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2 Se distinguer des autres et distinguer les autres

Dans le document La notion de détail et ses enjeux (1830-1890) (Page 163-166)

Au XIXe siècle, désormais, c’est sur la distinction que repose l’expression d’une supériorité sociale qui n’est plus uniquement garantie par les liens du sang394. On ne sera pas surpris d’apprendre que l’on doit une des toutes premières occurrences de cette acception du terme à Balzac qui décrit ainsi, en 1831, le ravissement de Raphaël de Valentin devant ce qu’il considère comme la femme idéale : « Une femme aristocratique et son sourire fin, la distinction de ses manières et son respect d’elle-même m’enchantent… »395. Une quarantaine d’années plus tard, le Littré définit la distinction comme un trait de l’apparence : « Ce qui dans la tenue a un caractère d’élégance, de noblesse et de bon ton. Avoir de la distinction, un air de distinction »396. Dans ce contexte de reconfiguration des hiérarchies sociales, la distinction est devenue l’expression d’une valeur fondamentale. Très souvent associée aux manières, elle s’exprimait aussi dans le vêtement397; mais le détail vestimentaire ne permettait au sujet de se distinguer qu’à condition qu’il fût lui-même distingué. La double acception du verbe « distinguer », comme celle du verbe « reconnaître », est à ce titre très significative. En effet, la maîtrise des codes vestimentaires ne reposait pas uniquement sur la capacité d’un individu à porter les

393 Guy de Maupassant, « Sauvée » [1885], Contes parisiens, Paris, Le Livre de Poche, 2004, p. 797-804. 394 Marie-Christine Natta, « La distinction », Alain Montandon (dir.), Dictionnaire raisonné de la politesse et

du savoir-vivre du Moyen-Âge à nos jours, Paris, Seuil, 1995, p. 284-285.

395 Balzac, La peau de chagrin, Paris, Charpentier, 1836 [1831], p. 127. 396 « La Distinction », Le Littré, 1876, p. 341.

vêtements appropriés ; elle supposait aussi la faculté de reconnaître, chez les autres, le bon usage des codes de l’habillement. Cette faculté de discriminer revêtait d’autant plus d’importance que les modifications rapides et majeures de la sociabilité du temps, causées entre autres par l’arrivée en ville d’une forte population rurale, entraînaient le côtoiement d’individus parmi lesquels il devenait vital de se repérer398. Dans son Traité de la vie élégante, Balzac évoque ainsi les implications dont pouvaient être affectés certains regards inquisiteurs :

Si le peuple vous regarde avec attention, vous n’êtes pas bien mis : vous êtes trop bien mis, trop empesé, ou trop recherché. D’après cette immortelle sentence, tout fantassin doit passer inaperçu. Son triomphe est d’être à la fois vulgaire et distingué, reconnu par les siens et méconnu par la foule399.

On comprend mieux alors comment ce trait de l’histoire culturelle du XIXe siècle a pu être à ce point exploité dans les romans de l’époque. Le roman d’obédience réaliste modélisait, en effet, une réalité à laquelle les auteurs, qui n’hésitaient pas à se qualifier d’entomologistes400, accédaient grâce à la finesse de leur observation. L’aptitude à percevoir les détails, à les isoler et à les rendre signifiants, donnait la mesure de la qualité de l’analyste qui résidait dans l’écrivain401. Selon cette perspective, un auteur capable de décrire un vêtement par le menu détail se parait d’une rigueur toute scientifique ; mais ses compétences techniques, exposées notamment grâce à la manipulation d’un vocabulaire

398 Comme l’explique Griselda Pollock, cette évolution était vécue différemment par les hommes et par les

femmes : « The public domain became also a realm of freedom and irresponsibility if not immorality. This, of course, meant different things for men and for women. For women, the public spaces thus construed were where one risked losing one’s virtue, dirtying oneself ; going out in public and the idea of disgrace were closely allied. » (Griselda Pollock, Vision and Difference : Feminity, Feminism and the Histories of Art, Londres et New York, Routledge, 1988, p. 69).

399 Honoré de Balzac, « Traité de la vie élégante », Œuvres complètes (Tome XXIV), Paris, Calmann-Lévy,

1879, p. 523.

400 Émile Zola. Le roman expérimental, Paris, Flammarion, 2006 [1880].

401 Ainsi, dès les premières lignes du Cousin Pons, Balzac campe son héros par le détail tout en soulignant

l’acuité du regard des flâneurs parisiens : « En conservant dans quelques détails de sa mise une fidélité quand même aux modes de l’an 1806, ce passant rappelait l’Empire sans en être par trop caricature. Pour les observateurs, cette finesse rend ces sortes d’évocations extrêmement précieuses. » (Honoré de Balzac, Le

spécialisé, témoignaient aussi favorablement de ses compétences sociales. Le détail vestimentaire se prêtait d’autant mieux à l’expression d’un savoir lié à un savoir être que le costume du temps affectionnait les petites variations et multipliait les accessoires. Cette maîtrise des éléments du costume et de leur signification était souvent revendiquée par les écrivains. Balzac avait par exemple imaginé, sur le modèle de la physiognomonie dont il était amateur, une science du vêtement qu’il avait baptisée « vestignomonie ». Il écrit à ce propos :

Aussi est-ce une chose reconnue aujourd’hui de tous les esprits qui réfléchissent, que par la cravate on peut juger celui qui la porte, et que, pour connaître un homme, il suffit de jeter un coup d’œil sur cette partie de lui- même qui unit la tête à la poitrine402.

Cette expertise doit être d’autant plus fine qu’elle repose souvent sur ce que Madame Amet d’Abrantès appelait, selon la tradition aristocratique, un « je ne sais quoi », c’est-à-dire un ensemble de signes subtils que seule une élite du goût était capable d’identifier :

Il n’est pas jusqu’à la façon de porter le mouchoir qui n’ait son système imposé, par ce je ne sais quoi, que personne n’a vu, que nul n’a jamais entendu, et que le monde suit avec tant d’obéissance403.

Puisque l’élégance se faisait plus discrète que le luxe, il fallait donc un œil averti pour la percevoir. Mais les auteurs ne se distinguaient pas uniquement par leur capacité à repérer et à nommer, en utilisant un lexique recherché et précieux, une suite sans fin de détails. Chez eux, chaque élément de la parure servait à caractériser moralement et socialement celui ou celle qui la portait, tous les détails étant rendus signifiants par le rapport qu’ils entretenaient avec des ensembles plus larges, socialement déterminés404.

402 Honoré de Balzac. « Physiologie de la toilette », Œuvres diverses (Tome I), Paris, Louis Conard, 1910,

p. 48.

403 Amet d’Abrantès, « De la mode et du bon goût », Messager des modes et de l’industrie, n° 2, vol. 1, 1853.

404 Le narrateur de Facino Cane semble doué de cette faculté d’interprétation des détails qui semble lui

donner un véritable pouvoir : « Chez moi l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; […] Sachez seulement que, dès ce temps, j’avais décomposé les éléments de cette masse hétérogène nommée

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