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A Détail et reproduction d’œuvres d’art

Tout d’abord, en guise d’introduction, notons que dans le contexte de la reproduction de tableaux et de la légitimation de la photographie comme art, l’étude de la notion de détail prend un relief tout particulier. En effet, c’est autour du rendu du détail que s’est construite la singularité de l’image photographique par rapport aux médiums qui faisaient intervenir la main humaine. Nous proposons d’étudier ici comment cette fidélité de l’image photographique au réel, constatée dans ses moindres détails, a pu être envisagée lorsque l’objet de la représentation était pictural. Témoignant des attentes du public en matière de reproduction de tableaux, ces textes nous renseignent sur les critères de

179 On peut lire, par exemple : « … ces étonnantes découvertes de MM. Niépce et Daguerre, qui permettaient

de reproduire tout ce qui s’offre à nos yeux, dans les moindres détails » (Marc-Antoine Gaudin, Traité

ressemblance ainsi que sur les conceptions de l’art et de l’objectivité qui avaient cours à l’époque.

Lors de l’apparition de la photographie, de nombreux textes ont répondu à la nécessité de définir et de caractériser ce nouveau procédé de représentation visuelle. L’attribution à la photographie d’un statut singulier parmi les techniques de production d’images s’est effectuée à travers de nombreux débats dont l’enjeu principal, comme pour la querelle qui nous occupe, était de déterminer sa place dans la hiérarchie des arts. Pour cela, les auteurs ont comparé la photographie aux autres médiums redéfinissant notamment, pour chacun d’eux, les paramètres de la ressemblance et de l’imitation du réel. C’est ainsi que le discours sur la photographie, qui introduisait un nouveau type de rapport mimétique, a permis le renouvellement du regard que l’on portait sur les images et l’actualisation de problématiques qui émaillaient les textes les concernant, comme, entre autres, les notions d’idéal et d’objectivité.

La multiplication des occurrences du mot dans ce contexte en témoigne : le détail est très vite apparu comme l’élément central autour duquel s’articulait toute comparaison avec l’image photographique. La notion générique de détail, présente dès les textes annonçant l’invention du daguerréotype, semblait permettre de décrire le plus adéquatement la singularité des images photographiques. Le détail s’est donc imposé comme un vecteur privilégié pour penser et décrire la photographie.

Au XIXe siècle, une bonne reproduction de tableaux n’était pas nécessairement une copie exacte et la fidélité qui se mesure à l’aune du détail n’était pas d’abord valorisée. Ainsi, la conception qu’expose le critique De La Gavinie, bien qu’elle soit encore d’actualité aujourd’hui, n’était pas du tout partagée à l’époque où il écrit cet article :

Or, puisque l’on accepte de si bonne grâce, dans le domaine de la peinture, la reproduction textuelle du fait, comment se montrer plus difficile là où l’imitation absolue est en apparence l’unique condition à remplir, là où il s’agit non pas d’exprimer une pensée personnelle, mais de copier avec le plus de fidélité possible les formes de la pensée d’autrui ? Que la brosse ou le crayon ait gardé en face de la nature une certaine indépendance, voilà, dirait-on, ce qu’il est juste d’accorder ; le peintre quelle que soit sa soumission aux leçons de la réalité, est tenu du moins d’agencer, de

combiner des tons, et, n’eût-il d’autre besogne que de choisir entre les divers éléments que cette réalité lui offre, une pareille tâche laisserait encore une part au goût et à l’imagination ; mais le graveur, qu’a-t-il à faire de son sentiment propre ?180

Pour la plupart des auteurs qui ont pris part au débat opposant, en ce qui concerne la reproduction de tableaux, les tenants de la gravure de ceux de la photographie, la gravure devrait jouir des mêmes privilèges que la peinture. On semblait juger nécessaire que la gravure se réservât une marge d’interprétation, entre autres à cause du format différent dans lequel elle opérait181. Par ailleurs, les libertés prises par les graveurs qui reproduisaient un tableau restaient très appréciées, y compris par les défenseurs de la photographie tel Burty182. Pour cette dernière, en revanche, les choses se présentaient autrement : alors que la gravure était associée à l’imitation, avec tout ce que cela comportait de liberté, la photographie semblait se situer, elle, du côté de la copie, c’est-à-dire de la reproduction fidèle. Or c’est dans le rendu des détails que se manifestait cette spécificité de la photographie. Envisagé ainsi, le débat sur l’imitation et l’interprétation redoublait, en filigrane, la querelle bien plus ancienne qui s’était articulée autour de la question de l’idéalisation et qui habite encore, à la période qui nous occupe, le discours de la critique sur le réalisme littéraire et pictural. En effet, selon un détracteur de la photographie comme Boulanger, l’imitation parfaite ne saurait être un objectif que si l’on n’a pas de pensée à exprimer. C’est cette préexistence de l’idée par rapport à l’exécution est un principe majeur de la mimesis qui allait se transformer, à partir du romantisme, en intériorité

