• Aucun résultat trouvé

E Composition du corpus

À l’exception de quelques caricatures, le corpus sur lequel s’appuiera notre analyse du statut du détail dans le contexte artistique et épistémologique du XIXe siècle est exclusivement constitué de textes. Il s’agit là du seul type de documents contenant des traces historiques de la réception du détail.

Le choix des textes est régi par une exigence majeure : leur lien avec les cas sélectionnés. Il est en effet indispensable d’opérer ce resserrement, à la fois pour rendre la

35 Jonathan Crary, L’Art de l’observateur : vision et modernité au XIXe siècle, Nîmes, Jacqueline Chambon,

tâche réalisable – étant donné la grande multiplicité des écrits de tous ordres qui, à l’époque concernée, témoignent d’une préoccupation pour le détail – et pour assurer la pertinence de l’analyse – laquelle ne peut se faire qu’au sein d’une constellation de discours dont la cohérence est assurée par le fait qu’ils abordent un même objet. Les progrès de la presse, le développement de la critique d’art, l’expansion du champ littéraire ont contribué à cette prolifération de l’écrit qui rend vaine toute ambition d’appréhender les textes de cette période sans suivre un fil directeur. Les écrits que nous avons retenus sont principalement des articles de journaux, des textes de critique d’art et des textes littéraires dans lesquels il est question de représentations visuelles. S’ils appartiennent à des genres différents, ces textes sont généralement écrits par les mêmes auteurs et destinés au même public. En effet, on sait que de nombreux écrivains dont on connaît surtout les œuvres littéraires, comme Baudelaire ou Zola, ont rédigé des articles de critique d’art notamment pour s’assurer un revenu d’appoint et pour mettre en valeur leur sensibilité artistique. À une époque où les romans étaient souvent publiés par épisodes dans les journaux, la différence entre la critique d’art et les romans sur l’art se trouvait d’autant moins marquée36. On peut affirmer que le public était sensiblement le même pour les deux types de textes puisqu’il s’agissait essentiellement des lecteurs de journaux. Cependant, particulariser davantage un tel public n’est pas facile dans la mesure où les journaux, rarement spécialisés dans le domaine de l’art, pouvaient être consultés pour un grand nombre de motivations autres qu’esthétiques. Encore à la fin du siècle, l’intérêt pour la nouvelle création artistique, qui se manifeste par la lecture de journaux spécialisés ou la fréquentation des expositions indépendantes, semble être le fait d’un groupe restreint comme le suggère cette conversation tirée du roman Soleil des Morts de Camille Mauclair :

Nous influons lentement. Il est indéniable, Héricourt, qu’il y a un public pour les expositions impressionnistes, pour la musique wagnérienne, pour les poèmes symbolistes.

- Peuh ! dit Héricourt. Illusion ! Quelques centaines de personnes, qui rentrent par une porte et sortent par l’autre en tournant derrière la scène,

36 Marie-Ève Thérenty, La littérature au quotidien : poétiques journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil,

comme les figurants qui « font la foule » dans les féeries. On revoit toujours les mêmes têtes. Nos amis, et un certain nombre de snobs 37.

Si le point de vue d’Héricourt semble très pessimiste, les ventes de tableaux semblent lui donner raison en témoignant du fait que le public portant un véritable intérêt à l’art moderne était assez peu nombreux38. Cependant, les amateurs de ce type d’art sont très représentés dans les textes que nous analysons, les défenseurs les plus ardents des nouvelles esthétiques constituant un public particulièrement lettré. Quant à la foule dense et disparate qui se presse aux expositions universelles et aux Salons, on peut penser qu’elle était composée au moins en partie de lecteurs d’articles de critique d’art et de comptes rendus d’expositions39. Ainsi, il s’agit pour nous d’envisager un seuil, de considérer le discours du détail comme passage entre un public averti, formé de professionnels, écrivains et critiques, et un public constitué de lecteurs non spécialistes ayant un certain intérêt pour les arts et la littérature. Loin de nous cependant l’idée d’envisager le propos sur le détail en termes de rupture épistémologique entre spécialistes et dilettantes, à l’instar du hiatus constaté par Bachelard40 entre le discours scientifique et l’expression du sens commun. Nous nous intéresserons plutôt à la circulation qui s’effectue au sein du discours et qui réunit, autour des mêmes préférences et habitus perceptuels, l’ensemble des contemporains portant un intérêt aux images. Notre étude du statut du détail sera donc restreinte au point de vue des auteurs de textes, que l’on espère partagé avec la majorité des lecteurs. Les critiques d’art se lisant et se citant entre eux, nous pourrons aussi évaluer, dans une moindre mesure, l’influence que chacun d’eux a pu avoir. Il y a donc une communauté de pensée autour du

37 Camille Mauclair, « Le soleil des morts », Romans fin-de-siècle, Paris, Laffont, 1999 [1898], p. 906.

38 John Rewald, History of Impressionism, New York, Museum of Modern Art, 1973, p. 152.

39 « On admet généralement qu’il a fallu attendre le milieu du XVIIIe siècle pour voir fleurir les dictionnaires

spécifiquement consacrés aux Beaux-Arts – un genre dont le succès témoigne, au même titre que la naissance de la critique d’art, de l’intérêt du public et des hommes de lettres pour les questions artistiques ». (Martial Guédron, Peaux d’âmes : l’interprétation physiognomonique des œuvres d’art, Paris, Kimé, 2001, p. 29).

40 Quant au savoir scientifique, Bachelard écrit « On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la

détruire » (Gaston Bachelard, La Formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la

connaissance objective, Paris, Vrin, 1977, p. 14). Dans une perspective historique, en revanche, l’opinion

détail qui n’est pas une communauté d’opinion, mais qui trahit des présupposés communs qui constituent notre objet d’étude41.

Cependant, le fait que ces écrits aient été destinés à un groupe ayant un intérêt partagé pour l’art ne fait pas disparaître les tensions sociales dont ils témoignent, notamment par leur traitement de certains sous-groupes comme les artistes, les femmes, les bourgeois, etc. Cette communauté n’a au fond rien d’homogène, comme le prouve la variété des appartenances politiques des journaux dont sont tirés les textes étudiés. Nous serons donc attentive à l’expression, dans les textes, des manifestations diverses du substrat social. Une telle perspective, qui envisage l’écrit comme un document, ne le réduit pourtant pas à un simple « reflet » d’époque ; nous nous attacherons donc à mettre en valeur les aspects formels qui individualisent les cas retenus.

En étudiant une époque où, comme nous l’avons vu, la frontière entre critique d’art, essai journalistique et roman était extrêmement poreuse, il serait toutefois inopportun d’instaurer des catégories qui seraient significatives aujourd’hui, mais qui l’étaient peu au moment où les textes ont été produits. Par conséquent, nous entendons considérer et l’aspect documentaire et l’aspect littéraire des textes indépendamment du genre auquel ils appartiennent.