delà de quelques « marques peintes », de quels détails il s’agit. On apprend que le connaisseur doit tout d’abord posséder une excellente mémoire, presque photographique, qui lui permette de constituer son propre catalogue de formes et de détails de manière à pratiquer la comparaison. Cela fait aussi partie des qualités requises pour un connaisseur selon Morelli, lequel illustre sa méthode, comme on l’a vu, avec des planches similaires à des planches anatomiques, qui représentent des séries d’oreilles ou de mains destinées à faire valoir les différentes manières que peuvent employer les grands maîtres. Cette tendance au classement, perçu comme garant d’objectivité, constitue d’ailleurs le véritable

337 Champfleury, Le Violon de faïence, Paris, Droz, 1985 [1862], p. 60. 338 Ibid, p. 61.

339 Ibid, p. 65.

340 Par exemple, on peut lire : « Parmi les débris des choses antiques conservées à la villa Albani, il y a une

tête qui fut trouvée en 1757 et dont il ne reste que la moitié, où l’on voit à la fois les indices d’une main ancienne et celle d’une main barbare. L’ouvrier des derniers temps, voyant sans doute, qu’il ne réussirait pas bien, laissa son ouvrage imparfait : l’oreille et le cou attestent le style de l’ancien Artiste » (Johann Joachim Winkelman, Histoire de l’art de l’antiquité (Tome III), M. Huber (trad.), Leipzig, Jean Gottl. Imman. Breitkopf., 1781, p. 263).

élément novateur de la méthode morellienne.341 Elle confère son caractère systématique à l’attention portée aux détails. En effet, l’approche de Morelli puis, de façon encore plus rigoureuse, celle de Berenson après lui342, est d’autant plus déconcertante que le découpage du détail pourrait être le lieu d’exercice par excellence de la subjectivité. En effet, on l’a vu, le détail n’existe qu’à partir du moment où un observateur l’a isolé de l’ensemble auquel il appartient, qu’il en a fait, suivant la définition de l’époque, « une circonstance particulière ».

De même, on a vu que l’association entre l’attribution de tableaux et la graphologie était déjà en germe dans les textes de Vasari. Un autre moment significatif se situe au début du XVIIIe siècle alors que, comme l’explique Guédron : «… Pernety ébauche ainsi une approche physiognomonique qui sera un des fondements de la méthode attributionniste »343. La méthode morellienne n’est donc pas non plus novatrice dans l’inspiration qu’elle retire d’autres pratiques d’identification. Toute son originalité réside exclusivement dans le fait qu’elle prétende être systématique et objective.

Dans le document La notion de détail et ses enjeux (1830-1890) (Page 137-140)