180 De La Gavinie, La Lumière, 26 mars 1859.

181 Certains, comme Delaborde, voient dans la gravure un véritable commentaire de l’œuvre originale : « La

gravure a donc une double tâche à remplir. Elle doit à la fois copier et commenter la peinture, sous peine d’abdiquer ses privilèges et de se dérober aux conditions de l’art. » (Henri Delaborde, « La photographie et la gravure », Revue des deux mondes, 1er avril 1856). Ségolène Le Men a développé cette idée dans un article où

elle envisage la gravure comme un métalangage (Ségolène Le Men, « La gravure, instrument critique »,

48/14, n° 5, 1993, p. 83-95).

182 Burty inscrit ainsi la photographie dans un rapport hiérarchique avec la gravure : « Nul doute que, dans un

temps très-court, elle ne tue cette gravure et cette lithographie de pacotille, éditées sans conscience pour le besoin des âmes peu délicates, en fournissant à meilleur compte des modèles relativement supérieurs ; mais elle s’arrête à l’idéalisation, et c’est là justement que commence le rôle du graveur et du lithographe de talent. » (Philippe Burty, « Exposition de la société française de photographie », Gazette des beaux-arts, 1859, p. 211).

psychologique183. Dans cette perspective, la photographie proposait un tout autre type d’image, une image qui ne laissait pas de place à la préséance d’un concept ni à une forme quelconque d’expressivité.

On comprend donc que, pour les tenants de la gravure, il ait été plus important de fournir une œuvre d’art au public que de rendre compte des moindres détails d’un original. Cette conception trahit un rapport singulier au savoir de l’œuvre qui trouvera sa formulation sous la plume de Proust rappelant que sa grand-mère lui procurait des reproductions d’œuvres architecturales réalisées par de grands artistes afin de lui offrir le « degré d’art en plus »184. Ainsi, la médiation de l’interprétation, c’est-à-dire l’affirmation d’un regard singulier porté sur l’œuvre, était considérée comme le meilleur moyen d’y accéder. De plus, la gravure était souvent perçue comme un relais nécessaire entre le tableau et la photographie, en raison de la nature même de la photographie qui rendait peu justice aux couleurs et favorisait plutôt le rendu de la forme, à entendre aussi comme la forme du moindre détail.

La photographie jouait ainsi un rôle important dans le processus d’appropriation des œuvres par le grand public, car elle en réduisait le format et les introduisait dans un contexte privé et intime, propice à la jouissance des détails auxquels, pourrait-on dire, il était dans sa nature même de ne pouvoir résister. Cette particularité contribuait à expliquer le succès des reproductions photographiques de tableaux, notamment ceux de Meissonier qui présentaient un rendu très méticuleux des détails. C’est ce dont témoignent plusieurs textes qui accusent les peintres de chercher à donner à leur tableau un caractère

183 Philippe Junod, Transparence et opacité : Essai sur les fondements de l’art moderne, Nîmes, Jacqueline

Chambon, 2004 [1976], p. 151.

184 « elle eût aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies des monuments ou des paysages les plus

beaux. Mais au moment d’en faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop vite leur place dans le mode mécanique de représentation, la photographie. Elle essayait de ruser et sinon d’éliminer entièrement la banalité commerciale, du moins de la réduire, d’y substituer pour la plus grande partie de l’art encore, d’y introduire comme plusieurs « épaisseurs » d’art : au lieu de photographies de la Cathédrale de Chartres, des Grandes Eaux de Saint-Cloud, du Vésuve, elle se renseignait auprès de Swann si quelque grand peintre ne les avait pas représentés, et préférait me donner des photographies de la Cathédrale de Chartres par Corot, des Grandes Eaux de Saint- Cloud par Hubert Robert, du Vésuve par Turner, ce qui faisait un degré d’art en plus. » (Marcel Proust, Du

« photogénique » afin de vendre davantage de reproductions. La photographie y apparaît alors comme un véritable fléau puisqu’elle était à même d’influencer le mode de production et le style des œuvres.185.

Les implications du détail photographique dans le contexte de la reproduction de tableaux sont donc multiples et opèrent à plusieurs niveaux ; les différentes connotations que l’on confère au détail lui permettent d’être convoqué à titre d’argument favorable ou défavorable à la reproduction photographique de tableaux.

B - Le contexte historique dans lequel s’inscrit la signature de la